À Beni (République démocratique du Congo)
Un calme inespéré règne dans les allées de gravier du Centre de traitement Ebola (CTE) de Beni en cette fin d’après-midi de février 2020. Près de deux ans après l’apparition des premiers cas dans le petit village de Mangina (lire l’épisode 1, « En RDC, un meurtre à l’ombre d’Ebola »), l’imminence d’un clap de fin sur la réponse à la dixième épidémie d’Ebola en République démocratique du Congo donne au complexe médical des airs de ville fantôme. La seule patiente, une femme de 57 ans arrivée la veille au soir, est alitée dans l’un des nouveaux « cubes » disposés en demi-cercle dans la cour centrale. Sans autre tâche à effectuer, un petit groupe d’aides-soignants désœuvrés s’est attroupé autour de la structure en plastique récemment développée par l’ONG Alima. Les parois transparentes permettent non seulement de voir les malades, mais aussi de leur prodiguer certains soins depuis l’extérieur grâce à des gants intégrés, sans avoir à enfiler un équipement de protection complet.
Pour l’heure, engoncée dans une combinaison jaune, munie d’un masque de plongée, gants en latex et poignets scotchés, une infirmière est penchée au-dessus de la patiente recroquevillée dans un petit lit de fer blanc. Elle s’assure du bon fonctionnement de la perfusion qui vient de lui être posée pour distiller goutte à goutte un traitement ayant lui aussi fait ses preuves pendant cette épidémie. « Vérifie l’oxymètre », suggère une autre infirmière assise un peu plus loin sur des marches. La femme, qui sortira du CTE vivante le 3 mars, sera l’une des dernières personnes à être contaminées par le virus. Mais malgré les incroyables avancées biomédicales, celle-ci ne devra réellement sa vie ni au « cube », ni encore au traitement qui lui a été administré, mais au travail de Julienne Anoko.

Quelques jours plus tôt, c’est cette anthropologue camerounaise qui avait su convaincre la femme de ne pas sortir du cantonnement où elle était confinée avec son mari depuis le décès de leur fille. « Elle disait que sa fille était déjà morte, qu’il n’y avait plus de raison pour elle d’être là. Au fond, elle faisait une dépression », raconte Julienne Anoko. Pour lui remonter le moral, elle lui avait alors apporté une photo prise avec son fils et sa fille aînée, souriants. « Son visage s’est illuminé, et elle a fini par accepter de rester, pour eux. » La maladie ayant été détectée dès les premiers symptômes, la patiente a pu être hospitalisée et prise en charge dans les premières 48 heures
Depuis février 2019, Julienne Anoko est la première anthropologue titulaire en poste à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette consécration marque la reconnaissance grandissante accordée au rôle que jouent les sciences sociales en matière de santé publique, et pour cela la Camerounaise a dû se battre, enchaînant les terrains les plus rudes : l’Angola, où elle a été contactée en 2005 lors d’une épidémie de virus Marburg, la peste à Madagascar, le virus Zika et bien sûr Ebola.
L’importance du travail anthropologique pénètre tous les échelons, de la nécessité de comprendre les pratiques locales en matière de santé à l’identification des « influenceurs » qui peuvent créer l’adhésion aux gestes barrières, en passant par l’impact des pratiques religieuses ou, dans le cas du Nord-Kivu, l’omniprésence du transport à moto (lire l’épisode 2, « Ils ont tué le « docteur Richard »). Grâce à Julienne Anoko, la « Riposte », du nom de l’ensemble de l’opération de lutte contre Ebola, finira par créer une plateforme de coordination chapeautée par le président de l’association locale des « motards », une des mesures mises en place en 2019 qui ont permis de changer la donne et de reprendre le dessus sur l’épidémie.
Malgré tout, l’anthropologue a conscience que sa fonction est souvent bien mal comprise des équipes médicales qui se reposent sur elle comme on s’appuierait sur une béquille. « Depuis l’épidémie en Afrique de l’Ouest, l’anthropologue est devenu la solution magique à tous les problèmes. Les gens font des bêtises sur le terrain et disent après : “Heureusement que les anthropologues sont là pour nettoyer tout ça !” », raconte-t-elle. Nos interviews sont d’ailleurs constamment interrompues par des appels qui lui demandent de répondre à tout et n’importe quoi, jusqu’à l’absurde. Des toilettes bouchées dans un cantonnement créent le mécontentement parmi ceux qui y sont confinés ? Il faut que Julienne Anoko s’en charge.

