Il y avait un homme à côté de cet autre homme. Et encore un autre serré à côté du précédent dans ce chalutier gavé d’hommes et de femmes de la cale au pont. Ils étaient près de 800 dans un rafiot de 21 mètres, 800 individus devenus autant de cadavres. Taina Tervonen désigne de la main le volume d’un corps, c’est grand, un homme, alors imaginez-en 800. « Il y a un moment où ça devient insupportable : on ne reproduit que des chiffres et les chiffres ne veulent plus rien dire. » C’est là toute l’ambition éditoriale des Jours et celle de l’incroyable récit des Disparus : découvrir les humains au-delà des chiffres, la vie derrière les statistiques.
Pendant plus d’un an pour Les Jours, Taina Tervonen a remonté la trace de ceux qui sont morts le 18 avril 2015 dans le naufrage de leur bateau en Méditerranée en tentant de gagner l’Europe. « Ces corps-là ne sont pas des corps anonymes, dit-elle. Chaque mort est singulière, ce sont 800 personnes différentes qui sont mortes. » Tout au long de son enquête, Taina a suivi les bribes de la vie de « PM390047 » : c’est ainsi qu’à la morgue italienne, on a désigné les restes de cet homme mort dans le naufrage, à savoir la coque jaune citron d’un vieux Nokia. Après 21 épisodes publiés sur Les Jours, Les disparus deviennent un livre publié ce jour aux éditions Fayard, Au pays des disparus. Une nouvelle trace de PM390047.
On n’arrive pas à voir ces personnes comme des gens qui nous ressemblent. Je fais appel à l’émotion pour que le lecteur se projette. Il faut être précis, il faut être dans le détail, il faut dire sa sensation physique.
« Le nœud du problème, explique Taina Tervonen, journaliste finlandaise parfaitement francophone et qui a fait sa vie à Paris, c’est qu’on n’arrive pas à voir ces personnes comme des gens qui nous ressemblent. Je fais appel à l’émotion pour que le lecteur se projette. Il faut être précis, il faut être dans le détail, il faut dire sa sensation physique. » Pour Les Jours, dont Les disparus représentent l’une des enquêtes les plus importantes, Taina va filer de Sicile en Grèce avant, de partir arpenter le Sahel accompagnée du photographe Laurent Hazgui, de se rendre au Niger, au Sénégal… Avec un objectif : tenter de rendre une identité, crayonner une de ces vies noyées dans la Méditerranée.
« Avant de partir au Niger, raconte Taina, j’ai regardé mon appartement : tout est là, tout est disponible. De quel droit interdirait-on aux autres de vouloir ça ? » Elle va en croiser des hommes et des femmes qui veulent « ça », eux aussi. Ceux qui sont revenus, ceux qui ne sont pas partis, ceux qui, comme Ibrahima, rencontré au cours de l’enquête, au Sénégal, n’a pas pu, au dernier instant, monter dans le rafiot (800 dollars pour être entassé sur le pont, 300 dollars pour être entassé dans la cale) et ceux qui, malgré les témoignages, les morts, les tortures, veulent partir. Pour Les disparus, elle a reçu le prix Louise-Weiss du journalisme européen, elle qui a touché du doigt la frontière la plus lointaine du vieux continent, au Niger, où on tente de contenir ceux qui s’en vont. « Cette décision de partir, explique Taina Tervonen, on ne peut pas l’enlever aux gens : qui est-on pour leur dire de ne pas partir ? »