Les trois portes de l’IOA (« infirmière d’orientation et d’accueil ») ne restent jamais closes bien longtemps. La pièce se niche dans un recoin stratégique des urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), entre l’accueil administratif, la salle d’attente et le sas par lequel circulent pompiers et ambulanciers. Dimanche 14 juillet en début d’après-midi, Yasmina Kettal s’installe derrière le petit bureau où elle s’apprête à passer sept heures et trente minutes. Debout à ses côtés, Anaïs lui donne un coup de main. Les deux infirmières doivent aller chercher un par un les patients dans la salle d’attente, écouter leur problème, puis les répartir géographiquement dans le service selon la gravité de leur état. L’IOA, qu’on appelle aussi « le tri », s’apparente à un rond-point à l’entrée des urgences, desservant tous les chemins possibles. À l’exception des cas les plus critiques, directement envoyés au déchocage, tous les patients passent par ici avant de voir un médecin.
L’ordinateur indique à Yasmina combien de patients attendent d’être reçus. Un ou deux, comme aujourd’hui : tout va bien. Quand il y en a une dizaine, les heures suivantes s’annoncent intenses. En cliquant sur l’étiquette d’un patient, l’infirmière peut consulter son dossier. Derrière elle, une fente aménagée dans le mur permet à l’accueil de lui glisser des documents. Deux moniteurs vidéo fixés en hauteur retransmettent ce qui se passe en salle d’attente et dans le sas pompiers. Quand le bleu des gyrophares se reflète dans l’image ou sur la fenêtre en verre dépoli, Yasmina devine qu’un nouveau patient arrive. S’il est âgé de plus de 15 ans et 3 mois, il passera par ici. Si c’est un enfant, il ira en face, aux urgences pédiatriques.
Yasmina lit le nom du premier patient à voix haute. Anaïs emprunte la porte principale pour se rendre dans la salle d’attente et revenir avec lui. L’homme s’assied sur une chaise et explique, avec ses quelques mots de français, qu’il souffre de démangeaisons et de plaques. Peut-être une réaction allergique. Anaïs prend sa température. Une fois l’examen terminé, Yasmina décide de la suite. « Retournez dans la grande salle d’attente, le docteur va vous appeler. » Selon le code en vigueur aux urgences, elle lui a attribué la couleur « bleue », c’est-à-dire le plus petit degré de gravité sur une échelle qui va jusqu’au rouge. Les patients « bleus » doivent être reçus dans les quatre heures suivant leur arrivée
Le patient suivant est classé « vert » : il doit être examiné dans les deux heures et son cas nécessitera sans doute des examens. Il pense avoir été piqué au pied par une araignée, la veille au soir. Malgré l’antihistaminique qu’il a avalé, la douleur remonte jusqu’à la hanche. « Vous avez vu l’araignée ? », lui demande Yasmina. « Non, quelqu’un que je connais m’a dit que ça devait être ça. »
Bien évaluer les patients, dès le départ, est crucial. Le « triage » dure en moyenne six minutes. Les infirmières fondent leurs décisions sur les symptômes, la douleur exprimée, les données mesurables (tension, température, glycémie), les antécédents, les risques qu’elles sont capables d’anticiper. Sous-estimer la gravité de l’état de quelqu’un peut conduire à des complications inattendues. La surestimer risque de créer des embouteillages entre plusieurs patients qui exigent une prise en charge rapide. Le temps d’attente est un casse-tête, pour les patients « bleus » et « verts » comme pour les suivants : les « jaunes » doivent être vus par un médecin en une heure, les « orange » en vingt minutes. Les « rouges », heureusement rares, nécessitent qu’on s’occupe d’eux sans délai. « Ils sont enregistrés a posteriori dans le système informatique, tellement c’est grave », nous avait expliqué le chef du service, Mathias Wargon, le premier jour de notre immersion (lire l’épisode 1, « “Les Jours” se réveillent aux urgences »).
