Si j’en crois nos études de lectorat, vous, qui lisez Les Jours, êtes jeunes. Enfin, plus jeunes que les lecteurs de bien des titres de presse concurrents. Pour vous, la vieillesse est un sujet très lointain. Et on ne peut pas dire que vous êtes abreuvés d’information sur ce sujet par les médias. Ces derniers se sont récemment ouverts à la diversité : on y parle de plus en plus de la condition des femmes harcelées, des minorités religieuses ou raciales ostracisées, des gros, des trans, etc. Mais pratiquement pas de la vie de « nos aînés ». Pas par choix conscient d’ailleurs, simplement parce qu’on préfère ne pas penser à ce qui risque de nous arriver : notre corps qui ne va plus nous obéir, un cerveau qui divague.
La dépendance, la solitude, l’incontinence, Alzheimer et, au bout, la mort, c’est sûr, ce n’est pas très glamour, voire franchement glauque. Mais ne décrochez pas ! Car certains n’ont pas ces pudeurs. Des financiers et des industriels ont compris qu’il y avait de l’argent à se faire dans un marché du vieillissement et ne pas s’intéresser à ce qui s’y passe, c’est leur laisser les mains libres pour faire n’importe quoi. Le secteur se développe fortement : 4 millions de Français ont aujourd’hui plus de 80 ans, contre 2,1 millions en l’an 2000, et on s’attend à ce que ce chiffre passe à 5,2 millions d’ici dix ans. Et surtout, c’est un marché solvable : si certains vieux vivent avec des pensions de misère, le niveau de vie moyen des retraités est supérieur à celui des actifs. Résultat, la France possède plusieurs groupes privés de maisons de retraite florissants qui – ô comme c’est surprenant – font souvent passer le respect de leur « clientèle » après la recherche de bénéfices. Des start-up rivalisent d’innovations pour inventer des solutions « connectées » afin d’introduire le numérique au domicile des vieilles personnes, et pas toujours de manière très éthique. Tout cela avec l’approbation des pouvoirs publics qui, ces dernières années, ont tenté d’organiser la filière sous le vocable de « silver économie ». Le 22 octobre, Agnès Buzyn a ainsi réuni au ministère de la Santé des entreprises de ce secteur pour leur demander de lui adresser d’ici à la fin de l’année des idées pour affronter « la transition démographique à laquelle nous devons faire face ». Le tout alors que le gouvernement a lancé une grande consultation sur le vieillissement de la population, avant peut-être une loi sur la dépendance.
Bref, si on n’y prend pas garde, on va laisser la question de la vieillesse au marché. Et comme vous pouvez vous en douter, ce n’est pas forcément une bonne idée. En tant que « jeune » homme de 44 ans ayant des « vieux » parents de 70 ans, j’ai donc décidé d’aller explorer ce secteur économique que je ne connaissais pas et de vous faire partager le résultat de mon enquête. Ma première découverte a été linguistique. Notre vocabulaire, c’est-à-dire la manière dont on perçoit la vieillesse, est influencé par le marketing. Prenez le terme « senior », qui sert aujourd’hui à qualifier les vieux (comme pour la carte Senior+ de la SNCF, destinée aux plus de 60 ans), et bien sachez que c’est une invention de publicitaires. Cette manière plutôt récente de désigner les plus âgés est donc imprégnée d’idéologie consumériste.
Les quelques cheveux gris laissent la place à d’élégantes tempes grisonnantes, et des rides d’expression un peu plus marquées se forment !
La trouvaille vient de Jean-Paul Tréguer qui, alors qu’il dirigeait l’agence MGTB Ayer au début des années 1990 (et aujourd’hui patron de Senior Agency), a décidé de faire des vieux son fonds de commerce. À l’époque, cette cible est minoritaire dans le monde publicitaire, obnubilé par la « ménagère de moins de 50 ans », et Tréguer doit faire face à l’hostilité des annonceurs, soucieux de ne pas « vieillir » l’image de leurs produits. « Nous avons dû évangéliser les marques », raconte Frédérique Aribaud, associée de Jean-Paul Tréguer et directrice de Senior Agency. Cette nouvelle « philosophie » est exposée dans l’ouvrage Le Senior marketing® : vendre et communiquer au marché des plus de 50 ans (Dunod, 1994). « Le vieillissement démographique est sans conteste l’un des phénomènes majeurs des sociétés occidentales du XXe siècle, écrivait Tréguer. Les seniors bénéficient, en France, des plus hauts revenus disponibles et font preuve, malgré la crise, d’un bel appétit de consommation. » Il suffirait donc, une fois étudié « ce qu’ils aiment et détestent », de vendre des produits et services « adaptés à cette cible prometteuse » pour profiter de cette tendance démographique.
