«Bon, on va faire un bilan, là, de tout ce qu’on s’est dit. » Dans la petite pièce sans fenêtres et surchauffée, cela fait deux heures qu’Ousmane répond aux questions de Marion. Où est-il né ? Comment est-il arrivé en France ? Pourquoi a-t-il quitté son pays ? À chacune de ses réponses, l’évaluatrice du Demie, le Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers, plateforme gérée par la Croix-Rouge dans le XIe arrondissement de Paris, fige son histoire dans l’ordinateur. Le jeune migrant a conté son enfance malienne à Bamako, quatrième enfant mal-aimé d’un homme aux trois femmes et aux dix enfants. Son départ, les petits boulots de peintre au Ghana, au Nigeria, et jusqu’au Congo. Et puis finalement, la route vers la France, objectif initial de son voyage, où il dit être arrivé en août.
Le boulot de Marion consiste à déterminer si Ousmane est bien mineur comme il le prétend (lire l’épisode précédent, « “Tu avais quel âge quand tu as quitté le Mali ?” »). « J’ai 16 ans », maintient-il. Depuis 1990, la loi française, en application de l’article 22 de la Convention internationale des droits de l’enfant, stipule que les mineurs étrangers partagent les mêmes droits que les enfants français en danger. En clair, elle oblige l’État à mettre les mineurs à l’abri lorsqu’ils se retrouvent seuls sur le territoire, sans la présence et l’assistance d’un adulte de leur famille, même élargie.
Je pense pas que tu aies 16 ans.
– Et pourquoi ?
– Pour beaucoup de raisons.
– Ah oui ?
Dans la petite pièce, Marion a épuisé toutes ses questions. Elle a réexpliqué patiemment, quand le français d’Ousmane freinait sa compréhension. Elle n’a jamais haussé la voix. L’entretien s’achève.
Marion : « Moi, je vais pas avoir des très bonnes nouvelles à t’annoncer.
Ousmane : Pourquoi ?
Pour être tout à fait honnête, je ne pense pas du tout être face à quelqu’un qui a 16 ans.
Moi j’ai pas 16 ans ?
Je pense pas que tu aies 16 ans.
Et pourquoi ?
Pour beaucoup de raisons.
Ah oui ?
Premièrement, pour le voyage que tu évoques. Pour la vie au pays aussi que tu évoques. Le fait d’avoir commencé à travailler aussi tôt. D’avoir voyagé tout seul, d’avoir tout organisé toi-même, d’avoir travaillé sur la route. Tu avais 13 ans en 2015 quand tu as quitté Bamako ? À 13 ans, tu quittes ta maison sans en parler à tes parents, ton frère il t’aide un petit peu à quitter le pays mais ensuite, tu te débrouilles entièrement par toi-même ? Moi, je suis désolée, mais ça me paraît très peu probable. Je dis pas que c’est impossible.
[Soupir]
D’accord ? Mais Ousmane, moi, je veux juste te rappeler quelque chose.
Mmm ?
Mon travail, c’est de protéger les enfants. En France, on a des dispositifs qui s’adressent aux enfants, comme ici par exemple. Il y a d’autres dispositifs qui s’adressent aux adultes. Moi, je pense que tu devrais plutôt t’adresser à des dispositifs pour adultes, pour être honnête.
Tu me poses des questions. En fait, j’ai rien compris…

Moi, je pense que les questions que je t’ai posées, on les a comprises tous les deux. J’ai noté les informations, on a regardé ensemble ton voyage sur une carte. Donc faut pas me jouer le jeu de la personne qui a pas compris ce que je lui ai demandé. Je pense que tout ce qui s’est dit là, c’était très clair, et pour toi, et pour moi. Y’a d’autres choses aussi qui me mettent vraiment un doute sur ton âge, c’est la façon dont tu t’adresses aux personnes autour de toi.
Comme quoi ?
Par exemple je sais qu’au pays, si tu as 16 ans, si tu parles à quelqu’un qui est ton aîné, tu marques un petit peu plus de respect.
Respect comme quoi ?
Ben par exemple tout à l’heure : “Madame, madame, donne-moi un café.” Tu te tenais comme ça sur ta chaise [affalé, comme hélant une serveuse]… C’est un élément en plus qui me fait penser que tu n’as pas 16 ans.
[Soupir]
Moi, je ne vais pas changer d’avis. Je vais envoyer tes informations. Mais je vais mettre comme conclusion à ces informations que je ne pense pas que tu aies 16 ans.
Oui mais en fait, j’ai tous les documents devant toi.
Ben oui, mais mon travail, c’est pas de regarder tes documents. Ça, ça va être le travail de l’Aide sociale à l’enfance ou du juge des enfants. Moi, mon travail, c’est pas de dire : “Ça c’est vrai, ça c’est faux.” Je suis pas la police. Mon travail, c’est juste de discuter avec toi et, d’après notre discussion, d’après toutes les informations qui se sont échangées, de savoir est–ce que tu es plutôt mineur ou plutôt majeur. Voilà Ousmane.
Bon, en fait, moi je veux parler une chose.
Mmm ?
Ce que tu dis, pour moi, je ne crois pas.
Tu ne crois pas ce que je te dis ? D’accord.
