Parfois, les histoires de start-up finissent mal. Ces derniers mois, un nom est devenu le symbole des échecs aussi spectaculaires que soudains : Take Eat Easy. Jusqu’au début de l’été 2016, cette jeune pousse spécialisée dans la livraison de repas à vélo était encore encensée par la presse « tech ». Du jour au lendemain, l’enthousiasme s’est dégonflé comme une bulle de savon. Place à un champ lexical anxiogène : investisseurs qui renoncent à soutenir la boîte, liquidateur judiciaire tentant de récupérer des actifs quasi inexistants pour faire face aux impayés, procédures aux prud’hommes d’anciens prestataires demandant leur requalification en CDI… Un retour brutal à la réalité, épilogue d’une fable cruelle dans un microcosme habitué à célébrer les succès.
À l’été 2012, quatre Belges d’une vingtaine d’années créent leur boîte. Un frère, une sœur et deux copains d’enfance, aux profils variés : ingénieur, diplômés en management ou en arts… Leur start-up met en relation restos, livreurs et clients qui commandent à domicile. C’est l’âge d’or de l’économie dite « collaborative », des plateformes de mise en relation entre professionnels et/ou particuliers, comme Uber et Airbnb. À l’époque, ces nouveaux venus ont bonne presse. On ne gâche pas encore l’ambiance en critiquant leur modèle à la limite de la légalité, leur concurrence déloyale ou la précarisation des travailleurs. C’est aussi le début de la folie « foodtech », le renouveau de la livraison de repas. Le recours à des coursiers à vélo offre une caution écolo.
Take Eat Easy débarque à Paris en 2014, puis à Berlin, Londres, Madrid. La boîte prélève 25 % à 30 % du prix de la commande et 2,50 euros au client. Les livreurs autoentrepreneurs sont rémunérés au forfait ou à la course, auxquels peuvent s’ajouter des bonus. Les investisseurs, qui fonctionnent souvent par effet de mode, adhèrent vite. Ils raffolent de ces nouveaux business de l’intermédiation qui ne possèdent presque rien : pas de stocks, pas de restos, pas de vélos, et si peu de salariés. En 2015, le quatuor réalise une levée de fonds de 6 millions d’euros auprès de l’incubateur et investisseur allemand Rocket Internet, ainsi que des fonds londoniens DN Capital et Piton Capital. Rebelote quelques mois plus tard, avec cette fois 10 millions d’euros.
Officiellement, tout va pour le mieux. Take Eat Easy embauche à tour de bras. En un an, l’équipe bondit de dix salariés à plus de 160. Prise d’une frénésie d’expansion, la start-up couvre désormais 20 villes, plus de 3 000 restaurants, pour 350 000 clients. Interviewée au printemps 2016 par un blog spécialisé, la cofondatrice Chloé Roose déroule la success-story : « Cette année encore, nous allons consacrer la majorité de nos coûts au recrutement. Il s’agit de constituer les meilleures équipes pour partir à la conquête de nouveaux marchés. Car nous pensons continuer à répliquer dans des petites villes en Belgique, en France, mais aussi en Espagne. Nous travaillons par ailleurs à l’amélioration de tous nos produits. » Toujours plus loin, toujours plus haut.
Autant dire que le monde des start-up tombe de haut le 26 juillet 2016, à peine trois mois plus tard. La même Chloé Roose publie sur Medium un texte intitulé « Les mots justes pour vous dire au revoir », supprimé depuis. « L’aventure Take Eat Easy prend fin », annonce-t-elle, la start-up est placée en redressement judiciaire, puis en liquidation. Son frère, Adrien Roose, s’en explique dans un autre billet : « En une année, nous avons connu une croissance mensuelle de plus de 30 %, franchi le cap du million de commandes, accru notre portfolio de restaurants partenaires de 450 à 3 200 et notre base de clients de 30 000 à 350 000. Et malgré ça, nous sommes aujourd’hui en redressement judiciaire. Les raisons sont que : 1) nos revenus ne couvrent pas encore nos coûts, et 2) nous ne sommes pas parvenus à clôturer une troisième levée de fonds. » Take Eat Easy a brûlé tout le cash récolté un an plus tôt. Plus que jamais sous perfusion des investisseurs, il lui faut encore 30 millions d’euros pour continuer à tourner. Adrien Roose affirme avoir sollicité 114 investisseurs, en vain (lire l’épisode 7, « La solitude du leveur de fonds »). Sa dernière piste, GeoPost, filiale de La Poste, tombe à l’eau après trois mois de pourparlers, laissant Take Eat Easy sans plan B.
