L’Europe a longtemps résisté aux SUV alors qu’on en voyait partout dans les films et les séries américaines. Jusque dans les années 2000, les grands véhicules vendus chez nous étaient très majoritairement des monospaces
Dans le même temps, le monospace arrivait en bout de course, après deux bonnes décennies de domination sur la voiture familiale et « volumique », c’est-à-dire capable de transporter des trucs sans pour autant avoir les défauts de l’utilitaire. Le monospace ne se réinvente plus. Pire, il représente des années 1990 où les publicités montraient des familles ronronnantes sur des routes apaisées. Un peu plus et on frôlait l’idée que la voiture peut n’être qu’un objet utile, un simple engin pour aller de A à B
Nous sommes au milieu des années 2000 et deux voitures vont mettre un coup de pied dans cette époque un peu creuse pour le monde de l’automobile. Le RAV4 de Toyota tout d’abord, qui surgit en 2003 dans une version revue et agrandie qui l’éloigne nettement de sa première incarnation en 4x4 miniature. Jean-Philippe Jourdan était alors journaliste auto pour Le Nouvel Observateur avant de rejoindre l’émission Turbo, sur M6. Pour lui, ce véhicule était « un Canada Dry de tout-terrain. C’était une voiture pour la ville basée sur l’esprit du tout-terrain. On s’amusait en se disant que ça servait juste à franchir les trottoirs des beaux quartiers ! Que c’était une mode qui n’allait pas durer. » Car la France, comme l’Europe, n’a pas d’histoire avec le 4x4, à la différence des États-Unis qui s’y sont mis dès les années 1980. Là-bas, des constructeurs comme Ford et Jeep ont alors commencé à habiller leurs tout-terrains de formes plus familiales afin de les vendre comme deuxième voiture aux soccer moms, les femmes coincées à la maison qui se retrouvent à faire des centaines de kilomètres par semaine pour trimballer les enfants à l’école ou au club de foot. C’est à Roseanne ou Marge Simpson, les desperate housewives de l’Amérique populaire qui représentent un segment stratégique pour l’industrie automobile outre-Atlantique, qu’on a donc vendu l’idée de rouler plus dynamique. De se défaire du gros van pataud qui crie « mariée, deux enfants » sur le parking du Walmart. Le sport utility vehicle était né.
La voiture qui a fait entrer le SUV sur le “mass market” en Europe, c’est le Qashqai de Nissan en 2007. Ç’a été un succès colossal que personne n’a vu venir. Ensuite, toutes les marques ont voulu faire leur SUV.
La première guerre du Golfe est venue achever cette bascule au début des années 1990 : pendant des mois, CNN montre des jeeps militaires et des Hummer rouler à toute blinde dans le désert. Les marques n’ont plus qu’à capitaliser sur cet engouement pour une voiture massive, haute et belliqueuse. Tout le marché américain s’y met en une décennie : les ventes progressent de 243 000 unités en 1980 à 3 millions en 1999, selon une étude de 2001, dans une époque d’essence peu chère qui rend la question de la consommation secondaire. Quant à la question des émissions de gaz à effet de serre et plus largement de l’impact environnemental de cette nouvelle famille de véhicules particuliers super gourmands, elle n’est absolument pas un sujet. « Les SUV constituent depuis le tournant du XXIe siècle la grande majorité des véhicules familiaux vendus aux États-Unis, explique encore Yoann Demoli dans sa récente Sociologie de l’automobile. À la fin des années 2000, près de 40 % des ménages y possèdent au moins un SUV. » L’Europe suit en ce moment ce chemin, le SUV y a désormais atteint 40 % du marché dans de nombreux pays (lire l’épisode 1, « SUV, le gros du pavé »). Mais cette transition tardive s’est faite avec de nombreuses différences.
