À Beni (République démocratique du Congo)
Le bureau du lieutenant-colonel Jean-Baptiste Kumbu, à Beni, pourrait difficilement être décrit autrement que comme une cabane. Située en bord de route, à côté d’une station essence dont les pompes demeurent moins inflammables que l’haleine des soldats qui en gardent l’entrée, la cahute en bois est une parfaite métaphore de la justice en République démocratique du Congo : improbable. Comme le journaliste Emmanuel Kateri l’avait prédit (lire l’épisode 3, « Ebola en RDC : secrets et défiance »), l’avocat général militaire près de la cour opérationnelle du Nord-Kivu a accepté de me rencontrer. Dans la pièce exiguë, assis sur deux chaises de jardin en plastique empilées l’une sur l’autre derrière un pupitre où s’entassent des documents menaçants de s’écrouler, Kumbu est en train de finir un dossier lorsqu’il me reçoit pour parler du meurtre du docteur Richard Mouzoko (lire l’épisode 2, « Ils ont tué le « docteur Richard »).
Le jour suivant l’assassinat du docteur Richard Mouzoko, nous avons déclenché les enquêtes. On n’avait pas de piste. Tous ceux qui étaient Maï-Maï dans la ville, nous étions obligés de les interpeller.
L’affaire, qui a eu lieu dans le cadre de la dixième épidémie de virus Ebola en RDC, a fait suite à plusieurs mois de tensions grandissantes entre la population de la région et la « Riposte », du nom de l’ensemble des organisations déployées sur le terrain pour combattre la maladie sous l’égide du ministère de la Santé congolais et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (lire l’épisode 1, « En RDC, un meurtre à l’ombre d’Ebola »). L’utilisation d’escortes armées, la brutalité des interventions médicales et la manipulation de l’épidémie à des fins politiques ont fini par créer un fossé infranchissable entre les équipes médicales et les communautés. La présence de bandes armées autour de Butembo va faire monter la violence d’un cran.
« Le jour suivant l’assassinat du docteur Richard Mouzoko, nous avons déclenché les enquêtes, se remémore Kumbu de sa voix rauque et monocorde, sur le ton du rapport. On n’avait pas de piste. Tous ceux qui étaient Maï-Maï dans la ville, nous étions obligés de les interpeller, et lors des interrogatoires, nous leur avons posé des questions pour savoir s’ils avaient participé. Sinon, s’ils savaient quel groupe a lancé l’attaque. Nous avons interpellé 54 personnes, y compris les médecins. Finalement, nous en avons arrêté 27. »
Kumbu est un personnage difficile à saisir. Je le verrais deux fois en personne au cours de mon investigation. Non seulement il m’exposera les résultats de son enquête, souffrant que je le rappelle à maintes reprises pour corroborer certains faits, mais pour une raison qui ne me sera jamais totalement claire, il me donnera aussi accès aux suspects en détention. Cherche-t-il à faire bonne figure et à montrer son zèle dans une affaire suivie par la communauté internationale ? L’avocat général a la réputation d’arrêter des personnes innocentes pour leur soustraire des cautions astronomiques en échange de leur liberté. Il serait aussi proche des services de l’Agence nationale de renseignement (ANR), dont les émissaires sont universellement haïs en RDC. Même si la Monusco a apporté un soutien logistique et légal à l’enquête par le biais de conseillers, le gage, dans un contexte si complexe, me semble plus limité que l’organisation onusienne ne voudrait le croire.
Kumbu situe les prémices de la préméditation du meurtre à décembre 2018. Quatre médecins, les docteurs Hypolite Kisako Sangala, Aurélien Paluku Lwendo, Jean-Paul Witende Mundama et Gilbert Kasisiwawa Kasereka, se réunissent pour parler des inégalités de traitement entre les staffs locaux et les « étrangers » de la « Riposte ». « Quand les équipes sont arrivées, il y avait des médecins expatriés et des médecins congolais qui venaient de Kinshasa, de Kisangani et d’autres provinces de la République. Ils ont ensuite incorporé des médecins locaux [de Beni et Butembo, ndlr] qui gagnaient une prime de 20 dollars par jour, alors que les expatriés touchaient plus de 20 000 dollars par mois, et les médecins venus d’ailleurs en RDC autour de 15 000 dollars par mois. Tous les postes de commandement étaient entre les mains de médecins non-locaux. » Ces inégalités créent, selon Kumbu, un sentiment d’injustice tel, que les quatre médecins envisagent de trouver un moyen pour faire partir les intervenants étrangers et ainsi reprendre eux-mêmes les rênes de la réponse contre Ebola.
