Fin 2017, à Wattrelos, dans le Nord. Abdel Khalik Khamallah, Français né en 1986 dans la ville voisine de Roubaix, fils d’un ouvrier algérien et d’une mère au foyer, père divorcé de cinq enfants et domicilié chez sa sœur, a des allures de Big Lebowski version chti. Barbu, jean et T-shirt, comme le grotesque personnage du film culte des frères Coen. Comme lui également, c’est un oisif sans emploi. Il passe le plus clair de ses journées et une partie de ses nuits dans sa chambre ou sur son canapé à jongler entre ses téléphones, ses deux ordinateurs et ses deux tablettes. Abdel Khalik Khamallah aime les bavardages oiseux avec ses deux seuls copains. Il ne voit presque personne d’autre, vit des aides sociales (470 euros par mois de RSA) et arrondit modestement ses fins de mois en pratiquant au noir la « hijama », une curieuse médecine alternative musulmane à base de saignées et de ventouses. Il prie mais ne va presque jamais à la mosquée, ne fréquente pas de groupe religieux. Il fume, il aime « baratiner » les filles
Abdel Khalik Khamallah est le premier des nouveaux visages du jihad, de ses nouveaux défis, ses nouveaux lieux que cette série, L’hydre, se propose de découvrir. Au moment où les jihadistes font le deuil de leur proto-État irako-syrien, alors qu’ils sont traqués en Afrique, pourchassés sur toute la planète, leur pouvoir de nuisance est pourtant préservé. Les Jours décryptent le sens et le fonctionnement de cette menace née avec le siècle, sans cesse renaissante et qui sollicite, par sa violence et l’intelligence perverse d’une guerre asymétrique, l’organisation et les principes de ses ennemis des démocraties occidentales. L’assassinat de l’enseignant Samuel Paty et l’attaque contre la basilique Notre-Dame de Nice, en octobre 2020, procèdent de cette nouvelle ère du jihad désormais plus numérique.
Le 4 décembre 2017, Abdel Khalik Khamallah est arrêté par la police antiterroriste. Il reconnaît presque immédiatement être un agent de l’État islamique en France. L’enquête a ensuite montré qu’avec ce personnage en apparence trivial la justice était tombée incidemment sur un des rouages les plus importants dans l’Hexagone, peut-être en Europe, de l’organisation jihadiste. « J’ai un fantasme comme 99 % des musulmans, je souhaite un califat », a-t-il ensuite avoué aux juges d’instruction. Pourtant, il n’a jamais été en Syrie et n’a même jamais envisagé de prendre part directement à une action violente. Le 30 octobre 2020, après une audience passée inaperçue dans un tribunal correctionnel de Paris alors absorbé par le procès des attentats de janvier 2015, il a été condamné à neuf ans de prison ferme pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », une peine proche du maximum de dix ans. Dans les attendus de son jugement, le tribunal a notamment écrit : « L’idéologie de nature jihadiste porte intrinsèquement en elle une cruauté incommensurable qui vise à détruire le concept même d’humanité (…). Prendre part au développement de cette idéologie par mise en œuvre d’une propagande organisée s’inscrit dans la stratégie même de l’État islamique car elle en constitue le ferment. » C’était une des premières condamnations en France
Ça ne devrait pourtant pas être une surprise. Al-Qaida, organisation à l’origine du jihad mondial, a depuis longtemps compris que la lutte médiatique, c’était « la moitié du combat », selon la formule employée en 2010 par Ayman al Zawahiri, alors bras droit d’Oussama Ben Laden et qui lui a succédé après sa mort, en 2011. Avant internet, les premiers jihadistes de l’Afghanistan sous occupation soviétique (1979-1989) avaient déjà manié de main de maître la communication vis-à-vis de l’Occident, alors complaisant. Passé à l’offensive contre les États-Unis notamment, Oussama Ben Laden et ses amis ont perfectionné ce jihad médiatique dans la première ère du web. Ainsi que l’ONU l’a écrit dans un rapport en 2014, Al-Qaida avait déjà déployé au début du XXIe siècle une machine numérique mondiale aux fins de propagande, recrutement, financement, entraînement (avec élaboration et mise à disposition de tutoriels pour la préparation d’attentats) et planification des opérations. Une première condamnation au titre de la guerre numérique d’Al-Qaida est intervenue en France en 2012, contre Adlène Hicheur, un physicien nucléaire sanctionné de cinq ans de prison pour avoir diffusé la propagande de l’organisation et lui avoir fourni un soutien financier via internet.