Yasmina et Anaïs, toutes deux en poste à l’hôpital Delafontaine depuis trois ans, trouvent cet après-midi plutôt fluide : les patients s’enregistrent par petites grappes, n’attendent pas trop et se montrent conciliants. Personne n’est furieux. Les infirmières demandent inlassablement aux nouveaux arrivants s’ils ont « des maladies » pour lesquelles ils prennent « des médicaments tous les jours » (souvent du diabète ou de la tension), et lesquels. Si besoin, elles prennent la température, proposent du paracétamol, vérifient la glycémie ou la tension. Pour qui n’a pas l’habitude (c’est-à-dire la photographe Claire Delfino et moi), ce défilé ininterrompu mobilise déjà une attention considérable. Selon l’état de santé et l’humeur de chacun, la pièce se charge d’une atmosphère tantôt légère, tantôt plombante.
Un sexagénaire hémiplégique, sans domicile fixe, fait son entrée sur un brancard. Une crise d’épilepsie l’a fait tomber de son fauteuil roulant. Il est un peu confus, ne se souvient pas de la date, cite « Sarkozy » comme président de la République. Anaïs lui fait tirer la langue. « Elle est belle ? », s’enquiert le patient, amusé. « Je sais pas trop, c’est une langue », répond l’infirmière, qui en voit toute la journée.
Blessure au foot. Un jeune homme s’est déboité l’épaule « dans un duel pour le ballon ». Détendu et beau gosse, il plaisante avec les pompiers et sourit aux infirmières.
Une femme a eu une crise de convulsions, causée par son arrêt récent de l’alcool. Son fils l’accompagne, inquiet mais habitué. Ce n’est pas la première fois que sa mère supporte mal le sevrage. Les infirmières, anticipant un risque de delirium tremens, classent la patiente en « orange » et renseignent son fils sur la consultation d’addictologie.
Une adolescente de 15 ans, venue avec sa grande sœur, a mal au poignet depuis « un faux mouvement ».
« On m’a percutée à l’arrière, alors que j’étais arrêtée à un rond-point », explique une femme élégante en tailleur. Son accident de voiture a eu lieu ce matin, au retour du travail. Elle a mal à la tête, à la nuque, au dos.
Une dame âgée, diabétique, avec un signe hindou sur le front. Elle ne parle pas français. Son voisin, qui l’accompagne, se charge de traduire : il y a trois jours, la dame a marché sur du verre et beaucoup saigné. Son pied ne va pas bien, ils craignent que le bout de verre soit resté à l’intérieur.
Un jeune homme en jogging et casquette a mal à la main depuis le 2 juillet. Le généraliste a conclu à une entorse, mais la douleur est toujours là. « Faudrait retourner chez votre médecin », tente Anaïs. « Il est pas là, il est en vacances », répond le patient, avant de repartir vers la salle d’attente désormais bien remplie.
Une femme s’est pris un coin de fenêtre entre les deux yeux. Les infirmières regardent la plaie, qui nécessitera peut-être un ou deux points de suture. La femme s’inquiète, demande si ça fait mal. Yasmina la rassure : « On anesthésie, ma belle. »
Franchement, les flics se sont retrouvés à dix sur lui, ils lui ont mis des coups avec leurs chaussures.
« J’ai l’appendicite », explique un patient qui, selon ses recherches Google, en a tous les symptômes. Yasmina n’en prend pas ombrage, mais préfère s’en assurer. « Est-ce qu’il y a une boule qui sort ?
Une jolie toxico de 20 ans s’est « troué la main » en escaladant une grille la veille. Son bandage artisanal fait peine à voir. « C’est vous qui l’avez fait, le pansement ? », demande Anaïs. « C’est mon pote. » Sa paume et son auriculaire sont bien esquintés. Elle ne se souvient plus si son vaccin contre le tétanos est à jour.