Et qui est cette « cible » ? « Tous les consultants spécialisés sur ce sujet se sont accordés à faire démarrer le marché des seniors à 50 ans », estimait Jean-Paul Tréguer. Cet âge serait ainsi « un cap assez net pour une grande majorité d’individus ». On aurait fini de rembourser l’emprunt de son habitation principale, les enfants auraient terminé leurs études et seraient en train de quitter le foyer, on deviendrait grand-parent… Sur le plan professionnel, ce serait « l’apogée de la carrière et, conséquemment, l’obtention de revenus plus élevés ». Sur le plan de la santé, « les premières lunettes apparaissent pour corriger une vision qui baisse un peu » et « les quelques cheveux gris laissent la place à d’élégantes tempes grisonnantes, et des rides d’expression un peu plus marquées se forment ! »…
Si, après cette description, il vous vient l’image d’un sosie de Georges Clooney sortant d’une demeure de charme pour faire crisser le gravier avec sa berline Audi avant de rendre visite à son conseiller bancaire sur fond de musique des Stones, vous voilà devenu un vrai publicitaire ! C’est que, ajoutait Jean-Paul Tréguer, « sur le plan de la consommation », 50 ans serait un « véritable âge d’or où, pour la première fois de sa vie, on va pouvoir s’acheter ce dont on a envie ou ce dont on a rêvé pendant des années sans pouvoir y accéder ». « Comme le dit Florence Foresti, un senior, c’est un ado avec une carte bancaire », renchérit Frédérique Aribaud. Pour qui toutes les analyses de Tréguer faites il y a vingt ans sont encore valables aujourd’hui.
À partir de la fin des années 1990, le terme « senior » s’impose partout, détaché ou non de son sens publicitaire et consumériste. Un « train des seniors », sorte de salon ambulant, parcourt la France pour vendre des assurances, des contrats obsèques et de la crème pour « peaux matures ». Le magazine Le Temps retrouvé, « le mensuel de la retraite active », se rebaptise Pleine Vie et vise les femmes de plus de 50 ans. Jean-François Bizot dépose le titre Si senior et envisage de lancer « un magazine comme Actuel pour les jeunes vieux ». Un projet qui ne se fera cependant pas (Bizot, lui-même très senior, étant mort en 2007). Et c’est en 2000 que la SNCF rebaptise sa « carte Vermeil » en « carte Senior ». D’abord utilisé avec des guillemets, le mot senior les perd pour entrer dans le langage courant et désigner toute personne ayant atteint le demi-siècle. « Senior starlette », titre en 2002 Le Monde à propos d’un portrait de Claude Sarraute, chroniqueuse médiatique alors âgée de 75 ans, tout comme le journal écrit, un an plus tard, dans un article consacré aux prêts immobiliers que peuvent contracter les plus de 50 ans : « Les grandes banques n’ont pas développé d’offres particulières en direction des seniors. » Et ce succès ne se dément pas. En 2018, le salon des seniors, « le rendez-vous incontournable des 50 ans et plus », qui a réuni 250 exposants à la porte de Versailles (des assureurs, des entreprises de tourisme, des associations…), a fêté ses 20 ans.