L’anecdote prête à sourire, mais ne reflète que trop bien l’approche cloisonnée de cette réponse, comme tant d’autres avant elle. Tout comme la réalité sécuritaire de la région n’a été envisagée par la « Riposte » que vis-à-vis de la menace qu’elle pourrait représenter pour ses équipes, les toilettes bouchées sont vues comme un potentiel élément perturbateur pour sa mission et non comme un droit et un besoin de base pour l’hygiène et la dignité des personnes cantonnées sous sa responsabilité.
Dans un article publié en 2018 dans la revue American Anthropologist, l’anthropologue Veronica Gomez-Temesio décrit comment les réponses aux épidémies d’Ebola, focalisées sur les procédures biomédicales et le risque de propagation, font ainsi de leurs patients « des zombies », c’est-à-dire des corps sans existence politique et sociale, envisagés uniquement sous le prisme du risque biosécuritaire. Les massacres, l’enjeu historique de l’élection présidentielle du 30 décembre 2018 à laquelle la population de Beni et de Butembo ne pourra pas participer (lire l’épisode 3, « Ebola en RDC : secrets et défiance ») ou même simplement le besoin de se rendre au travail pour subvenir aux besoins de sa famille sont considérés comme des situations complètement distinctes de l’épidémie. « Les communautés ont bien senti que leurs besoins n’étaient pas le sujet, ni pour le gouvernement ni pour la communauté internationale, estime Trish Newport, qui a coordonné la participation de Médecins sans frontières à la réponse humanitaire. Mais ces problèmes ne peuvent pas être séparés. »
Si vous tapez Ebola sur internet, vous trouverez des images de films où les gens se liquéfient dans des bains de sang. Mais les hémorragies sont très rares.
Ces interventions parallèles et insulaires ont d’ailleurs des conséquences médicales : des enquêtes menées lors d’épidémies précédentes montrent qu’un patient souffrant réellement de malaria et se présentant à un CTE a 16 % de risques de décéder contre 0,2 % s’il reste chez lui. Pourquoi ? Parce qu’il ne recevra pas de soins pour la malaria qu’il a contractée avant d’avoir été testé négatif à Ebola. Les symptômes étant les mêmes, choisir de se rendre au CTE est un calcul qui peut s’avérer dangereux.
« On a trop verticalisé la réponse », analyse Simone Carter, la coordonnatrice de la cellule Sciences sociales mise en place par l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance). Comme Julienne Anoko, la Canadienne et ses équipes sont allées chercher ce qu’il y avait derrière les « rumeurs » et la défiance des communautés envers la « Riposte ». Pourquoi un certain nombre de personnes ne croient-elles pas à l’existence de la maladie dans la région ? « Si vous tapez Ebola sur internet, vous trouverez des images de films où les gens se liquéfient dans des bains de sang. Mais les hémorragies sont très rares », explique-t-elle. L’hémorragie, qui n’est en fait ni un symptôme courant ni celui qui doit déclencher la consultation puisqu’il est alors déjà trop tard, s’est pourtant retrouvé de façon proéminente sur les posters affichés par la « Riposte » au début de l’épidémie. « La majorité des gens ne pensaient pas à “cacher Ebola”, comme cela a été raconté dans la presse : ils ne pensaient tout simplement pas avoir la maladie », analyse Simone Carter.
À l’heure des fake news et des théories du complot, la leçon est importante. En refusant d’écouter et d’établir un dialogue d’égal à égal, la « Riposte » a construit le récit stigmatisant d’une population réfractaire et manipulée… et ce faisant, justifié l’utilisation de la force. Face aux zombies, les amateurs de films d’épouvante savent bien que l’armée joue souvent le premier rôle ; au Nord-Kivu, la « Riposte » aura parfaitement respecté le scénario. Dans le contexte déjà volatil de la région, l’emploi d’escortes militaires ne pouvait que mener à une escalade de la violence, et l’argent à une surenchère (lire l’épisode 5, « Le meurtre du docteur et l’argent d’Ebola »). Richard Mouzoko, le médecin camerounais assassiné à la suite d’un (réel) complot lié à la manne financière de la « Riposte » (lire l’épisode 4, « Les médecins, les miliciens et la piste du complot assassin »), paiera le prix fort du racisme à peine masqué des organisations internationales si rapides à accéder aux demandes de mesures répressives du gouvernement congolais.
