Ce matin-là, quand Inès se lève, elle « ne le sen[t] pas ». Un mauvais pressentiment lui serre le ventre quand elle enfile son uniforme vert bouteille et prend le chemin du dépôt RATP de Vitry-sur-Seine, au sud de Paris, comme elle le fait chaque jour depuis quatre ans. La conductrice, grande brune aux yeux noirs de 26 ans, s’assoit pourtant derrière le volant de son bus, le 184. Il est midi ce dimanche 31 août 2014, le soleil brille haut sur le trajet qui sépare la porte d’Italie de la prison de Fresnes. Les passagers sont rares, la chauffeuse s’attend à une journée ennuyeuse. Par chance, un collègue grimpe à l’arrêt Mairie de Cachan. Inès ne le connaît pas vraiment, mais elle a l’habitude de tailler une bavette sur le chemin avec les confrères de passage, « c’est sympa, ça fait de la compagnie », raconte-t-elle aux Jours. Fathi, machiniste de 32 ans, embauché deux ans avant elle au sein de la compagnie de transports en commun parisiens, « lui parle de son boulot, son bus, ses trajets… » Au passage, il lui demande son numéro. Inès décline mécaniquement, « passe à autre chose ». Dans le milieu très masculin des machinistes (8 % de femmes, selon un rapport 2017 de la RATP), la conductrice est habituée aux sollicitations de ses collègues.
Fathi décide finalement de l’accompagner jusqu’au bout de la ligne, car il veut profiter des toilettes du « cabanon », un bâtiment réservé au repos des chauffeurs quand ils arrivent au terminus. Une fois garée, Inès lui ouvre les WC et s’assoit dans la pièce attenante, profitant de sa pause pour envoyer quelques SMS. Dans cinq minutes, la conductrice reprendra le volant du 184 pour faire le trajet dans l’autre sens.
Une fois sorti des toilettes, Fathi se jette sur elle pour l’embrasser. La conductrice le repousse vivement, pensant qu’il va s’arrêter là, mais il lui attrape les poignets et la plaque contre le mur du petit cabanon. Fathi lui prend le visage entre les mains, approche ses lèvres, la jeune femme se dégage encore. Mais il n’en a pas fini avec elle. Il lui caresse les fesses, agrippe sa main gauche pour la diriger vers son sexe en érection et lui glisse à l’oreille : « Tu vois l’effet que tu me procures ? » Le chauffeur lui touche « les parties » par dessus le pantalon, raconte-t-elle pudiquement. Jusqu’où pourrait-il aller ? La violer ? La tuer ? Terrorisée, Inès lui demande « au moins une centaine de fois d’arrêter », mais n’a pas la force de « sortir de son étreinte ». Elle tente de s’enfuir mais il la rattrape, se colle derrière elle, commence à se frotter contre ses fesses, en lui murmurant : « Ça fait tellement longtemps que j’attends ça. » Le conducteur « veut la briser ». Inès, qui s’est toujours vue comme une femme forte, se sent comme un jouet entre ses mains.
Inès tente un argument désespéré : elle doit reprendre le service, et si elle ne répond pas aux appels radio, ils vont envoyer les secours. Son agresseur prend peur, il lâche sa proie. La jeune femme sort du cabanon comme anesthésiée, pose un pied devant l’autre et retourne machinalement vers son bus. Son agresseur la suit. Terrorisée, elle démarre, reste silencieuse, tandis que Fathi se tient près d’elle et lui demande pardon. Et puis, comme s’il ne s’était rien passé, il descend à l’arrêt Carrefour des Poulets, à Cachan, en lui lançant : « Tu me rappelles, hein ? »
Ce jour-là, une partie de moi s’est cassée.
La conductrice meurtrie parvient à traîner son bus jusqu’au terminus, porte d’Italie, puis s’effondre en larmes devant ses collègues, qui la conduisent au commissariat pour qu’elle dépose plainte. Fathi est vite confondu et jugé en comparution immédiate quelques jours plus tard. À l’audience, Inès découvre, médusée, que son collègue n’en est pas à son coup d’essai. Une voyageuse a dénoncé une agression sexuelle, un mois avant la sienne, dans un courrier au service juridique de la RATP : le même procédé, le même conducteur. Le chauffeur a bien été convoqué par sa hiérarchie, mais comme « il a nié les faits », explique la RATP aux Jours, le dossier a été classé. Et Fathi a donc été remis au contact du public. Un mois plus tard, il agresse Inès.
