Jean-Daniel Lévy n’en finit pas de courir d’un plateau télé à un autre. Distribuant ses analyses devant un maximum de micros et caméras, le directeur du département « Politique et opinion » de l’institut Harris Interactive commente un sondage qui fait beaucoup parler en ce début octobre. À six mois du scrutin présidentiel, le non-candidat Éric Zemmour devance la déjà candidate Marine Le Pen dans les intentions de vote mesurées par l’institut : au premier tour, il totaliserait 17 % des voix, contre 15 % pour la patronne du Rassemblement national (RN). La semaine précédente, le même Jean-Daniel Lévy donnait la tendance sur BFMTV : « Il y a quasiment un phénomène de vases communicants » entre les deux candidats de l’extrême droite. Depuis la rentrée, l’institut publie son baromètre d’intentions de vote à un rythme hebdomadaire dans le magazine Challenges. L’institut a même commencé à tester une candidature Zemmour dès le début de l’été 2021. À l’époque, d’ailleurs, le vote en faveur du polémiste représentait « plutôt un danger pour la droite traditionnelle. […] Il a moins de prise sur l’électorat de Marine Le Pen », assurait alors Jean-Daniel Lévy. L’inverse de ses commentaires trois mois plus tard.
Que s’est-il passé pour que « les courbes se croisent » ? L’expression, quasi galvaudée, illustre la course de petits chevaux qui s’empare de la sphère médiatique à chaque nouveau scrutin, en particulier présidentiel, marqué par une très forte personnalisation. Tous les cinq ans, les études d’opinion sont commentées à grande échelle, notamment sur les plateaux des chaînes d’information continue

Le phénomène inflationniste nourrit la polémique : à quoi bon tester l’opinion alors que la liste des candidats est loin d’être définitive ? Que représentent des intentions de vote exprimées des mois avant de se rendre dans l’isoloir ? En novembre 2016, Emmanuel Macron, futur vainqueur du scrutin, était donné battu dès le premier tour dans toutes les enquêtes d’opinion. Plusieurs mois ou semaines en amont, les sondages ont (très) souvent dressé un tableau (très) différent du résultat final. Lors de la présidentielle de 1995, à droite, Édouard Balladur a longtemps fait la course en tête, avant que Jacques Chirac ne finisse par l’emporter. En 2002, aucun n’avait mesuré la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour. Ils n’avaient pas non plus anticipé la victoire du « non » au référendum sur la ratification du traité sur l’Union européenne en 2005. Plus récemment, en juin dernier, pendant la campagne des régionales, le Rassemblement national était le favori des sondages, avant d’obtenir des scores très en retrait par rapport à ceux enregistrés six ans auparavant, dans un scrutin marqué par une forte abstention.
Les intentions de vote, ça n’existe pas ! Elles s’apparentent à de fausses nouvelles, dont Éric Zemmour sait parfaitement se servir.
Pour le professeur de sciences politiques et créateur de l’Observatoire des sondages Alain Garrigou, « les intentions de vote, ça n’existe pas ! Elles s’apparentent à de fausses nouvelles, dont Éric Zemmour sait parfaitement se servir », déclare-t-il aux Jours. Il poursuit : « Les sondages ne sont pas assez encadrés et les règles ne sont pas appliquées. La législation doit être revue. » Avant de se retrancher derrière sa réserve de membre de la Commission des sondages. Face aux critiques, la réponse des sondeurs est invariablement la même : les études d’opinion mesurent un rapport de force à un instant précis, qui ne préjuge pas du résultat final d’un scrutin. « Les sondages disent simplement qu’Éric Zemmour est à 15 % début octobre, alors qu’il était à 7 ou 8 % un mois auparavant. Ils ne disent pas où en sera Éric Zemmour dans trois ou six mois », défend Mathieu Gallard, directeur d’études chez Ipsos.

Il n’empêche, évaluer les intentions de vote est devenu une gageure au regard de l’évolution du comportement des électeurs. Très difficile à mesurer, l’abstention représente un casse-tête pour les instituts. « Nous posons des questions supplémentaires pour sonder la certitude d’aller voter, l’intérêt accordé à la campagne, l’intérêt pour la politique et l’actualité ou encore pour mesurer si les sondés estiment que l’élection va changer quelque chose pour eux », explique Mathieu Gallard aux Jours. Les sondeurs tentent de rassurer en avançant que le scrutin présidentiel est celui qui enregistre la plus forte participation. Mais le choix des électeurs est aussi beaucoup plus volatile. La « cristallisation du vote »
Au-delà du comportement des électeurs, c’est la méthode même des sondages qui pose question. Aujourd’hui, les études sont réalisées en ligne. Tous les votants n’ayant pas de connexion internet ou n’étant pas également à l’aise devant un ordinateur, le procédé tend à exclure les plus fragiles économiquement ou les plus âgés. À l’inverse, ceux qui sont très connectés expriment souvent des opinions plus radicales, à l’image de la tonalité qui prévaut sur les réseaux sociaux. Tous ces biais sont connus et devraient conduire à la plus grande prudence dans la présentation, comme dans la lecture ou l’utilisation des résultats. C’est sans compter le rôle central occupé par les études d’opinion dans le modèle économique des instituts. Si elles ne représentent qu’une petite part de leur chiffre d’affaires

Autre facteur poussant à la démultiplication : le monde politique est particulièrement friand de sondages. Les cabinets ministériels commandent des études qualitatives et quantitatives sur l’action du ministre. Celui du chef de l’État aussi. Parfois, des questions portent directement sur l’image du ministre ou du président… ou de ses concurrents. Ces dépenses sont longtemps passées sous les radars, même lorsqu’elles servaient les ambitions personnelles d’un élu ou d’un futur candidat. Jusqu’en 2009, au début du mandat de Nicolas Sarkozy, où la Cour des comptes a pointé les sommes pharaoniques versées par l’Élysée pour l’achat de sondages. Une instruction judiciaire a été conduite par le juge Serge Tournaire à partir de 2013, après une longue bataille de procédure. L’affaire arrive devant la 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris ce lundi 18 octobre
Protégé par l’immunité présidentielle, Nicolas Sarkozy n’a pas été mis en examen. Même si les études commandées à l’époque testaient notamment l’image de Dominique Strauss-Kahn, alors probable candidat du Parti socialiste à la présidentielle de 2012 et futur adversaire du président sortant. Ses anciens conseillers, eux, sont poursuivis pour « favoritisme », « détournement de fonds publics » ou « abus de bien social ». Pendant leurs interrogatoires par les enquêteurs, plusieurs d’entre eux ont défendu l’idée qu’à l’Élysée, en matière de sondages, ne pas respecter les règles de la commande publique relevait de la « tradition ». Une ligne de défense très risquée à la barre du tribunal.