Des appels à taxer les superprofits des compagnies pétrolières qui viennent de tous les bords politiques, des ONG environnementales qui ont obligé l’assemblée générale des actionnaires à se tenir à huis clos, des consommateurs qui râlent contre l’envolée des prix de l’essence, puis contre les pénuries de carburant dues au blocage des raffineries… Cette année 2022 n’est pas de tout repos pour Total. Ou plutôt TotalEnergies, le nom que s’est choisi en 2021 le groupe français pour apparaître comme un acteur de la « transition énergétique ». La multinationale ne peut pas discrètement fêter ses profits records (10 milliards d’euros de bénéfice au premier semestre, plus de 25 milliards attendus sur l’année) ; Patrick Pouyanné, son PDG, est sans cesse obligé de se justifier. Notamment à l’Assemblée nationale, où il a été entendu le 21 septembre dernier, dans le cadre d’une mission flash « sur les entreprises pétrolières et gazières et celles du secteur du transport maritime qui ont dégagé des profits exceptionnels ». Pour éviter d’être taxé, le groupe pétrolier a fait un geste commercial début septembre, baissant de 20 centimes le prix de son essence. En pure perte : anticipant une directive européenne attendue contre les « rentes indues » des compagnies pétrolières, le gouvernement a déposé vendredi dernier un amendement visant à imposer à 33 % tout profit réalisé sur le territoire national par les énergéticiens « supérieur de plus de 20 % à la moyenne des quatre dernières années ». Sauf que le coût pour Total sera peu important : le rendement de cette « contribution temporaire de solidarité » (qui concerne aussi Esso) ne sera que de 200 millions d’euros, selon le ministre de l’Économie Bruno Le Maire…
Pour l’auteur de ces lignes, qui dans une vie antérieure à son travail aux Jours s’intéressait déjà au secteur énergétique, cette suite d’événements a un air de déjà vu. Ainsi, excusez-moi de me citer, mais j’écrivais dans Libération en 2005
En effet, Total finissait bien par verser une contribution (parfois volontairement) mais jamais à la hauteur de ses profits (déjà supérieurs à la dizaine de milliards d’euros). En 2005, quelques jours après la menace brandie par Thierry Breton, le groupe s’en était ainsi sorti par la promesse d’investir dans ses installations françaises ainsi que dans la recherche dans « l’après-pétrole » (avec un succès que vous pouvez imaginer étant donné que Total y est toujours à fond, dans le pétrole !). En 2007, il avait abondé à hauteur de 100 millions un fonds destiné à financer une « prime à la cuve ». En 2012, il avait dû payer 150 millions de taxe sur ses stocks de pétrole. Un tel scénario s’est reproduit cet été, comme on l’a raconté lors des débats de la loi sur le pouvoir d’achat. Un amendement venant de la majorité suggérait de taxer les compagnies pétrolières : il a été retiré fissa, dès que Total s’est engagé à baisser le prix de son essence, pour un coût alors estimé à 500 millions d’euros (mais qui risque d’être inférieur si les stations-service du groupe restent fermées du fait du mouvement social en cours dans les raffineries).
Total, qui est la plus grande entreprise française, devrait à ce titre être le plus gros contribuable français.
En fait, la critique des profits de Total et la conclusion qu’on ne peut pas faire grand-chose est une figure rituelle de la vie politique. Un aveu d’impuissance que François Hollande avait porté à son apogée le 4 mars 2015. Ce jour-là, il affirmait dans Le Parisien que « Total, qui est la plus grande entreprise française, devrait à ce titre être le plus gros contribuable français », avant de reconnaître que, comme elle pratiquait malheureusement « l’optimisation fiscale », ce n’était pas le cas.
Alors, est-on condamné à vivre une situation digne d’Un jour sans fin dans laquelle chaque matin, on se réveillerait en disant « Il faut taxer Total ! » pour se coucher chaque soir en concluant « Non, ce n’est pas possible… » ? Non. Pour comprendre d’où vient cette impuissance politique, il faut remonter loin en arrière. Nous vous proposons donc un voyage dans le passé de Total, du temps où l’entreprise, née en 1924, s’appelait la Compagnie française des pétroles (CFP) et où, encore détenue partiellement par l’État, elle n’avait pas encore absorbé son principal concurrent hexagonal, le groupe Elf. Pour cela, nous sommes allés farfouiller dans les archives de l’administration française se rapportant à Total. Une recherche compliquée mais qui s’est avérée fructueuse. Depuis sa création, Total a bien compris que, pour gagner de l’argent, les questions de fiscalité étaient un enjeu aussi important que la découverte de nouveaux gisements. Ses dirigeants ont apprécié, bien avant ceux de Google ou Apple, les charmes des paradis fiscaux et, sans que cela provoque de scandale, réussi grâce à leurs relais chez les politiques à faire voter des lois leur permettant de réduire à néant leur imposition en France. C’est ce que montrent les documents inédits que nous avons retrouvés. Bref, on vous promet du scoop historique !