Quelques semaines plus tard, en janvier 2019, dans une tente de la « Riposte » à l’hôpital du quartier de Katwa, les docteurs Mundama et Kasereka se seraient de nouveau retrouvés pour mettre en œuvre le « projet ». Cette fois-ci, un cinquième docteur, Ezechiel Mumbere Karasaba, est aussi présent. « Il est décédé depuis. Karasaba disait qu’Ebola n’existe pas, alors il recevait des gens qui souffraient de cette maladie et il est mort de ça », dit Jean-Baptiste Kumbu.
En dehors de la tente, un certain Jean Kambale Mokusa attend que la réunion se termine. Le jeune homme, qui est décrit comme le président de la jeunesse de la Kyaghanda Yira, une association culturelle du peuple Nande, est venu à l’invitation de Karasaba, avec qui il s’entretiendra à la fin de la réunion. Dans cette histoire, Mokusa est inséparable d’un autre jeune homme lui aussi membre de la Kyaghanda Yira : Samuel Kambasu Loyi. Tous deux joueront, selon leurs propres dires, un rôle d’intermédiaire entre les médecins et les exécutants.
Comment toute une Organisation mondiale de la santé peut envoyer des médecins non compétents ? Nous nous sommes posé de multiples questions.
Je rencontre Loyi le lendemain dans la petite prison adjacente au bureau de Jean-Baptiste Kumbu. Le bâtiment
Samuel Kambasu Loyi, vêtu du même survêtement bleu marine qu’il portait en arrivant en prison, ne semble pas chercher un instant à dissimuler une quelconque responsabilité. « Après la réunion dans la tente, Karasaba a dit à Jean Kambale Mokusa que lui et les autres médecins étudiaient comment éradiquer la maladie totalement, relate Loyi. Il a donné deux pistes de solution : la première piste était que chaque structure de santé locale soit équipée pour combattre la maladie. La deuxième solution, que tous les médecins expatriés et les Kinois puissent partir parce qu’ils sont à la base du problème, qu’on laisse les médecins de Butembo s’en occuper. Alors ils ont dit que ces gens ne peuvent pas partir comme ça, il faut un groupe de Maï-Maï pour les déstabiliser pour qu’ils partent. » « Et vous vous êtes dit que c’est une bonne idée d’aller voir les Maï-Maï ? » « Bon, répond Loyi, riant nerveusement. Vous voyez, la maladie nous a beaucoup dérangés. Nous avions aussi d’autres choses, les massacres, tout ça, alors quand la maladie a persisté, on n’a pas su comprendre. Tout le monde avait besoin que la maladie puisse terminer. Comme les docteurs eux-mêmes ce sont eux qui soignent et ils proposaient cette solution… »
Loyi a un beau-frère ancien Maï-Maï, Paluku Kensekele, alias « Pablo boîteux », avec qui il prend contact. Ils se réunissent tous les trois, ainsi qu’avec Kakule Kisengesenge, un employé de la mairie de Butembo, le 21 janvier, dans un boui-boui du quartier de Vungi. « Comment toute une Organisation mondiale de la santé peut envoyer des médecins non compétents ? Nous nous sommes posé de multiples questions, quoi », raconte Loyi. Le groupe en serait alors venu à la conclusion pour le moins originale que le meilleur moyen de mieux comprendre la situation était d’enlever le docteur Jean-Christophe Shako, l’un des médecins de Kinshasa alors coordinateur de la « Riposte » à Butembo, pour lui demander des explications. « Il faut nous comprendre, la maladie était devenue grave et les élections annulées, on se posait tellement de questions », justifie Loyi.
