«AVFT bonjour… » Derrière la verrière, sur sa chaise de bureau, Clémence Joz, juriste de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, s’est emparée du téléphone posé sur la table. À l’autre bout du fil, Stéphanie, salariée dans le secteur du tourisme. « Ma psy m’a conseillé de vous appeler », glisse-t-elle d’une voix claire, avant de lâcher : « Ça fait six ans que je subis du harcèlement sexuel par mon chef. » Clémence Joz descend ses lunettes sur son nez et commence à taper son récit sur un ordinateur portable, tout en sondant doucement son interlocutrice. « Depuis combien de temps vous travaillez dans cette entreprise ? Vous occupez quel poste ? C’est une grosse équipe ? », défriche-t-elle d’abord. Puis, Stéphanie, peut-être rassurée par la voix calme de son interlocutrice ou par la sensation que sa confidente sait ce qu’elle fait, se lance, sans jamais flancher.
« Mon supérieur m’a agressée sexuellement en décembre. Je ne peux plus retourner sur mon lieu de travail. Je suis émue de vous le raconter.
N’hésitez pas si à un moment vous voulez qu’on arrête ou qu’on se rappelle…
Non non, je suis contente de vous parler. »
Dès son arrivée il y a six ans dans la boîte familiale devenue grosse machine depuis, Stéphanie, aujourd’hui trentenaire, s’est sentie « redevable ». Embauchée alors qu’elle galérait au RSA, elle considère que ses patrons l’ont « sortie d’affaire ». Un sentiment qui l’a rapidement mise dans une position compliquée : ayant à cœur de tout donner pour la société, elle a préféré taire les agissements de son chef, m’expliquera ensuite l’écoutante de l’AVFT. Ce dernier a peut-être même deviné les craintes de la jeune femme, trop effrayée à l’idée de retomber dans la précarité pour dénoncer le harcèlement qui débute quelques mois après son embauche.
Un jour, alors qu’elle est seule dans son bureau, elle est surprise par Joseph, son supérieur, qui arrive derrière elle et l’embrasse dans le cou. Elle n’en parle à personne, se sent « honteuse ». Il veut la tutoyer, mais elle impose le vouvoiement, « pour garder une barrière ». Peine perdue : Joseph n’a visiblement pas l’intention de laisser filer sa proie. Sur la messagerie professionnelle, il l’assaille de smileys en forme de cœur ou de fleur. De l’autre côté de la cloison qui sépare leurs bureaux, il lui mime un cunnilingus. Alors, Stéphanie installe un panneau entre eux, « pour ne plus voir sa tronche ». En déplacement, il la coince dans un ascenseur, lui susurre qu’ils auraient dû partager la même chambre d’hôtel. « Moi, je suis seule, enfermée avec lui, donc je minaude, je m’écrase, j’ai peur qu’il devienne violent », s’agace Stéphanie, comme excédée. Sa voix brise le silence du bureau de l’AVFT aux murs blancs, où sont rangés les épais dossiers d’autres victimes. Dans le haut-parleur, son ton assuré laisse deviner son envie de se battre.
« Ça, ce sont les événements qui vous ont le plus marquée. Est-ce qu’au quotidien il y a eu d’autres choses ? », relance Clémence Joz, courbée sur son bureau, comme pour se rapprocher physiquement du téléphone et de la victime. Évidemment, il y a eu d’autres choses. Les remarques sur son physique – « T’es bonne », « T’es sexy » –, les fois où il la bloque contre le mur dans les couloirs, les questions déplacées – « Quand est-ce qu’on couche ensemble ? », les sifflements… Tant de comportements répétés devenus habituels pour la commerciale, qui ne finira par tout dénoncer qu’après « le coup de grâce », quand la menace pesante est devenue physique.
Un matin de décembre, son supérieur fait irruption dans le bureau que Stéphanie partage avec sa collègue Martine. Joseph interroge Martine sur une affaire en cours et, pendant qu’elle parle, en cherchant dans ses dossiers, il se penche pour attraper un papier sur le bureau de Stéphanie. Et en profite au passage pour saisir la tête de la jeune femme et la coller contre son bas-ventre. « Comme ça, on dira que vous aussi, vous en voulez », siffle-t-il. La scène dure à peine quelques secondes, si bien que Martine ne la voit même pas et que Joseph peut quitter tranquillement le bureau. Sous le choc, Stéphanie met un instant avant de se lancer à sa poursuite. Trop tard, il est déjà entré en réunion. Alors, elle déboule dans le bureau de son assistante, en larmes et tremblante. Aucun réconfort, aucun soutien ne lui est apporté. Déconfite, la commerciale se met en arrêt. Son harcèlement sexuel aura duré six ans.