Avant de s’immerger dans le passé fiscal de la compagnie pétrolière, détaillons les arguments qui structurent le débat. Un bon résumé a pu être entendu lors de l’audition de Patrick Pouyanné à l’Assemblée. Anticipant les critiques sur le fait que sa société ne versait pas
M. Thierry Desmarest a souligné que le groupe réalise 95 % de ses profits hors du territoire national et que, s’ils atteignent 12 milliards d’euros, le groupe paie la même somme en impôts, avec un taux d’imposition mondiale de 50 %.
Cette démonstration a fait son effet lors de cette audition. Aucun député n’a contredit le PDG et imaginé possible de taxer en France les profits de l’extraction du pétrole. Même l’Insoumis Manuel Bompard, qu’on a connu plus virulent, a fait une déclaration introductive très prudente pour expliquer que l’objectif principal de la mission (dont il est le corapporteur) était d’établir quelle partie des résultats de Total provenait effectivement du territoire national. Or il faut savoir que cet argument massue n’a rien d’original. Il sert à clore tout débat sur le peu d’imposition en France de Total depuis… depuis combien de temps au fait ?
Eh bien, on entendait le même raisonnement il y a dix ans dans la bouche de Christophe de Margerie, dirigeant de Total de 2007 à 2014, lors d’une intervention au Sénat. Si les impôts payés en France par le groupe sont « faibles », ils sont « en ligne avec les résultats » obtenus dans l’Hexagone, expliquait alors aux parlementaires le prédécesseur de Patrick Pouyanné. Ajoutant : « Je suis au regret de dire que nous sommes l’une des sociétés qui paient le plus d’impôts au monde. » C’est aussi la démonstration que faisait dès 2005 Thierry Desmarest, PDG de Total de 1995 à 2000, devant des députés. Le compte rendu indique ainsi que, lors de son audition, « M. Thierry Desmarest a souligné que le groupe réalise 95 % de ses profits hors du territoire national et que, s’ils atteignent 12 milliards d’euros, le groupe paie la même somme en impôts, avec un taux d’imposition mondiale de 50 % ». Des chiffres globalement exacts mais qui, pour être compris, méritent d’être replacés dans un contexte historique plus général (ça tombe bien, ce sera l’objet d’un des prochains épisodes de cette série !)
Et, grâce à notre recherche dans les archives, on peut ajouter que cet argument se retrouvait dans la communication officielle de Total… il y a même 55 ans ! Nous sommes en 1967, lors de l’Assemblée générale des actionnaires, quand le PDG de l’époque, Victor de Metz, interrogé au sujet des taxes à payer en France, répond : « Nous ne parlons pas de l’impôt dont nous serions redevables vis-à-vis du fisc français parce que cet impôt est nul. Notre principale activité s’exerce au Moyen-Orient où nous sommes déjà lourdement taxés et, en vertu du principe d’extraterritorialité, les bénéfices réalisés au Moyen-Orient ne sont pas pratiquement taxables en France. » Cette déclaration, reproduite dans le magazine Total Information n°31, se poursuit par un propos prospectif qui, vu de 2022, fait sourire : « Nous n’avons pas d’impôt à payer en France, ce qui ne veut pas dire que n’aurons pas à en payer un jour. »
Petite différence avec aujourd’hui cependant : au milieu des années 1960, les profits de Total n’intéressent pas le grand public. L’entreprise gagne alors bien sa vie mais elle est loin de représenter le géant énergétique d’aujourd’hui : en 1965, elle réalise ainsi un chiffre d’affaires de 4,9 milliards de francs, ce qui, compte tenu de l’inflation, représente 6,9 milliards d’euros actuels. Soit 25 fois moins qu’en 2021 (où le chiffre d’affaires atteignait 180 milliards). Son profit est donc beaucoup plus raisonnable : 264 millions de francs (soit 370 millions d’euros d’aujourd’hui). Et dans une France qui tarde à s’équiper en automobiles (il faut attendre 1968 pour que soit atteinte la barre des 50 % de ménages possédant une voiture), le prix de l’essence n’est pas une préoccupation essentielle de l’opinion publique.
Mais cela va changer avec le premier choc pétrolier. À partir de 1973, l’augmentation soudaine des prix du brut décidée par l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) se répercute sur les prix de l’essence