Comment expliquer un tel succès ? Sûrement parce que « senior » renvoie à une image de vieux qui n’est pas vraiment vieux. Le terme lui-même veut dire « plus vieux » et c’est dans ce sens qu’il a été utilisé aux États-Unis dès les années 1930 pour désigner les « senior citizens », les plus anciens de chaque communauté. Au moment où Jean-Paul Tréguer décide de l’importer en France, « senior » est d’ailleurs déjà présent dans le vocabulaire sportif ou managérial avec un sens associé à l’expérience, pas à la vieillesse. Senior a donc le grand mérite de désigner les vieux par un mot qui n’est pas péjoratif. Ce que les pouvoirs publics cherchaient depuis longtemps à faire. Dès 1983, une commission de terminologie s’était réunie à l’initiative du secrétariat d’État chargé des personnes âgées afin de trouver un remplacement au terme « troisième âge », alors en vogue, mais jugé offensant car trop proche de « premier âge », qui faisait croire à un retour en enfance. Le secrétaire d’État chargé des personnes âgées, Daniel Benoist, expliquait alors : « Moi qui refuse les termes de troisième et quatrième âge, je me trouve embarrassé pour parler de ces personnes qui, sans être vieilles, ne sont plus jeunes alors je dis “les retraités” et pour ceux qui sont un peu moins jeunes de son sens publicitaire et consumériste encore, “les personnes âgées”. ».
Si vous avez 20 ans, faire démarrer la vieillesse à 50 ans peut vous sembler normal. Après tout, c’est sûrement l’âge de vos parents, et vous devez d’ailleurs considérer qu’on est une « vieille peau » dès 40 ans (je ne vous en veux pas, je pensais la même chose à votre âge). Mais imaginez juste l’incohérence qu’il y a à mettre dans le même panier les plus de 80 ans, qui ont grandi pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec la génération de leurs enfants nés en 1968, qui n’ont été traumatisés dans leur jeunesse que par les chansons de Chantal Goya !
Pour éviter ce genre de critiques, les spécialistes du marketing ont fait des sous-catégories à l’intérieur de cette cible. « Il y a trois étapes dans la vie des seniors », écrivait ainsi Jean-Paul Tréguer dans le Senior Marketing. On serait d’abord « master » de 50 à 59 ans lors de « l’été indien de la vie », puis « libéré » de 60 à 74 ans car on serait « libéré du travail et de l’éducation des enfants », et enfin « retiré » après 75 ans, car « mis à l’écart de la vie sociale » et ayant perdu « le goût de vivre ». Depuis, Tréguer a revu sa copie pour les plus âgés en inventant une quatrième catégorie : les 75-84 ans sont ainsi devenus les « paisibles » (car « 75 ans est un âge charnière, autour duquel le corps commence à sérieusement se dégrader » et où débute « la vieillesse », écrit-il sur son blog) et il appelle les plus de 85 ans les « grands aînés » ou les « TGV » (les « très grands vieux »). Mais, comme le reconnaît Frédérique Aribaud, seuls les moins de 75 ans intéressent les marques. « Dans la mesure où nos budgets sont limités, nous nous adressons au plus grand nombre, c’est-à-dire aux “masters” et aux “libérés” », explique la directrice générale de Senior Agency.
Là, on nage en plein paradoxe : le terme « senior » est devenu un synonyme de vieux et son inventeur même considère qu’on est vraiment vieux 25 ans après être devenu « senior » ! Et il n’est pas le seul à embrouiller le sujet. Frédéric Serrière, consultant en stratégie sur les questions du vieillissement, parle lui de « jeunes seniors » pour désigner les 50-70 ans, laissant donc entendre qu’il y aurait des « vieux seniors », étymologiquement des vieux vieux…
On pourrait se contenter de se moquer de ces publicitaires et spécialistes en marketing qui segmentent n’importe comment les consommateurs adultes, mais ces questions de terminologie sont tout sauf accessoires. Car derrière les mots, il y a des images et des politiques qui s’en suivent. Si on parle de « senior », on ne voit pas le vieux de 95 ans atteint d’Alzheimer qui erre dans un Ehpad (un « établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes »), on n’a pas en tête que s’en occuper a un coût et doit être une priorité publique. Et c’est seulement à l’occasion de témoignages bouleversants (comme celui du journaliste Frédéric Pommier à propos de sa grand-mère placée dans un Ehpad) que l’on prend conscience (ou qu’on redécouvre) que la vieillesse, même si elle a été repoussée, n’est pas un âge où on s’éclate enfin, mais peut toujours être un naufrage.