Une semaine plus tard, une autre réunion aurait eu lieu. Selon le colonel Kumbu et plusieurs témoins interviewés, le docteur Ezechiel Mumbere Karasaba appelle Jean Kambale Mokusa pour demander à la troupe rassemblée de rejoindre le docteur Mundama dans une autre gargote. Là, Mundama aurait remis 700 dollars à Pablo boîteux pour couvrir les « frais » des combattants et leur aurait promis 20 000 dollars s’ils réussissaient à faire fuir les étrangers.
À ce stade du récit, les médecins disparaissent de l’histoire, tout comme Jean Kambale Mokusa et Samuel Kambasu Loyi. Le 14 mars, le docteur Shako est muté à Bunia avant que l’idée baroque du kidnapping ne puisse être mise à exécution. Selon le lieutenant-colonel Kumbu, Pablo boîteux, Kakule Kisengesenge et un alliage composite de personnes appartenant ou ayant appartenu à des milices, participent à la destruction d’un Centre de traitement Ebola (CTE) de la ville. Mais voyant que les « non-locaux » ne partent toujours pas, la décision de frapper plus fort encore aurait été prise le 14 avril, à peine cinq jours donc avant le meurtre. La clinique universitaire du Graben est identifiée comme une cible idéale car éloignée du centre-ville, et Kakule Kisengesenge y est dépêché avec un certain JB.
Arrivés à l’entrée de l’hôpital, les deux compères demandent à un infirmier de leur indiquer le médecin responsable sous prétexte qu’ils cherchent un emploi dans la « Riposte ». Sans se méfier, celui-ci leur indique alors le docteur Mouzoko, en pleine discussion un peu plus loin sur une pelouse. « Ils vont le saluer, “bonjour docteur”, et puis ils sont partis », dit Kumbu.
Le 19 avril, la clique se serait regroupée dans la maison d’une vendeuse de kasiksi, un alcool de banane. À midi, Pablo boîteux envoie un chauffeur de taxi chercher les armes puis déposer Kisengesenge et deux autres hommes, Eli Kambale (alias « Faux Mbuma ») et un certain « Prof », devant l’hôpital. Alors que les deux autres remontent jusqu’à la salle de réunion, Prof tire en l’air, puis sur un infirmier qui est blessé à la jambe. Kakule Kisengesenge et Faux Mbuma entrent dans la salle et, en swahili, demande à tout le monde de s’allonger sur le sol. Selon Kumbu, le docteur Mouzoko, qui ne parle pas swahili, reste debout et Faux Mbuma tire sur le médecin au niveau des hanches. Selon un témoin dans la salle, le docteur se serait allongé comme tout le monde. Les deux hommes collectent des ordinateurs et des téléphones, puis sortent. Mais quelques minutes plus tard, Kisengesenge revient dans la salle et tire de nouveau sur Richard Mouzoko.
Les médecins ont donné la mission de faire tout pour faire fuir. Mais quand tu dis à un bandit qui opère avec des armes “il faut faire tout pour que ce monsieur-là puisse fuir le quartier”, il va utiliser les armes. Et quand on utilise les armes, les conséquences sont des blessures et des morts.
Les hommes se dispersent rapidement dans les bois d’eucalyptus entourant l’hôpital, bien avant que la police et l’armée ne soient sur place. Selon Jean-Baptiste Kumbu, ils se regroupent plus tard dans la journée pour partager le butin. Au cours de l’enquête, le téléphone de Richard Mouzoko sera retrouvé chez Kakule Kisengesenge.
Kumbu s’arrête et je relis mes notes, allant d’une page à l’autre de mon carnet plusieurs fois. Où est l’ordre, à quel moment les médecins demandent-ils l’assassinat de Mouzoko ?
« On est bien d’accord, les médecins n’étaient pas impliqués dans la décision de tuer le docteur ?
Ils ont donné la mission générale. Ils ont donné la mission de faire tout pour faire fuir. Mais quand tu dis à un bandit qui opère avec des armes “il faut faire tout pour que ce monsieur-là puisse fuir le quartier”, il va utiliser les armes. Et quand on utilise les armes, les conséquences sont des blessures et des morts.
Vous allez demander quelle peine pour eux ?