Des récits comme celui de Stéphanie, l’AVFT en a recueilli des milliers depuis sa création, il y a 34 ans. Sur la seule année 2017, 223 femmes ont saisi l’association, spécialisée dans les violences sexuelles au travail, pouvant parfois aller jusqu’au viol. Privé, public, cages d’escalier, bureaux de banque, couloirs de ministères, blocs opératoires, locaux syndicaux, open spaces de journaux, aucun milieu n’échappe au fléau. Le processus, lui, se révèle presque toujours le même : un supérieur, un collègue qui a l’ascendant, des propositions sexuelles, une victime souvent isolée qui finit par partir en arrêt maladie, et qui perd son emploi dans 95 % des cas suivis. C’est souvent à ce moment-là que l’AVFT intervient, lorsque les femmes se retrouvent au pied du mur. Parfois aussi parce qu’elles ont croisé la bonne personne, celle qui aura songé à les placer sur la route de l’association, comme ce fut le cas pour Stéphanie. Un soulagement pour la commerciale, abandonnée par son encadrement qui se contente de la menacer quand elle dénonce son agression sexuelle : « Attention à vos propos, il y a un risque de diffamation. » Là encore, aucune main n’est tendue dans sa direction.
On sait qu’il reste très difficile d’apporter des preuves. Mais il existe ce qu’on appelle le “faisceau d’indices”, plusieurs éléments – certificats médicaux, attestations de vos proches – mis bout à bout qui éclairent sur la situation.
Prise de crises d’angoisse et de tremblements à l’idée de retourner sur son lieu de travail, Stéphanie est en arrêt depuis son agression. Elle n’a plus ses règles – à cause du choc, d’après sa gynécologue. Suivie par une psychologue, c’est lors d’une séance qu’elle entend parler de l’association, avec laquelle elle vient d’échanger depuis plus d’une heure et quarante minutes. Une habitude à l’AVFT, où le premier appel, comme celui de Stéphanie, ne dure jamais moins d’une heure. C’est qu’il en faut du temps pour se sentir en confiance, se rappeler les agissements de son harceleur, lister les différentes options juridiques, évoquer les conditions d’un départ de l’entreprise…
Pour le moment, l’association devrait aider Stéphanie à rédiger un récit le plus circonstancié possible de ces six années de harcèlement, destiné à sa direction. « C’est beaucoup d’informations d’un coup, pensez à ce que vous voulez faire », rassure Clémence Joz. Qui ne se laisse pas décourager par les « c’est ma parole contre la sienne » inquiets de Stéphanie. « Ça, c’est une idée reçue. On sait qu’il reste très difficile d’apporter des preuves, que les collègues ont peur de témoigner. Mais il existe ce qu’on appelle le “faisceau d’indices”, plusieurs éléments – certificats médicaux, attestations de vos proches – mis bout à bout qui éclairent sur la situation. »
Après avoir raccroché avec Stéphanie, Clémence Joz prend deux autres coups de fil. Des femmes qu’elle suit depuis déjà quelques temps. Joséphine, d’abord, qui travaille dans le secteur de la petite enfance. Face aux minots, son collègue n’a jamais hésité à lui balancer des « t’es sexy pour ton âge », « ma cougar préférée », « j’ai envie de te bouffer la chatte » et autres amabilités. Quand elle ose s’en ouvrir à ses chefs, son harceleur lui fait subir des représailles à coups d’intimidations et de remarques désagréables. Il la menace même physiquement, toujours devant les mômes. Il sera finalement muté. Quant à Joséphine, son contrat ne sera pas renouvelé. La double peine : renvoyée pour avoir dénoncé.
