C’est une petite musique qui finit par faire plus de bruit que la vraie, de musique. Album après album, succès d’écoute après tube en ligne, c’est la même rengaine et la même enquête suspicieuse sur les réseaux sociaux où s’écharpent les fans du rap français. À en croire les internautes sur Twitter ou Instagram, tout le monde serait louche et toutes les écoutes seraient plus ou moins pipeautées sur Spotify, Deezer, Apple Music, Amazon Music, YouTube, les grands acteurs de la musique en ligne où se jouent nos vies musicales aujourd’hui. Vald, PNL, Naps, Gazo, Orelsan… Tout le monde est suspecté de payer pour des écoutes artificielles. Ces derniers temps, c’est Booba, vétéran du game lui aussi régulièrement visé par la rumeur, qui a allumé un contre-feu, captures d’écran à l’appui : Ninho, l’homme aux disques d’or et de diamant qu’il empile depuis ses débuts en 2017, aurait profité de fake streams. La preuve, affirme Booba, il a été numéro un dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est sur Deezer. Pourquoi le public thaïlandais écouterait-il un rappeur francophone ? « Ça s’explique facilement, coupe Ludovic Pouilly, le vice-président de Deezer en charge de la lutte contre les fausses écoutes. On a peu d’utilisateurs dans ces pays-là, mais il y a beaucoup d’expatriés français. Donc, des artistes francophones remontent souvent dans les classements »
Ça fait un an et demi que ça devient plus intense. Il y a probablement un réseau qui les démarche, parce qu’il y a une vraie montée en compétence. Ces artistes n’ont pas envie que ça se sache, d’être affichés, donc il faut que ça soit bien fait.
Car le monde du streaming a beaucoup changé depuis notre dernière enquête sur la question des fausses écoutes, en 2018 (lire l’épisode 3 de la saison 3 de La fête du stream, « Rap : le fraude trip »). L’écoute en ligne illimitée a pris le pouvoir sur l’économie du secteur et achevé de le réorganiser de fond en comble pour nourrir son appétit de musique sans fin. Et c’est le rap qui, en France, a le plus profité de cette révolution historique des usages. Mort de faim alors qu’il a été longtemps négligé par les grands labels (lire l’épisode 3 de notre série Musiques noires, or blanc, « Rap : les majors premières sur le racisme »), prêt à inventer de nouvelles stratégies marketing toutes les deux semaines, en phase avec les goûts d’une jeunesse qui a logiquement été la première à se saisir du streaming et des smartphones, le rap a littéralement avalé la musique en France. Avec ce succès sont venues les petites et grandes arnaques qui ont toujours fait partie de l’industrie musicale. Dans les années 1980, une technique consistait à acheter des disques pour les rendre quelques jours après, ou à les expédier en Allemagne pour les faire revenir en imports vendus plus chers. Aujourd’hui, il s’agit de tirer profit des failles des plateformes numériques. Les fake streams, ou écoutes non-naturelles, sont ainsi apparus très tôt : en 2011, un groupe de rock inconnu s’était ainsi hissé à la deuxième place des singles en France sur Spotify, entre Adele et Rihanna, en demandant à sa famille de faire tourner en boucle un de ses titres.
Dix ans plus tard, la fraude s’est diversifiée, complexifiée et étendue. Jusqu’à alimenter un doute permanent chez les fans et devenir un réel sujet de préoccupation pour la filière dans le monde entier. En France, le Centre national de la musique est ainsi en train de finaliser un vaste état des lieux des pratiques qui tentera aussi d’estimer le montant de cette fraude au clic. Car, ce qui a changé désormais, c’est qu’« une partie de la fraude consiste à impacter le haut des classements », explique un acteur important de la filière, qui refuse d’apparaître au grand jour car, dans ce sujet sensible, tout le monde s’accuse de tricher tout en jurant ne pas y toucher. Si la fraude aux faux streams concernait il y a quatre ans des artistes qui cherchaient à se faire voir, elle touche désormais « des artistes du top 200 qui ont des millions de vrais streams mais vont chercher des streams artificiels pour accompagner un positionnement dans les charts, confirme Ludovic Pouilly chez Deezer. Ça fait un an et demi que ça devient plus intense. Il y a probablement un réseau qui les démarche, parce qu’il y a une vraie montée en compétence. Ces artistes n’ont pas envie que ça se sache, d’être affichés, donc il faut que ça soit bien fait ».