Ouais, parce que toi t’as dit : “À 16 ans, tu peux pas faire ça.” Moi, je connais beaucoup de personnes en Afrique, ils sont petits comme moi et ils cherchent à travailler…
Mmm… Je trouve aussi que tu te justifies beaucoup. Dès le début de l’entretien, tu t’es tout de suite mis sur tes gardes. Tu as tout de suite commencé à te justifier. Les jeunes de 16 ans que je vois, en général, ils ont pas besoin de se justifier.
En fait, toi tu ne crois pas moi j’ai 16 ans.
Non, moi je pense que tu es un adulte…
[Souffle… Rire jaune] Putain…
Si tu souhaites faire un recours, si tu souhaites voir le juge des enfants ou si souhaites commencer d’autres démarches, j’ai l’impression que tu es quand même assez débrouillard.
Oui, bon, bah écoute. Moi, je pense que là, on a amplement assez d’informations. Donc, je récapitule : là, tout à l’heure, tu vas partir dans un centre. Tu vas être hébergé jusqu’à mardi ou mercredi prochain. Le temps qu’on reçoive un nouveau courrier de l’Aide sociale à l’enfance qui dit que tu es venu ici, qu’on t’a posé des questions et qu’on a un doute sur ton âge. Avec cette lettre, on va t’expliquer ce que tu vas pouvoir faire. D’accord ? Tu vas être reçu par quelqu’un qui va t’expliquer en français, en arabe ou en soninké [une des langues parlées au Mali], comme tu préfères, vers quel dispositif tu peux te tourner. Peut–être que je me trompe. C’est pas une science infuse. Donc si jamais toi, tu es vraiment sûr à 100 % d’avoir 16 ans…
Mmm…
… tu auras la possibilité d’aller voir un juge des enfants…
Oui.
… avec la lettre qu’on va te donner.
Mmm…
Le juge, il peut effectuer des démarches que nous, on fait pas. Il peut par exemple demander à authentifier tes documents d’identité…
Oui.
… il peut faire un test de tes os…
Oui.
… et de tes dents…
Oui.
… pour savoir quel âge tu as.
Oui.
Nous, on fait pas ces choses-là ici. Mais voilà. Si toi, tu es sûr d’avoir 16 ans, tu pourras continuer ces démarches dans ce sens.
[Souffle]

Donc voilà. Moi, là, je vais pas te faire rêver, hein ? Là, je sais déjà aujourd’hui que c’est une lettre de refus qu’on va avoir mardi ou mercredi prochain. C’est quand même important de la récupérer parce que si tu veux aller voir le juge des enfants, tu vas avoir besoin de cette lettre. Si tu veux appeler le 115 et demander un endroit où dormir, tu as besoin de cette lettre. Parce qu’à partir de mercredi, on ne pourra plus t’héberger, à partir du moment où on va te donner la lettre, tu ne pourras plus rester sur l’hôtel ou sur le centre.
[Souffle] Ça, c’est un autre problème aussi…
Écoute… Je pense que tu es quand même bien accompagné. Il y a les personnes qui t’ont accompagné ici ce matin [Ousmane est venu accompagné de deux jeunes femmes qui travaillent pour des associations de défense des migrants]. Si tu souhaites faire un recours, si tu souhaites voir le juge des enfants ou si souhaites commencer d’autres démarches, j’ai l’impression que tu es quand même assez débrouillard. On a bien fait le tour de la question. Je pense qu’on a terminé là, sauf si tu as encore une question.
Oui, j’ai une question. Pour ici, c’est non ou oui ?
La réponse ici, clairement, c’est non.
Merci.
De rien ! Je préfère que ce soit clair dès maintenant, pour que mercredi tu ne te demandes pas ce qui s’est passé.
Tu me vois et j’ai pas 16 ans ? Y’a une chose qui se voit que j’ai pas 16 ans ?
La vérité. Je vais pas te mentir. Je sais que je vais mourir un jour. Je sais pas où je vais dormir. Je cherche, je sais pas où… Je suis pauvre.
Ouais. Sauf que… nous on n’est pas un hôtel. On propose un endroit où dormir en attendant de faire une évaluation mais vraiment, notre mission principale, c’est de repérer les mineurs pour pouvoir les protéger. Tu as eu deux chances : tu as vu mon collègue il y a trois jours, et aujourd’hui tu m’as rencontrée, et on est tout à fait d’accord pour dire que tu n’as pas 16 ans.
Tu me vois et j’ai pas 16 ans ? Y’a une chose qui se voit que j’ai pas 16 ans ?
Je te les ai dites déjà ces choses-là. Parfois, ça m’arrive d’avoir des doutes. Mais là, mon doute il est vraiment tout tout tout tout tout petit. C’est le mini doute que je peux garder pour tout le monde, que je peux avoir si j’ai un homme de 40 ans face à moi. Je garderai toujours cette part de doute. Mais euh… Je suis désolée. Je pense vraiment que tu dois essayer de trouver d’autres solutions.
Voilà merci. J’attendais ça. On m’a dit ça dépend du Demie… C’est sûr que j’ai pas de moyens aujourd’hui mais un jour…
Tu as quel âge ?
Hein ?
Juste pour savoir.
[Rires] Je te donne mes papiers, c’est ça mon âge !
D’accord.
Mais moi, je vais aller ailleurs.
OK, ça marche. »
Ils se lèvent.
Quelques jours plus tard, lorsqu’on lui remettra sa lettre de refus, Ousmane admettra avoir 23 ans.