On a parfois des adversaires hétéroclites. C’est le cas de David Thomson qui a dû se battre cette semaine en justice d’une part contre Christian Estrosi, le maire de Nice, et d’autre part contre une jihadiste. Au cœur de ces deux procédures, « Les revenants ». « Les revenants », c’est la toute première obsession des Jours, et l’épisode 1, son tout premier article, le jour du lancement du site en février 2016. Cinq saisons et 32 épisodes plus tard, ces articles étaient republiés sous forme de livre coédité par Le Seuil et Les Jours (lire l’épisode 7). Ce travail, l’aboutissement de longues années de travail, basé sur le dialogue direct avec des jihadistes que David Thomson a suivi sur le très long cours, a reçu le prix Albert-Londres en 2017 (lire l’épisode 13).
« C’est pas tous les jours qu’on a à défendre un prix Albert-Londres », se réjouit Martin Pradel, l’avocat de David Thomson. « C’est Albert-Londres versus les gens qui ne veulent pas comprendre parce qu’ils sont dans la petite politique. » Vous aurez reconnu Christian Estrosi, qui attaquait David Thomson et Le Seuil pour « complicité de diffamation envers un dépositaire de l’autorité publique » devant le tribunal correctionnel de Nice. Ce jeudi, il a débouté Christian Estrosi de sa plainte et prononcé la relaxe pour David Thomson. La phrase qui avait mis Estrosi en toupie est tiré de la saison 5 des « Revenants ». Dans un épisode consacré à Quentin, jeune jihadiste niçois parti en Syrie après avoir été embrigadé par « Omar Omsen » – de son vrai nom Omar Diaby –, gros recruteur du jihad à Nice. De retour en France et sorti de prison, Quentin confie à David Thomson qu’il en veut beaucoup à Omar Diaby mais également à Christian Estrosi, dont il dénonce la passivité qui, selon lui, a permis au recruteur d’enrôler une centaine de jihadistes, faisant de Nice la ville la plus touchée par le phénomène. « Pourquoi avoir attendu notre départ, avoir attendu le départ de tous ces Niçois et de tous ces Français pour enquêter, alors que Omar était bien connu ? Quand je suis parti, ça devait être la sixième ou septième saison de ses vidéos, ça faisait des années qu’il était dessus, pas juste quelques mois, donc ils savaient les intentions d’Omar. Il avait été arrêté en partance pour l’Afghanistan. Il savait très bien ce qu’il faisait au quartier Saint-Charles. J’en veux au maire de Nice parce qu’il était au courant de tout ça, il a laissé faire. »
On ne peut pas porter plainte contre des faits, même si ceux-ci sont embarrassants politiquement.
Forcément, David Thomson est heureux de cette décision et confie sa satisfaction aux Jours : « On ne peut pas porter plainte contre des faits, même si ceux-ci sont embarrassants politiquement. Ce travail journalistique est basé sur des années d’entretiens directs et de suivi de jihadistes. Dès mon premier livre en 2014, et ensuite avec Les revenants, je montre notamment comment la ville de Nice est devenue l’un des principaux foyers du jihadisme français et le danger que cela représente pour la sécurité nationale. La réalité, c’est que cela s’est produit sous le mandat de Christian Estrosi. Mais ce travail est totalement dépolitisé, il aurait dû servir d’alerte, pas faire l’objet d’une bataille judiciaire. »
L’avocat Martin Pradel y voit une victoire pour le journalisme en général : « Une décision contraire aurait eu pour conséquence de rendre plus difficile pour les journalistes ce mode de travail de recueil de la parole brute, un travail de reproduction de dialogues qui doit pouvoir se faire sans tabous et permet d’apporter des outils d’analyse. » Une victoire pour le journalisme en général et celui des Jours en particulier, insiste Martin Pradel : « Je suis content pour Les Jours parce que c’est la démarche des Jours d’être dans la réflexion et dans ce mode de journalisme qui va jusqu’au fond des questions. »
Mais aller jusqu’au fond des questions peut comporter quelques risques. David Thomson ne le sait que trop bien. On s’expose, par exemple, à recevoir des messages tels que celui-ci : « Je ferai couler ton sang. Mon Seigneur est témoin. » C’est pour cette menace de mort et plusieurs autres envoyées à David Thomson par Whatsapp que Sonia Belayati était jugée cette semaine. Sonia Belayati, les abonnés des Jours la connaissent sous le prénom de « Lena », puisque, pour des raisons évidentes, les noms des « revenants » ont tous été changés, mais le procès est venu briser cet anonymat. Elle apparaît dans la saison 4 des « Revenants », en l’occurrence des « Revenantes » puisqu’elle est consacré aux femmes parties faire le jihad. Quand David Thomson raconte l’histoire de Lena dans Les Jours, elle est de retour en France, mais absolument pas repentie.
Aux Jours, on ne se souvient que trop bien du premier coup de téléphone de Lena à David pour le menacer de mort. Il était à la rédaction, et avec l’équipe, on buvait un coup pour fêter la sortie du livre. Elle avait lu. Elle n’était pas contente. C’est à cette occasion qu’on a appris qu’elle était repartie en Syrie. Plusieurs autres messages écrits de la même teneur ont suivi.
À l’audience, Sonia Belayati – qui a déjà été condamnée en décembre dernier à huit ans de prison pour association de malfaiteurs terroristes – a d’abord nié être l’autrice de ces messages, raconte l’avocate de David Thomson pour cette affaire, Jennifer Halter. « Madame Belayati parle énormément, elle a beaucoup de choses à raconter parce qu’elle vit très mal sa détention, ce qui est compréhensible. Elle a commencé par dire que ce n’était pas elle, ou alors qu’elle écrivait sous la menace d’Omar Diaby », dont elle a rejoint la katiba (la brigade) à son retour en Syrie. « Elle a aussi dit, poursuit Me Halter, que c’était une des femmes d’Omar Diaby qui avait rédigé les messages. Le président a fini par lui dire qu’il ne comprenait rien à ce qu’elle racontait, et là, elle a admis avoir écrit les textos, mais qu’elle l’avait fait parce qu’elle ressentait la pression d’Omar Diaby. » Pourquoi ? « Parce qu’elle s’est sentie trahie. Il y avait beaucoup d’invectives », raconte l’avocate de David Thomson. « Elle a fini par lasser la procureure, qui, devant les explications peu crédibles et peu convaincantes et l’absence de regrets ou de remords, a requis dix-huit mois d’emprisonnement. » Sonia Belayati a été condamnée à dix mois de prison pour « menaces de mort réitérées en relation avec une entreprise terroriste » qui viennent s’ajouter à sa première peine. À l’annonce du jugement, pendant de longues minutes, elle a hurlé.