C’était avant cependant que l’État islamique, enfant terrible d’Al-Qaida devenu son rival, ne porte le jihad médiatique à son apogée, à l’époque des réseaux sociaux et des smartphones, ce qui nous ramène en Syrie autant que dans le Nord, chez le geek Abdel Khalik Khamallah. L’enquête a montré que depuis son canapé de Wattrelos, celui-ci était monté assez vite en grade dans l’EI entre 2016 et 2017, passant du statut de « mounassir » (participant volontaire agréé à la propagande en ligne, seulement activé par de simples contacts numériques) à celui d’administrateur, puis enfin d’administrateur supérieur du centre médiatique An-Nûr (« La lumière ») France, organe de propagande francophone de l’État islamique. Il opérait sur deux comptes Telegram, la messagerie sécurisée créée par des opposants russes, où il animait des dizaines de chaînes vidéo ainsi que 23 forums de discussion. Il noyait parallèlement de contenus de l’État islamique Twitter, Facebook et des listes de mails, au moyen d’outils informatiques permettant la création anonyme de comptes. Il utilisait une vaste palette de logiciels d’édition en accès libre et des instruments comme Tor, un navigateur développé à partir de 2006 par des libertaires américains et des défenseurs de la liberté d’expression qui permettent de ne laisser aucune trace numérique de son cheminement sur internet.
Pour tout cela, Abdel Khalik Khamallah, qui n’a pour seul diplôme qu’un bac technologique, n’a eu besoin d’aucune compétence supérieure ni d’équipements sophistiqués
Le déluge de productions horrifiques de l’État islamique diffusé par Abdel Khalik Khamallah et reconstitué par la police à partir du désossage de ses ordinateurs donne le vertige. Avec l’aide de Google Traduction et de mounassirs, il déversait à longueur de journée des bulletins d’information « officiels » de l’EI, des communiqués appelant à commettre des attentats ou en revendiquant, des livres sur la préparation physique ou tactique à la guerre, des « tutos » sur l’utilisation d’armes de guerre ou la confection d’explosifs, des chants religieux extrémistes, du verbiage d’endoctrinement religieux fondamentaliste et surtout… du sang, du sang, du sang. Des centaines de ces films d’horreur réels devenus la spécialité du groupe irako-syrien, images de combat et surtout d’exécutions. L’État islamique, bien plus qu’Al-Qaida, a une prédilection pour l’ultraviolence, sa marque de fabrique. À l’audience d’octobre 2020, le président du tribunal correctionnel a décrit une vidéo diffusée par Abdel Khalik Khamallah, qui montre l’exécution d’un prisonnier syrien. Un bourreau de l’EI crève les yeux de sa victime au couteau, puis place son pouce gauche dans l’orbite vidée du prisonnier et l’égorge de l’autre main. Le magistrat a alors levé la tête vers Abdel Khalik Khamallah, silencieux et interrogatif. Le prévenu se dandinait d’une jambe sur l’autre, la tête penchée. Il a seulement dit : « J’ai honte. »
En plus de ce travail de diffusion colossal, Abdel Khalik Khamallah dialoguait quasiment en permanence avec la nébuleuse d’adhérents, de sympathisants, de simples curieux ou de passants du web qui transitaient par sa galaxie numérique. Sans nul doute, il a provoqué de nombreuses vocations et des passages à l’acte, même indirectement. C’est d’ailleurs de ce fait qu’il a été arrêté. C’est une Algérienne, arrêtée dans son pays en juillet 2017 juste avant de partir rejoindre l’État islamique en Syrie, qui avait expliqué aux policiers locaux avoir été convertie au jihad par un Français croisé sur internet : Abdel Khalik Khamallah, qui se faisait appeler en la circonstance « Al-Madani ». Remontée à Paris, l’information a fait tilt. Pour son job d’administrateur de la propagande et du recrutement francophone de l’État islamique, il se faisait aider par treize mounassirs, dont sept établis en France, a établi la police. La moitié n’a pas été identifiée, certains ont été condamnés dans d’autres procédures et il n’est resté finalement dans le dossier, avec Abdel Khalik Khamallah, que deux jeunes convertis, également devenus « fans » du jihad depuis leur canapé en France.