Hélène, elle, a découvert une caméra dans les toilettes de la société où elle exerce. Sur les images, on distingue clairement les femmes nues aux WC. Son patron a d’abord joué les étonnés, avant d’affirmer qu’il voulait vérifier que les salariés ne couchaient pas ensemble. Puis, nouvelle version, il souhaitait en fait s’assurer que personne ne se droguait en cachette.
Joséphine et Hélène ne travaillent plus. Et l’argent manque. Comment payer leurs frais d’avocate quand on n’a plus d’emploi ? Comment vivre alors que l’employeur ne remplit pas ses obligations envers la Sécu et qu’on se retrouve privée de revenus ? Est-ce que les avocats vont bien s’occuper de leurs dossiers malgré leurs difficultés de paiement ? L’inquiétude des deux victimes est palpable. Clémence Joz, toujours penchée sur son bureau vers le combiné, leur apporte les précisions qu’elle peut et promet de se renseigner. Même angoisse pour cet époux, en ligne avec une autre juriste de l’AVFT, Léa Scarpel, de l’autre côté de la verrière, dans les lumineux locaux de l’association. Sa femme a été agressée sexuellement et violée par un supérieur. Elle a porté plainte, mais arrive au bout de trois ans d’arrêt maladie. L’employeur a promis de l’accompagner financièrement pour la rupture de contrat. « Mais on ne sait pas ce que ça veut dire, ni à quoi ça correspond. Elle avait presque vingt ans d’ancienneté. On ne veut pas se lancer dans une nouvelle procédure aux prud’hommes, déjà que le pénal traîne… » La juriste l’oriente vers une avocate du travail.
Clémence Joz et Léa Scarpel ne sont pas les seules à gérer les permanences téléphoniques de l’AVFT. Les salariées de l’association se relaient, à raison d’une demi-journée par semaine ou tous les quinze jours, pour tenir cet accueil, les lundis après-midi et les mardis et vendredis matin. L’année dernière, ce même standard a dû fermer pendant quatre mois, tant l’organisation s’est retrouvée « submergée par un flot ininterrompu de saisines des femmes victimes de violences sexuelles au travail mais aussi de professionnel·le·s à la recherche d’informations. » Rouvert en juin 2018, notamment grâce aux fonds accordés par la Fondation des femmes, il ne constitue pourtant qu’une partie du travail des membres de l’association. Même si, rien qu’en février, 137 personnes ont contacté le standard, pour des cas de harcèlement sexuel ou des demandes de formation, notamment. De quoi occuper les sept salariées – une formatrice, une adjointe administrative, la directrice générale Maryline Baldeck et quatre autres titulaires, essentiellement chargées du soutien aux victimes. Car l’AVFT ne fait pas seulement de l’écoute : demain, elle organisera une formation dans une fac, elle interviendra auprès des institutions, elle plaidera lors d’une audience…
Ces derniers mois, les femmes victimes appellent pour des faits récents, alors qu’auparavant cela pouvait durer plusieurs années. On sent qu’elles réagissent plus tôt.
« Le plus gros du boulot se trouve dans le suivi des appels, des dossiers qu’on a ouverts où on assiste les femmes, la gestion à distance, l’accompagnement juridique, les courriers au procureur, la saisine du Défenseur des droits… On va aussi aux audiences, s’il y en a. On assure aussi une partie formation », énumère Clémence Joz, debout devant l’étagère remplie de dossiers colorés, à l’épaisseur impressionnante et qui constituent autant de parcours de victimes aidées par l’AVFT. Des femmes qui prennent la parole de plus en plus rapidement, si l’on en croit la juriste. « Ces derniers mois, elles appellent pour des faits récents, alors qu’auparavant cela pouvait durer plusieurs années. On sent qu’elles réagissent plus tôt. » Faudrait-il y voir un effet des dernières affaires médiatisées, qu’elles s’appellent DSK ou Denis Baupin, Georges Tron ou Harvey Weinstein ? Un signe, pour le moins, que ces femmes « prennent le droit », rappelle Marilyn Baldeck, la directrice générale. Cheveux courts et énergie à revendre, voilà quinze ans qu’elle travaille au sein de l’organisation. Accoudée dans l’embrasure de la porte de la petite cuisine aux carrelages fleuris, elle résume le combat de l’association : « La défense d’une femme, ce n’est jamais la défense d’une seule femme, mais la défense des femmes. »