La chercheuse Nanjala Nyabola a établi un constat similaire en étudiant les archives coloniales dans lesquelles sont documentées les interventions des autorités britanniques au Kenya lors de l’épidémie de grippe espagnole en 1918. Les textes « décrivent des Africains ignorants, rejetant l’intervention des nobles Européens », écrit-elle dans un article lumineux, publié dans le magazine américain The Nation et consacré à la couverture de la pandémie de Covid-19 par les médias occidentaux. Comme aujourd’hui, la population fuit alors l’intervention d’étrangers dont les intentions sont, au mieux, floues. Ces archives présentent la violence comme une réponse nécessaire lors d’une crise de santé publique, conclut-elle. Des pratiques qui n’ont pas été remises en question par les gouvernements qui ont succédé à l’ère coloniale et dont le mode de gouvernance est lui-même souvent caractérisé par la violence d’État. Des pratiques qui ont donc été de nouveau déployées contre la pandémie de coronavirus. À Nairobi, des dizaines de personnes ont ainsi été abattues par la police pendant le couvre-feu imposé par le gouvernement.
Je me suis sentie comme si on servait de sauf-conduit à un État qui avait très peu fait ici et qui venait grâce à l’épidémie occuper un territoire qu’il avait abandonné depuis longtemps.
Selon le think tank américain Freedom House, depuis le début de la crise sanitaire, l’état de la démocratie et celui des droits de l’homme se sont aggravés dans 80 pays dans le monde, en permettant à de nombreux gouvernements d’instrumentaliser la pandémie pour justifier des abus de pouvoir. Au Sri Lanka, cité dans le rapport, le Premier ministre Mahinda Rajapakse a notamment ordonné l’arrestation de toute personne contredisant la ligne officielle du gouvernement sur le coronavirus. Des élections ont également été reportées, prolongeant la législature au-delà de la date limite constitutionnelle.
Au Nord-Kivu, il serait pourtant trop facile de rejeter la faute sur le gouvernement congolais, et lui seul. L’OMS, assumant pour la première fois de son histoire un rôle opérationnel au lieu de son traditionnel rôle de conseil, s’est heurtée à des questions complexes, pour lesquelles l’agence onusienne n’avait aucune expérience institutionnelle. Mais face aux mises en garde de ses partenaires plus expérimentés, l’OMS a insisté pour mener les opérations « à sa façon ». Les paiements aux forces armées qu’elle a institués constituent un précédent inquiétant pour la gestion des futures épidémies et vont à l’encontre des standards onusiens en matière de droits de l’homme (lire l’épisode 6, « Meurtre en RDC : les Maï-Maï s’en mêlent »). « Personnellement, je me suis sentie comme si on servait de sauf-conduit à un État qui avait très peu fait ici et qui venait grâce à l’épidémie occuper un territoire qu’il avait abandonné depuis longtemps », confie Julienne Anoko.

La « résistance » des habitants de Beni et de Butembo est donc loin d’être celle d’une population « ignare ». Au contraire, elle est la manifestation de communautés refusant de jouer un jeu de dupes. Alors que le milliard de dollars (845 millions d’euros) dépensé par la « Riposte » a bénéficié à une poignée de personnes en majorité proches du pouvoir, les structures sanitaires privées de la région (c’est-à-dire 95 % d’entre elles), construites et gérées par une population qui n’attend rien d’autre que des ennuis d’un gouvernement central historiquement abusif, sont ressorties affaiblies de la crise. Ce qui présage un possible retour de bâton sanitaire avec la fin des soins gratuits instaurés par la « Riposte ». La succession des épidémies d’Ebola s’accélérant
Était-il si difficile d’imaginer que ces communautés qui s’organisent par elles-mêmes au quotidien, survivent et maintiennent une cohésion admirable malgré les efforts répétés de forces externes pour les déstabiliser
Il y a évidemment un parallèle à dresser avec la situation vécue aujourd’hui, au temps du Covid-19. Les politiques monolithiques de nos gouvernements nous confrontent à une situation que nous savons intenable sur le long terme. Même si elle est démocratique, la gouvernance centralisée de nos États-nations nous déresponsabilise, nous coupe les uns des autres, et ainsi nous rend impuissants, à la merci des décisions d’une poignée d’élus dont le point de vue ne peut qu’être surplombant et partiel. Les rumeurs, théories du complot et mécontentements qui bouillonnent aujourd’hui ne sont
Du docteur Richard Mouzoko, l’OMS a souhaité faire un héros en gravant son nom et son portrait sur l’un des piliers de son siège à Genève. Peut-être le médecin camerounais avait-il réellement quelque chose d’héroïque, poursuivant son travail malgré les risques créés par les agissements de ses collègues