Tous les quatre ans au cœur de l’été, les États-Unis sont saisis d’une fièvre assez peu compréhensible pour un Français ou un Européen. Le pays, aiguillonné par le microcosme politique de Washington
Mais l’histoire violente des États-Unis (quatre présidents assassinés en 230 ans) ainsi que ses aléas plus ordinaires (quatre autres décédés de mort naturelle) ont vite donné une importance nouvelle à la vice-présidence et amené une rapide redéfinition de son rôle. Alors que président et vice-président étaient originellement élus par un seul et même vote des grands électeurs
Au XXe siècle, avec l’émergence d’États-Unis en superpuissance, il devint impératif de définir un ordre de succession présidentiel en 1947 (le « Presidential Succession Act ») au-delà du vice-président, si malheur survenait aux deux élus du ticket. Puis en 1967, après l’assassinat de JFK, un nouvel amendement constitutionnel
Ce renforcement institutionnel de la fonction de vice-président est redoublé depuis la fin des années 1960 par un nouveau rôle politique dans une élection présidentielle désormais ritualisée autour du processus de primaires internes. Le choix du colistier par le futur candidat du parti devient en effet le moment fort de la période comprise entre fin des primaires début juin et convention d’investiture fin juillet-début août. Ce laps de temps est d’ailleurs celui où le parti se rassemble après les rudes combats internes de l’hiver. La décision quant à son colistier devient par conséquent la plus significative pour un candidat national avant son éventuelle accession à la présidence en novembre : il est scruté comme un signe fort de sa maturité politique (savoir choisir un bon partenaire) et de sa faculté à réunir son parti. Ce poids nouveau du colistier est symbolisé par l’institution du débat télévisé des colistiers en 1976, qui correspond aussi à l’association plus étroite du vice-président aux décisions stratégiques une fois au pouvoir.
Et jamais peut-être dans l’histoire récente ce choix d’un colistier n’a été autant examiné que celui du démocrate Joe Biden. Pour une raison évidente qui renvoie aux racines historiques de la vice-présidence : l’âge du capitaine. À 78 ans révolus s’il entre à la Maison-Blanche le 20 janvier 2021, Joe Biden serait de très loin le plus âgé des présidents étasuniens à entamer un premier mandat qu’il achèverait à plus de 82 ans, avec un passé médical chargé même s’il est ancien. Et quoique Joe Biden n’ait pas pris l’engagement public de faire un seul mandat, comme beaucoup de démocrates y songent, cette configuration inédite d’âge et de santé donne à son choix de colistier une importance singulière. Elle est accentuée par la situation du parti démocrate en 2020 dont les primaires n’ont pu se dérouler normalement à cause de la pandémie de Covid-19, le duel entre Joe Biden et Bernie Sanders, champion de l’aile gauche progressiste, étant prématurément écourté. Il convenait donc pour Joe Biden, candidat social-libéral de consensus a minima, de trouver un colistier pour rajeunir le ticket tout en satisfaisant les partisans progressistes de Sanders et apportant les garanties nécessaires de compétence pour un éventuel exercice du pouvoir. Biden a semblé très vite conscient des contraintes multiples de son choix, s’engageant, alors même qu’il n’était pas encore certain d’être le candidat démocrate, à choisir une femme comme colistière. Il s’agissait alors de rassurer un électorat féminin, socle démocrate depuis 1980, encore déboussolé par le sexisme patent de la primaire.
Ne pas choisir une femme noire vous ferait perdre l’élection.
Mais l’actualité inattendue du printemps 2020 a imposé des paramètres supplémentaires à Biden. L’assassinat de George Floyd par quatre policiers de Minneapolis, et les manifestations innombrables dans les métropoles étasuniennes qui en ont suivi (lire l’épisode 12, « Les États-Unis dans une colère noire »), ont renforcé l’identification du parti démocrate comme promoteur du multiculturalisme et des minorités face au républicanisme de Donald Trump s’assimilant de plus en plus à une défense de la seule identité blanche. Le moment historique enclenché par l’assassinat de George Floyd, interrogeant la société étasunienne en profondeur sur les séquelles d’une construction historique aux dépens des Noirs américains, venait aussi souligner une évidence politique. En 2016, un quart de l’électorat d’Hillary Clinton contre Donald Trump était afro-américaine et la minorité noire a joué en 2020 un rôle primordial dans la résurrection de Joe Biden lors des primaires. Comme l’ont écrit une centaine de « black leaders » au candidat démocrate lors de la première semaine d’août, dans cette période de prise de conscience nationale des inégalités raciales subies par les Noirs, il aurait été impensable pour Biden de ne pas choisir une femme africaine-américaine.