C’est un secteur où le taux de survie des start-up est peut-être encore plus faible qu’ailleurs, car les acteurs sont en concurrence pour le marché lui-même, et non seulement une part de celui-ci.
Comment la start-up a-t-elle pu subir un tel camouflet ? Les capitaux se sont taris ou plutôt, concentrés. Deliveroo, son concurrent britannique, vient de lever 170 millions de dollars. UberEats, le service de livraison de repas du géant des VTC, prend aussi son envol. La petite start-up belge se retrouve larguée sans gilet de sauvetage dans l’« océan rouge » décrit par Jean-David Chamboredon (lire l’épisode 5, « L’amour du capital-risque ») : un marché ultraconcurrentiel où seuls les requins nourris aux plus grosses levées de fonds peuvent espérer sauver leur peau. « C’est un secteur où le taux de survie des start-up est peut-être encore plus faible qu’ailleurs, car les acteurs sont en concurrence pour le marché lui-même, et non seulement une part de celui-ci », observe Paul Belleflamme. Enseignant-chercheur spécialiste de l’économie des plateformes à l’université d’Aix-Marseille, il s’est penché sur les déboires de Take Eat Easy avec d’autant plus d’intérêt qu’Adrien Roose est un de ses anciens étudiants. « Entrer sur ce marché n’est pas difficile, poursuit-il, y rester est beaucoup plus compliqué : il faut être celui qui grandit le plus vite pour comprimer le plus possible ses coûts. »
Les investisseurs, eux, observent les forces en présence et finissent par regrouper leurs billes autour du poulain qui a le plus de chances de gagner. « Cela fonctionne comme une prophétie autoréalisatrice : je pense que tel cheval va gagner la course, donc je lui donne les moyens de gagner », décrit Paul Belleflamme. En 2016, Take Eat Easy devient le canasson boiteux sur lequel plus personne ne veut miser. Dès fin 2015, la bande de « TEE » avait d’ailleurs découvert que l’un de ses principaux soutiens financiers, Rocket Internet, venait de racheter la start-up Volo, sur le point de devenir Foodora, soit un autre concurrent direct… Comme un mauvais présage. « À la place du CEO de Take Eat Easy, je serais quelque peu perplexe, pour ne pas dire plus », ironisait d’ailleurs un journaliste du site spécialisé américain TechCrunch, à l’annonce de la nouvelle.
Outre les vicissitudes du capital-risque, la mort subite de la start-up a aussi révélé les coulisses sociales peu glorieuses du secteur de la livraison de repas, quand quelque 4 500 livreurs, dont plus de la moitié en France, se sont retrouvés sur le carreau. Sans indemnités ni assurance chômage, autoentrepreneuriat oblige. Vincent Poulain, l’un d’entre eux, se souvient avoir « appris la nouvelle de la faillite le matin par e-mail ». « J’avais quasiment déjà le sac sur le dos », raconte celui qui roulait pour la plateforme à Rennes depuis trois mois. « Recruté » après quelques heures de formation, ce fan de vélo avait d’abord vu dans le métier « un job cool », avec « des heures calmes où l’on pédale sous le soleil ». « Sous la pluie et dans le froid, j’ai vite compris que c’était très physique, complète-t-il. C’est devenu un vrai boulot, et plus un loisir. » Si ce n’est qu’il n’a pas été payé pour ce « vrai boulot ». Comme beaucoup de jeunes coursiers peu au fait du système, Vincent Poulain avait tardé à s’immatriculer au registre du commerce, la condition pour percevoir le fruit de son travail. Ce qui n’a pas empêché Take Eat Easy de le laisser pédaler. Quand la start-up a fermé, elle lui devait 5 000 euros. « Ils ont laissé des créances partout, soupire-t-il, mais il ne reste pas grand-chose à saisir pour les rembourser. Leur seule richesse était un algorithme et une base de clients… »
Vincent Poulain a depuis rejoint un collectif d’une cinquantaine de coursiers décidés à traîner Take Eat Easy devant les prud’hommes. Ils réclament la requalification en CDI de leur relation avec la start-up, estimant, comme d’autres travailleurs de plateformes – par exemple Uber (lire l’épisode 11 de l’obsession À l’avant des berlines) –, avoir été soumis à un lien de subordination. En cas d’issue favorable, la procédure aura aussi le mérite de les aider à récupérer les impayés. Fin septembre, le conseil de prud’hommes de Paris s’est déclaré incompétent dans neuf dossiers d’ex-livreurs, mais est en train d’examiner quatre cas soulevés par le collectif. Une nouvelle audience, pour des affaires similaires, doit aussi se tenir fin février. « On ne peut pas imaginer que les coursiers aient été liés à Take Eat Easy par autre chose que du salariat », soutient Me Kevin Mention, avocat de plusieurs d’entre eux.