La mort. La perpétuité c’est encore bien parce qu’il va vivre. Il va manger, il va dormir.
Ça, c’est contre les médecins ?
Tout le monde. »
Maître Billy Ndasisima aimerait bien faire un peu plus que son âge. Polo blanc, casquette vissée sur le crâne, à 28 ans (« 29 en mai »), le jeune avocat de la défense exerce depuis à peine cinq ans et sait bien que les dossiers qu’il traite (dernièrement, des soldats accusés de violation des droits de l’homme dans la province du Kasaï) sont des mastodontes qui demanderaient à n’importe quel avocat expérimenté de mettre son cabinet entier à contribution. Mais le jeune homme et ses associés, mi-militants, mi-entrepreneurs, n’ont pas plus les ressources nécessaires à leur travail que Kumbu
Ndasisima m’emmène voir Kasereka, assigné à résidence dans sa maison de Butembo grande comme dix fois la cellule où croupissent les autres détenus. Le docteur, un petit homme mince et nerveux qui nous reçoit dans son salon, était le responsable du centre de transfusion sanguine, ainsi que le vice-président de la commission laboratoire et recherche de la « Riposte » de Butembo. « Nous tenions des réunions hebdomadaires de routine à l’antenne locale de la division provinciale de la santé, explique-t-il. Kumbu m’a demandé qui y participait, j’ai cité les trois médecins permanents. »
Selon les termes de l’avocat général, Gilbert Kasisiwawa Kasereka est celui qui « est passé aux aveux » et aurait parlé d’un complot fomenté par les médecins. Le docteur, qui m’assure avoir pu bénéficier de la présence de ses avocats pendant les interrogatoires, rejette l’interprétation de ses propos. « On a constaté qu’il y avait une disparité dans le traitement financier et on s’est demandé : “Qu’est-ce qui fait qu’on soit mal payés alors que nous sommes déjà aptes à faire ce que les autres font ?” Ce n’était pas pour nuire à quelqu’un », explique-t-il. Une lettre de réclamation, cosignée, aurait alors été envoyée à la division provinciale de la santé et à la « Riposte ».
Les docteurs Hypolite Kisako Sangala et Aurélien Paluku Lwendo, rencontrés quelques jours plus tôt dans la chambre d’hôpital où ils ont trouvé refuge, nient eux fermement avoir participé à quoi que ce soit. « On ne peut pas se passer de l’OMS ni de Kinshasa, c’est vraiment stupide, on a besoin de l’appui des partenaires », plaide Sangala. Les deux médecins ne sont par ailleurs pas cités par Kumbu au-delà de la première réunion de « mécontentement ».
Gilbert Kasisiwawa Kasereka admet lui avoir retrouvé Jean-Paul Witende Mundama et Ezechiel Mumbere Karasaba quelques semaines plus tard en janvier à l’hôpital de Katwa. « Je suis allé pour faire un recouvrement à l’hôpital qui avait accumulé un retard de paiement. De loin, j’ai aperçu Mundama et je suis allé lui dire bonjour. Il était avec un monsieur que je ne connaissais pas, c’est après que j’ai appris que c’était Karasaba. » Mundama l’aurait alors invité à prendre place dans la fameuse tente, et aurait repris sur le sujet des médecins étrangers et des inégalités. Kasereka dit s’être senti mal à l’aise. « Ma conscience me disait que ça ne m’intéresse pas. Je lui ai dit : “Non non, j’ai autre chose à faire au bureau.” Je suis parti, j’ai pris ma voiture et je suis rentré », affirme-t-il.
Gilbert Kasisiwawa Kasereka, qu’il soit parti ou non de cette entrevue comme il le décrit (et si tant est qu’elle ait jamais eu lieu), ne joue lui-même plus aucun rôle dans la suite des événements tels qu’ils sont décrits par l’avocat général. Seuls Karasaba et Mundama auraient eu un contact direct avec les exécutants, d’abord à travers les deux intermédiaires, puis en personne lors de la remise de l’argent dans le restaurant. Mais il y a un problème majeur avec Karasaba et Mundama. Quelque chose qui me semble bien pratique pour tout le monde : l’un est mort, et le deuxième est en fuite.