Un adolescent de 16 ans revient après un bref passage hier, pendant sa garde à vue. Ecchymoses, contusions, bras tordu mais pas cassé, dent fêlée, plaie au visage. Aujourd’hui, il n’est pas accompagné de policiers mais de son grand frère, plutôt mécontent. « Franchement, les flics se sont retrouvés à dix sur lui, ils lui ont mis des coups avec leurs chaussures. » Le grand frère veut des preuves pour pouvoir porter plainte, il craint de repartir sans rien. Yasmina le calme et lui explique : « On va faire un certificat médical descriptif. Le médecin va noter l’intégralité des blessures et évaluer l’ITT (incapacité totale de travail, ndlr). N’hésitez pas à tout lui dire. »
Les infirmières ont l’habitude de désamorcer les situations tendues et de rassurer, tout en gardant un œil sur l’horloge. Les trois portes de la pièce s’ouvrent de temps à autre : une cadre de santé rapporte du Doliprane, un « patient psy » adolescent cherche les toilettes, un médecin a une question, une dame âgée glisse une tête polie : « Excusez-moi, Mademoiselle, j’ignore si j’ai le droit, mais est-ce que je peux m’acheter un café ? »
Qu’est-ce qui vous arrive, Monsieur ?
— Trrrrop bu.
— Combien ? Une bière, deux bières, trois bières ?
— Trrrrois bouteilles de whisky.
Yasmina et Anaïs n’arrivent pas à remettre la main sur le patient suivant, arrivé en état d’ébriété. Elles demandent à un collègue, qui l’a vu passer : « Il fait le torero dehors. » Il finit par ramener son look de routard et son accent de l’Est dans la pièce.
« Qu’est-ce qui vous arrive, Monsieur ?
Trrrrop bu.
Combien ? Une bière, deux bières, trois bières ?
Trrrrois bouteilles de whisky.
Des petites ?
Non, des grrrrandes.
Vous avez mal quelque part ?
Oui, ici (il montre son front). Trrrrépanation.
Vous avez eu une trépanation ? Vous avez des maladies, Monsieur ?
Non, pas encore.
Vous prenez des médicaments tous les jours ?
Ce n’est pas très bon avec l’alcool, vous savez. »
Une sexagénaire en boubou expose son problème d’un ton théâtral. « Il y a longtemps que je n’ai plus mes règles, mais ce matin, j’ai vu le sang. » Les infirmière penchent pour une cystite ou une infection urinaire, elles lui donnent un pot pour une analyse d’urines. La dame peut quitter la pièce.
« Je reviens pas ici ?
Non.
Alors au revoir. Que Dieu vous bénisse. »
Deux cyclistes anglophones, mi-bronzés mi-rouges, en tenue de vélo, portent une gourde et des lunettes de soleil. Vision incongrue. L’un des deux a fait une chute et s’est luxé l’épaule. Yasmina mobilise son meilleur anglais. « Do you want some painkiller (un antidouleur, ndlr) ? » Elle essaie de lui expliquer ce qu’il a, s’interroge tout fort : « Comment on dit “luxation” en anglais ? » Le deuxième cycliste comprend : « luxation ». Anaïs retourne sur ses pas avant d’installer le patient dans un box : « Where is the feuille ? »
Un homme mûr accompagné de sa sœur explique qu’il est épuisé. Le travail en pleine canicule, le divorce, sa belle-famille… En l’écoutant, difficile de comprendre ce qui l’amène. Il a l’air en colère. Notre appareil-photo l’agace, sa sœur semble gênée. C’est l’un de ces « patients psy » qui arrivent aux urgences faute de mieux. Un peu plus tard, dans le couloir, il nous apostrophe : « Vous êtes de la Sécurité militaire ? »
Le ballet continue jusqu’au soir. Mal de tête, mal au ventre, mal à la gorge, lumbago. Coupure en nettoyant un évier. Démangeaisons. Calculs rénaux. Fourmillements. Abcès. Problème de testicule. En moyenne, 150 patients passent chaque jour par les urgences de l’hôpital Delafontaine. Yasmina nous confie son record personnel à l’IOA, qui date de début juillet : 90 patients accueillis en sept heures trente de garde. Entre deux cas, il arrive à Yasmina et Anaïs de sourire, de plaisanter ou d’être émues. Nous, on se demande si la piqûre d’araignée était bien une piqûre d’araignée, si la dame en sevrage réussira à arrêter de boire, si les cyclistes, de retour chez eux, raconteront leur passage à l’hôpital de Saint-Denis. Yasmina et Anaïs n’ont pas vraiment le loisir de se poser ces questions. Leur boulot de la journée consiste à ce que tous ces patients puissent passer le plus vite possible à l’étape suivante. À l’image, finalement, de tout le service des urgences.