Si vous n’êtes pas fiable, vous serez pénalisé dans la réservation des “shifts”, pendant les “shifts” et vous serez convoqué pour revoir votre attitude et motivation.
Il en veut pour preuve les multiples contraintes que la plateforme imposait à ses prestataires soi-disant indépendants : utilisation d’un mobile et d’un uniforme maison, contact permanent avec des « managers » pour suivre le déroulé des courses, changements unilatéraux de la rémunération, obligation de s’inscrire à l’avance sur un planning, impossibilité de refuser une commande une fois connecté à l’application… Un Petit guide du coursier Take Eat Easy, consulté par Les Jours, détaillait les gestes attendus de la part des livreurs, « le visage » de la plateforme auprès de la clientèle, selon ses termes. Ils devaient ainsi « rester discrets » en arrivant dans les restaurants, prévenant le patron par « un signe de la main ». Une fois à destination, il leur fallait « [sortir] le paquet du sac, [frapper] à la porte et [donner] le paquet au client en disant : “Bonjour et bon appétit.” » Pour que ses cyclistes filent droit, Take Eat Easy avait aussi développé un système de « strikes » – des mauvais points – pouvant aller jusqu’à la déconnexion. « Si vous n’êtes pas fiable, vous serez pénalisé dans la réservation des shifts, pendant les shifts et vous serez convoqué pour revoir votre attitude et motivation », menaçait le livret. L’un des dossiers aux prud’hommes concerne par ailleurs un ex-« chef coursier », chargé du recrutement et de l’encadrement des livreurs à Nice, sous statut d’autoentrepreneur. Le CDD ou CDI promis par la direction pour septembre 2016 n’a pas eu le temps d’arriver…
La saga Take Eat Easy n’est pas donc pas terminée. Mais ses fondateurs, eux, ont déjà rebondi, ne vous inquiétez pas pour eux. Deux d’entre eux s’apprêtent à lancer une boîte de vélos électriques. Comble de l’ironie, un des deux joue aussi le rôle de « mentor » de jeunes pousses pour un réseau d’incubateurs. Le secteur adore les histoires d’entrepreneurs résilients qui ont su se relever après l’échec. Et quelques procédures aux prud’hommes ne risquent pas de les ternir. Confiés au jugement d’un magistrat professionnel, les dossiers en cours pourraient ne pas connaître de décision définitive avant plusieurs années : 2019, 2020, voire 2021. Autant dire une éternité sur l’échelle de temps de la start-up nation.
Mis à jour le 29 novembre 2018 à 08 h 55. Ce mercredi 28 novembre, la Cour de cassation a rendu un arrêt favorable à un ancien livreur de Take Eat Easy, considérant qu’il n’était pas autoentrepreneur mais bel et bien salarié, du fait du lien de subordination vis-à-vis de l’entreprise.Mis à jour le 28 juin 2019 à 12 h 06. Ce jeudi 27 juin, quatre anciens livreurs de Take Eat Easy se sont vus reconnaître le statut de salariés en CDI par les prudhommes qui leur ont, en conséquence, attribué des indemnités de départ. La semaine précédente, selon « Libération », ce sont onze anciens livreurs qui bénéficiaient de décisions de justice analogues.