Mehdi Guebli, alias Merkus, est entre autres le manager du rappeur Vald. Pour lui, « l’idée est à chaque fois de créer un cercle vertueux, un effet dopant. Tout dépend du moment où en est un artiste dans sa carrière. Un rappeur en développement va tricher pour se faire voir de l’industrie, obtenir de la visibilité et essayer de rentrer dans les playlists des plateformes, ce qui va entraîner des passages radio, etc. Pour des artistes installés, c’est une question d’ego et une guerre des chiffres. » Un très bon connaisseur du business précise cette ambiance ultracompétitive : « Un artiste ne peut pas avoir fait 50 millions de streams sur un album et faire deux semaines de merde au lancement de son nouveau projet parce qu’il est moins bon. Il faut qu’un lancement s’accompagne d’un effet de succès, donc on sécurise en ajoutant de l’achat plus ou moins massif dans les deux ou trois premières semaines. Ça réconforte l’artiste dans son statut de rappeur qui compte, les consommateurs suivent et tout le monde est content. » Mais cette triche a aussi un effet à plus long terme, en entretenant artificiellement la place de choix de l’artiste dans toute la mécanique des playlists et des recommandations algorithmiques des plateformes. C’est ce qui gêne le plus Mathieu Dassieu, cofondateur du label Baco Records et président de la Félin, la Fédération des labels indépendants : « Ça génère du stream toute l’année une fois que tu es rentré dans ce cercle, mais surtout, ça nous complique la vie à nous, derrière. Quand on se pointe avec nos artistes dans les radios, on nous répond qu’on ne fait pas un montant assez conséquent de streams parce que les chiffres sont devenus inatteignables sans tricher. »
La logique profonde des plateformes de streaming nées à la fin des années 2000, qui ont placé les chiffres d’écoute au premier plan de leur ergonomie et multiplient les playlists qui survalorisent les succès du moment, a ainsi transformé la musique
Si on calcule, on se retrouve avec 28 % de la nouveauté qui serait faussée ? Et on nous dit de faire confiance aux plateformes ? Ça a un effet délétère pour les artistes, qui croient que tout est vérolé.
Ni Spotify France, ni Apple Music, ni Amazon Music n’ont accepté de répondre à nos questions pour cette enquête, mais Deezer n’hésite pas à parler de cette question des fake streams sur laquelle la plateforme française fait figure de bon élève. Selon Ludovic Pouilly, « 7 % du volume de streams quotidien est aujourd’hui détecté comme frauduleux », soit quelque 45 000 comptes à l’activité suspecte (nous reviendrons sur cette notion plus loin dans cette série). Sauf qu’une fois que l’on a posé ce chiffre qui est peu ou prou le même que celui donné par Les Jours en 2018, on n’a pas dit grand-chose. « La vraie question, c’est ce que ça représente dans le haut du classement, avertit ainsi Benoît Tregouët, cofondateur du label Entreprise et agitateur très actif du secteur sur cette question de la manipulation des streams. Déjà, la nouveauté, c’est 45 % du marché français ; donc, si on calcule, on se retrouve avec 28 % de la nouveauté qui serait faussée ? Et on nous dit de faire confiance aux plateformes ? Ça a un effet délétère pour les artistes, qui croient que tout est vérolé. C’est le peloton du Tour de France avec Lance Armstrong devant. » Mais Tony Mefo relativise l’effet de cette fraude sur les classements. « Les chiffres sont gonflés pour alimenter le cirque médiatique, mais un mec qui vend 80 000 albums en aurait quand même fait 50 000 sans tricher. Ce n’est pas le fake stream qui fait qu’un artiste marche, il ne faut pas non plus fantasmer. Si un projet n’est pas viable, ça se voit. » Mais ajouter un peu de faux streams permet d’aller plus vite en prenant moins de risques.
La taille de la fraude aux streams est le sujet d’interminables débats dans le secteur musical aujourd’hui, qui se heurte au cloisonnement des données entre chaque plateforme et chaque maison de disques et empêche donc d’y voir clair. Malgré tout, plusieurs personnes croisées pour cette enquête reprennent sans hésiter ce chiffre de 30 % environ de streams douteux dans les nouveautés françaises