Je suis conscient que c’est pour rallier des gens à la cause et aller faire le jihad mais ce n’était pas mon intention. Je n’avais pas pour intention de partir faire le jihad.
Il y a d’abord Florentin Lehouck, au même style de vie qu’Abdel Khalik Khamallah, né en 1991 à Roubaix et qui vivait chez sa grand-mère ou chez ses parents en Belgique. Il a été arrêté en même temps qu’Abdel Khalik Khamallah fin 2017 et dort depuis en prison. Né dans une famille catholique pratiquante, il s’est converti à un islam assez rigoriste en 2009, à 17 ans. Il n’a jamais rencontré Abdel Khalik Khamallah, qui l’a simplement contacté par Telegram fin 2015 en tant que correspondant assidu et l’a amené à créer ses propres comptes et à diffuser lui-même de la propagande. Il n’a pu être jugé avec Abdel Khalik Khamallah car il a contracté le Covid-19. L’examen de son cas a été renvoyé à une audience séparée le 2 mars 2021. Il y avait par ailleurs un autre prévenu au procès, Yann Trique, né en décembre 1984 à Honolulu, capitale de l’État américain d’Hawaï. Converti à l’islam en 2000, ce Français, fils d’un cuisinier et d’une mère serveuse, est devenu autoentrepreneur en maintenance informatique en 2012-2013, puis chauffeur livreur de nuit à partir de 2016, payé 800 euros par mois. C’est son épouse qui l’a dénoncé au printemps 2018 à Dijon, car elle avait peur qu’il parte en Syrie avec leurs enfants. La police l’a arrêté et s’est aperçue qu’il était un des « ouvriers » d’Abdel Khalik Khamallah. Il avait à son domicile deux ordinateurs, cinq portables et 70 disques durs et il faisait tourner le petit manège internet de l’EI, créant notamment deux chaînes vidéo, « Victoire éclatante » et « Ligne 2 front », vecteurs d’un routinier déluge sanguinaire en ligne. À la barre du tribunal, il a expliqué : « Je suis conscient que c’est pour rallier des gens à la cause et aller faire le jihad mais ce n’était pas mon intention. Je n’avais pas pour intention de partir faire le jihad. » Il avait peur de mourir, a-t-il expliqué. Le tribunal a écrit à son propos : « Les délits commis ne sauraient être amoindris par une participation géographiquement déconcentrée à l’entreprise terroriste ou virtuelle et désincarnée par l’action des réseaux sociaux. Au contraire, les faits commis constituent le rouage essentiel au développement de l’idéologie jihadiste violente. »
En effet, Abdel Khalik Khamallah et ses mounassirs s’inscrivent dans une galaxie très organisée, très précisément documentée par le renseignement français. L’EI était dirigé, jusqu’au quasi-démantèlement de sa base territoriale en Syrie entre 2017 et 2019, par un cabinet exécutif de sept délégués entourant le calife Abou Bakr Al-Baghdadi. Ce cabinet commandait à des ministères, à un conseil de guerre et à la branche médiatique. Cette dernière a été chargée dès 2013 de produire des contenus de toutes natures : publications religieuses, dépêches d’information, périodiques en ligne, photographies, vidéos, podcasts, le tout de qualité professionnelle, avec l’appui de combattants spécialisés ou de journalistes occidentaux retenus prisonniers, comme le Britannique John Cantlie, enlevé en 2012 et toujours a priori aux mains de l’EI. L’État islamique avait fédéré pour cette production 35 bureaux