« Les Américains ont rhabillé des tout-chemins pour en faire un véhicule familial, explique Bruno Azière, délégué général de la CFE-CGC, le syndicat majoritaire chez Renault. Mais la mécanique du 4x4 n’est pas très appropriée à l’Europe. Ce n’est pas très agréable sur nos routes, qui sont en meilleur état. Les constructeurs d’ici ont davantage cherché à partir d’un véhicule routier, d’une berline que les gens achetaient pour le confort de conduite, la tenue de route. » Le RAV4 de Toyota a défriché le terrain, suivi du Nissan X-Trail et du Scenic RX4, une version gros crapaud du petit monospace de Renault qui n’a bizarrement pas passionné les foules. « La voiture qui a vraiment fait entrer le SUV sur le mass market en Europe, c’est le Qashqai de Nissan en 2007, estime aujourd’hui Romain Gillet, analyste spécialisé dans les prévisions de production automobile au cabinet IHS Markit. Ç’a été un succès colossal que personne n’a vu venir. Ensuite, toutes les marques ont voulu faire leur SUV. » Pourtant, il n’était pas impressionnant, ce premier Qashqai, mais il cochait des cases : châssis surélevé, calandre presque droite en rupture avec les capots plongeants des berlines, lignes surgonflées, tout en s’éloignant de la rigidité de conduite du 4x4. Les SUV d’aujourd’hui brodent encore sur ces principes-là.
À commencer par cette face avant proéminente, qui a également grossi au fil des années en raison de nouvelles législations européennes. Guillaume Devauchelle est le directeur technique de Valeo, l’un des principaux équipementiers en Europe, qui fabrique notamment des faces complètes pour de nombreuses marques. « La régulation européenne sur les chocs impose désormais des zones fusibles : il faut 20 centimètres déformables entre l’avant du véhicule et tout élément dur », typiquement le moteur. « C’est ce qu’on appelle la “crash box” et ça fonctionne mieux avec un avant droit. » Selon lui, cette forme serait optimale pour la sécurité des piétons et des cyclistes en cas de choc à basse vitesse en ville (un choc à vitesse élevée est dévastateur, quelle que soit la forme du véhicule). « Une face avant plongeante, du type berline, va prendre le piéton au tibia ou au genou ; c’est catastrophique comme lésion. Il vaut beaucoup mieux taper les hanches, c’est plus solide et le piéton va glisser sur le capot. C’est spectaculaire, mais beaucoup moins dangereux. »
J’ai un peu tiqué à l’écoute de ces explications qui justifient le visage toujours plus massif des voitures d’aujourd’hui, qu’elles soient d’ailleurs des SUV ou des berlines, puisque même les dernières Renault Twingo et Citroën C3, petites citadines par excellence, présentent des faces avant très hautes et droites. J’ai alors repensé aux chiffres américains contenus dans deux enquêtes publiées en 2018 et en février 2019, cette dernière provenant de la Governors Highway Safety Association, l’Association des patrouilleurs des autoroutes. Les deux travaux vont dans le même sens. « La révolution des SUV est l’une des principales causes de l’escalade du nombre de décès chez les piétons, en hausse de 46 % » entre 2009 et 2016 aux États-Unis, affirme le premier. Ces mêmes SUV, « avec leur face avant plus élevée, seraient au moins deux fois plus susceptibles que les [berlines] de tuer les piétons, les joggeurs et les enfants qu’ils renversent ». Ainsi, si le nombre d’automobilistes qui meurent sur la route aux États-Unis recule aujourd’hui grâce à la prévention et au progrès technique, les piétons décèdent davantage lors des chocs.
Certes, les SUV européens n’ont que peu à voir avec leurs cousins d’outre-Atlantique, qui sont lancés dans une course au gigantisme qui néglige totalement les autres usagers de la route. De même, on compte avec les SUV les trucks, typiquement les pick-up, ces presque camions dont l’arrière est une benne ouverte pour y fourrer tout ce qu’on veut en plus d’un gros chien les babines au vent. Enfin, tous ces véhicules américains circulent dans des villes qui n’ont bien souvent pas même imaginé qu’on puisse se déplacer en marchant. Malgré tout, pour le médecin Claude Got, l’un des spécialistes français de l’accidentologie automobile, les SUV qui circulent chez nous font peser des risques similaires autour d’eux
Le plus grand risque de blessures mortelles que les SUV impliquent est une conséquence de leur conception plutôt que du type d’accident. À impact identique, le SUV est plus dangereux.