En prenant en compte tous ces éléments, le choix de la sénatrice de Californie Kamala Harris comme colistière par Joe Biden semble satisfaire à première vue tous les critères. Agée d’à peine 55 ans, et très active sur les réseaux sociaux où elle aime retourner les armes du dénigrement ironique de Donald Trump contre lui-même, elle incarne bien une génération différente du boomer Joe Biden. Mais membre de la plus prestigieuse assemblée fédérale du Congrès depuis 2017, après avoir été ministre de la Justice de Californie, le plus grand État de l’Union, Kamala Harris présente un parcours rassurant si elle devait exercer de manière impromptue les plus hautes responsabilités. Certes modérée et assez proche de la faction sociale-libérale de Biden, Kamala Harris s’est notablement déportée sur la gauche durant les primaires, se ralliant au projet d’assurance santé publique universelle promu par Bernie Sanders. Fille d’immigrants jamaïcain et indienne de première génération, première colistière pour la vice-présidence issue des minorités, elle incarne enfin à merveille ces États-Unis du multiculturalisme ouvert que les démocrates défendent face à Trump. Le choix de Kamala Harris, qui était attendu depuis des semaines et la mise en place de sa commission de sélection par Biden, apparaît par conséquent logique et sans risque politique apparent.
Il faut cependant nuancer l’enthousiasme débordant que les nombreux partisans de Kamala Harris ont diffusé sur les réseaux sociaux. En rappelant d’abord une évidence : dans l’histoire récente, aucun colistier, aussi brillant soit-il, n’a fait gagner une élection au futur Président. L’exemple par l’absurde est le choix de George Bush Sr qui s’était porté en 1988 sur Dan Quayle, jeune sénateur peu connu de l’Indiana. Celui-ci est devenu la risée, et pour des décennies, de la nation toute entière en se faisant humilier lors du débat télévisé des colistiers par son adversaire démocrate Lloyd Bentsen et sa formule choc lancée au visage d’un Quayle assez prétentieux pour se comparer en permanence à JFK dit « Jack »: « Senator, I served with Jack Kennedy, I knew Jack Kennedy, Jack Kennedy was a friend of mine. Senator, you’re no Jack Kennedy. » Et pourtant en novembre 1988, le ticket Bush/Quayle écrase celui formé par Michael Dukakis et Lloyd Bentsen. Car les Étasuniens votent pour un président, non un vice-président.
Celui-ci ne devient un facteur politique majeur qu’en cas de choix réellement catastrophique, remettant en cause la sagesse politique du candidat présidentiel. Ainsi, en 1972, la candidature démocrate de George McGovern s’effondre lorsque Thomas Eagleton, son premier choix comme colistier, doit se retirer une fois révélé son traitement psychiatrique sous électrochocs dans les années 60. Et plus près de nous, le choix complètement inattendu de John McCain pour Sarah Palin, alors gouverneure d’Alaska, compromet durablement ses chances quand il fut dévoilé qu’il avait pris cette décision sans aucune enquête sérieuse sur cette élue d’évidence peu qualifiée pour la magistrature suprême. Mais Sarah Palin avait, dans un premier temps, enthousiasmé la base conservatrice la plus radicale, ce qui démontre la nécessaire méfiance envers les jugements hâtifs et immédiats sur le colistier.
Ce qui est attendu d’un colistier ou d’une colistière comme Kamala Harris est en premier lieu de ne pas nuire au candidat présidentiel, de lui servir de porte-flingue (« attack dog » en VO) en campagne et de lui être loyal en toute circonstance lors de l’éventuel exercice du pouvoir. Le regard historique porté sur l’aspirant vice-président dépend ensuite du succès du ticket lors de l’élection. Ainsi, la légende rétrospective d’un oncle Joe Biden, choix éclairé et rassurant de Barack Obama pour la vice-présidence en 2008, s’est construit après le triomphe électoral, quand la campagne avait été beaucoup plus chaotique entre les deux hommes. Obama n’hésitait ainsi pas, en septembre 2008, à s’interroger à haute voix devant son équipe sur le nombre de stupidités énoncées par son colistier, comme le racontait le site d’infos Politico*.
Kamala Harris sera donc évaluée, comme tous ses prédécesseurs récents, par sa prestation lors du débat télévisé des colistiers à l’automne, pour lequel elle présente de sérieuses garanties