Cette guerre médiatique répond à une logique claire, estiment les spécialistes du terrorisme. Cet usage militaire du web est idéal pour la guerre asymétrique que mènent les jihadistes contre des États en principe surpuissants et invincibles. Alors qu’Al-Qaida et l’EI n’ont jamais dépassé des effectifs organisés de l’ordre de quelques dizaines de milliers de combattants en armes, ils bâtissent avec tous les Abdel Khalik Khamallah de la planète une impression d’omniprésence et développent une influence diffuse, insaisissable, à plusieurs niveaux. Curiosité, fascination, sympathie, adhésion puis occasionnellement passage à l’acte sanglant
On peut ainsi remarquer que les derniers attentats commis en France, notamment le meurtre de Samuel Paty le 16 octobre 2020, ont été commis par des individus fanatisés par cette méthode virtuelle et non par d’hypothétiques réseaux islamistes armés « classiques » qui seraient implantés sur le territoire français, un scénario souvent envisagé mais jamais vraiment vérifié. Cette stratégie numérique paraît pour l’instant imparable. Les têtes de l’hydre peuvent bien être coupées les unes après les autres, les « califats » ou les bases territoriales en Syrie, au Mali ou en Afghanistan ont beau être plus ou moins éradiqués, le web reste imprenable. Une poignée de « community managers » jihadistes isolés sur leurs canapés ou au fond d’une grotte montagneuse peuvent maintenir en vie la bête, et la ressusciter à l’infini. C’est ce que démontre d’ailleurs le dossier Abdel Khalik Khamallah : celui-ci a essentiellement été activé après la sanglante défaite militaire de l’EI dans son bastion irako-syrien. Les polices, les armées et les services secrets se heurtent à la complexité technique et politique du web, par nature extraterritorial, rétif à toute réglementation, peu enclin à l’autocritique. Si les plateformes coopèrent de plus en plus pour supprimer les contenus jihadistes, leurs principes de fonctionnement permettent une reconstitution éternelle des supports de la « deuxième moitié du combat ». Ironie suprême, c’est un réseau largement créé aux États-Unis qui permet donc à la subversion jihadiste mondiale de s’enraciner. La réplique française, pilotée par un ministre non régalien, la ministre déléguée à la Citoyenneté Marlène Schiappa, peut paraître bien tardive et pour l’instant dérisoire, comme le montre le flou des dispositifs exposés dans un communiqué en décembre dernier. La stratégie policière s’articule notamment autour du principe du signalement qu’on espère recevoir sur la plateforme Pharos. Ce maigre rempart risque cruellement de faire longtemps figure, comparé aux armées d’Abdel Khalik Khamallah de l’EI, de ligne Maginot numérique.
Autre problème épineux, que deviendront les soldats sur canapé du jihad, condamnés à des peines mécaniquement plus faibles que les combattants de terrain ? Abdel Khalik Khamallah et ses deux mounassirs Florentin Lehouck et Yann Trique sortiront de prison dans quelques années. Pris en charge en détention par des équipes pluridisciplinaires chargées d’évaluer leur radicalité, ils assurent qu’ils sont revenus du jihadisme et envisagent une reconversion dans la vie normale. Abdel Khalik Khamallah a dit aux juges qu’il se verrait bien s’installer officiellement comme thérapeute alternatif en « hijama ». Le tribunal s’est montré sceptique sur cette voie mais a voulu l’encourager dans ses attendus. « La reprise des liens familiaux, en particulier des parloirs avec ses enfants, constitue un soutien fort tout autant qu’une perspective renouvelée d’avenir. » Un fanatique virtuel qui redeviendrait un ordinaire père de famille chti, débonnaire « big Lebowski » ? La justice française a voulu y croire.