Le European New Car Assessment Program (Euro NCAP), l’organisme européen qui teste la sécurité active et passive des voitures et regroupe aussi bien des associations, la Commission européenne et des automobile clubs, tire les mêmes conclusions. « En général, plus l’avant du véhicule est haut et vertical, plus il sera dangereux pour les usagers vulnérables de la route, m’a expliqué Aled Williams, le directeur du programme de tests d’Euro NCAP. Dans nos données sur les accidents, nous ne voyons pas que les SUV vont plus vite ou sont plus imprudents que les autres types de voitures… Ce qui veut dire que le plus grand risque de blessures mortelles qu’ils impliquent est une conséquence de leur conception plutôt que du type d’accident. À impact identique, le SUV est plus dangereux. »
Mieux ! Un cercle vicieux s’enclenche alors. Guillaume Devauchelle, chez Valeo : « Une fois à l’intérieur de l’habitacle d’une voiture d’aujourd’hui, si vous êtes attaché, la probabilité d’être blessé lors d’un accident est très faible. » Les constructeurs savent très bien protéger les passagers avec des airbags partout et une sorte de cage de protection qui enserre l’habitacle. « Donc il faut protéger les vulnérables à l’extérieur des véhicules, comme les piétons et les vélos », à l’aide de radars de détection, de caméras à 360 degrés ou de systèmes de freinage automatique… Autant d’équipements qui font encore grossir les voitures… et aggravent les chocs potentiels. Devant les mauvais chiffres de l’accidentologie chez les piétons aux États-Unis, l’Insurance Institute for Highway Safety, l’organisme qui évalue les systèmes de sécurité des véhicules (financé par des assureurs), a ainsi annoncé en décembre dernier son intention d’intégrer les systèmes permettant la détection des piétons à ses notations… Sans pour autant évoquer l’idée de remettre en question la taille et le poids des véhicules individuels d’aujourd’hui. Ce serait péché.
Voilà pour les piétons et les cyclistes, mais j’ai découvert que les SUV feraient aussi porter un risque accru lors de chocs avec les autres voitures sur la route, simplement car ils sont plus lourds et souvent plus puissants. Tout ceci est documenté depuis le début des années 2000, avant que les constructeurs européens ne fassent le choix de basculer massivement vers le SUV. En 2001, l’étude du Laboratoire national d’Oak Ridge, un consortium américain de référence qui travaille notamment pour différents secrétariats d’État, expliquait déjà que, « à mesure que la taille des SUV augmente, le danger pour les occupants des autres véhicules augmente. (…) Dans les collisions avec des SUV de taille moyenne, les occupants de véhicules autres ont deux fois plus de chance de souffrir de blessures ou de décéder. Trois fois plus dans les collisions avec des gros SUV ».
Interrogée par Les Jours, l’eurodéputée Europe Écologie - Les Verts Karima Delli, qui était la présidente de la commission transports lors de la précédente législature, pose la question : « Est-ce que les constructeurs ne devraient pas être tenus responsables de l’évolution des morts sur la route ? » La mortalité peine en effet à ralentir en France ces dernières années, dans une ambiance de défiance contre les 80 km/h et donc d’alourdissement du parc automobile. L’élue compte mettre le dossier SUV sur la table au niveau européen pendant son nouveau mandat, en matière d’émissions de gaz polluants mais aussi de sécurité. « Chacun doit prendre sa part et la première, c’est de ne pas mettre sur le marché ce type de véhicules. Notre responsabilité en tant que législateur va être de revenir sur la taille et le poids des voitures individuelles. »
J’ai sollicité tous les grands constructeurs français pour les interroger sur la course à l’armement que représente le mouvement du parc automobile vers des véhicules toujours plus gros. Aucun n’a souhaité me répondre, se contentant au mieux de quelques éléments de communication par email, au pire de m’expliquer qu’« aucun porte-parole n’est malheureusement disponible ». C’est dommage, la question est très intéressante. Car tous connaissaient les dangers induits par les SUV, qui ne font que s’amplifier à mesure que cette forme de véhicule s’installe. Car c’est un sentiment que chacun a éprouvé ces dernières années : plus les voitures autour de soi sont hautes, plus on se sent menacé et plus on a envie d’être aussi haut. Ou plus haut encore.
Auparavant, on vendait beaucoup de 205, de petites voitures ; maintenant, on vend moins de voitures mais ce sont des gros SUV pour avoir plus de marge.
Las, les SUV rapportent tellement qu’ils ont effacé les réticences qui ont traversé les couloirs de Peugeot ou de Renault, entre autres, quand il a été question de franchir le pas vers le tout-SUV. Car les sport utility vehicles ne se vendent pas seulement très bien, ils se vendent aussi 10 % à 20 % plus cher que les berlines avec laquelle ils partagent leurs plateformes