Le machiniste est condamné pour agression sexuelle à douze mois de prison, dont huit avec sursis, et deux ans d’obligation de soins, puis est licencié de la RATP dans la foulée. Inès est rassurée, elle voit dans ce jugement une « reconnaissance de [son] statut de victime » face à un homme qui n’a cessé de clamer qu’elle était consentante. Mais le soulagement ne dure pas : les conséquences du choc traumatique sont dévastatrices. La jeune femme s’enfonce dans une profonde dépression ponctuée de cauchemars macabres où elle rêve qu’elle se fait tuer, d’insomnies et de crises de panique. Elle n’a plus la force de se lever, de sortir de chez elle, ni même de s’occuper de ses deux enfants, qu’elle confie à sa mère. « Il m’avait enlevé toute ma joie de vivre, confie-t-elle aux Jours, quatre ans et demi après son agression. Je n’étais plus la même jeune fille pétillante, j’étais devenue agressive et parano. Ce jour-là, une partie de moi s’est cassée. »
Quelques mois après son agression, Inès essaye de reprendre le travail. Mais sa direction refuse sa demande de changement de dépôt. « Tous mes collègues savaient ce qu’il s’était passé, raconte Inès. Pour eux, j’étais devenue une fille facile, ils me sollicitaient sans arrêt. “Je peux te toucher les collants ? Quand est-ce que tu viens me faire un massage ?” Certains me disaient même que je l’avais bien cherché. Avant, ces remarques ne m’auraient pas touchée, mais là, je n’avais plus les épaules. » Quand l’ambiance devient trop pesante, la machiniste est à nouveau placée en arrêt-maladie, mais les pertes de salaire deviennent si importantes qu’elle ne peut plus faire face aux factures. Pourtant, elle s’accroche, persuadée qu’elle finira par retrouver sa vie d’avant. Mais une décision de sa direction enterre sa détermination : un an et demi après son agression, en février 2016, Inès écope de quinze jours de mise à pied sans solde pour n’avoir pas envoyé son arrêt-maladie sous 48 heures et pour absence injustifiée. Pendant ses quinze jours de congé forcé, la chauffeuse tente de se suicider : elle avale quinze Lexomil, un anxiolytique, et conduit sa voiture dans un ravin. Elle s’en sort avec quelques contusions, mais le traumatisme psychologique est si profond qu’un expert judiciaire la reconnaît handicapée à 8 %.
La RATP ne s’arrête pas là : à l’été 2016, moins de deux ans après son agression, Inès est licenciée par la Régie pour « faute grave » (absences injustifiées, port de baskets et un abandon de poste un jour où elle croise son agresseur dans le bus, se défend Inès). La conductrice rejoint celui qui l’a violentée sur le banc des « révoqués de la RATP ». La sanction lui fait l’effet « d’une douche froide » : « Ce jour-là, la RATP a fait de moi une coupable. Ils m’ont arraché le statut de victime que le tribunal m’avait donné, confie-t-elle, amère. Je suis devenue coupable de mon agression, du harcèlement de mes collègues, de ma dépression. Ils ne peuvent pas imaginer ce qu’ils m’ont fait. »
Interrogée sur cette affaire par Les Jours, la RATP indique : « Le machiniste impliqué a fait l’objet d’une procédure disciplinaire et compte tenu des éléments de l’enquête, il a été révoqué pour ce motif. » Quand nous cherchons à avoir des précisions sur les causes du licenciement d’Inès, la RATP insiste sur les manquements de la conductrice, notamment ses absences injustifiées.
Inès l’ignore, mais elle est loin d’être la seule à dénoncer l’attitude de la Régie face à ses salariées qui se plaignent de violences sexuelles sur leur lieu de travail. Plus d’une dizaine d’agentes – dont Les Jours ont pu retrouver la trace – se battent aujourd’hui à l’intérieur de l’entreprise ou devant les tribunaux pour obtenir justice. Parmi elles, quatre sont actuellement accompagnées par l’Association européenne contre la violence faite aux femmes au travail (AVFT), que Les Jours suivent depuis le début de cette obsession. « La RATP est un sujet de préoccupation pour l’association compte tenu de la régularité avec laquelle ses agentes nous saisissent depuis plusieurs années », souligne Marilyn Baldeck, sa déléguée générale. Salariée de l’AVFT depuis quinze ans, elle constate qu’« il est rare de recevoir autant d’appels pour une seule entreprise, même de cette importance ». Des cas auxquels la RATP, négligente, n’apporte pas de réponse satisfaisante, comme nous le verrons dès demain dans le prochain épisode du Sale boulot.