Un frémissement, un signe, une secousse. Ou carrément l’étincelle, celle d’un mouvement de grande ampleur. Quand la pétition contre la réforme du code du travail a commencé à engranger des signatures – plus d’1,2 million à présent –, Les Jours ont levé un sourcil intéressé. Quand plusieurs organisations de salariés et de jeunesse ont exprimé un énervement commun, nous avons sondé une connaissance à la CGT. C’était le 24 février : Tu penses qu’il va y avoir un mouvement étudiant ?
Réponse : Laisse-moi choper ma boule de cristal. Mmmmh, bof. Peut-être un truc syndical, par contre.
Et puis des youtubeurs ont posté la vidéo « On vaut mieux que ça », bloguée et retweetée. Mais comme dirait le néo-raffarineur Jean-Vincent Placé, ce ne sont pas les réseaux sociaux qui font la loi de la République
.
Pour comprendre si cette exaspération en ligne allait se transformer IRL, in real life, dans « la vraie vie », Les Jours sont partis à la recherche de la colère. Dans la rue, dans les réunions publiques, dans les amphis, dans les manifs mais aussi un peu partout où cette colère ne fait que sourdre, Les Jours tiennent la chronique de ce mouvement naissant pour voir de quel bois il fait feu.
Lundi 7 mars, 18h30, EHESS
À la porte de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), boulevard Raspail (Paris VIe), un vigile inspecte les sacs et il faut inscrire son nom sur un cahier. La présidence a dû considérer que c’était un thème sensible
, s’excuse Rémi, de Sud Étudiants, désolé
de ce traitement crypto-aéroportuaire. Il anime une conférence sur l’état d’urgence et la loi El Khomri dans l’amphi Furet.
Le second thème s’est greffé en dernière minute à ce début de semaine qui sent la transition. La timide contestation de l’état d’urgence, une affaire de spécialistes, est sur le point de laisser place à une mobilisation plus « grand public » sur le code du travail. Après les interventions charpentées de Laurence Blisson et Vanessa Codaccioni sur la justice d’exception, un blondinet de l’EHESS raconte sa garde à vue du 29 novembre, pour la manif interdite place de la République. Il donne tous les détails, du bus qui l’emmène au commissariat de Stains jusqu’au petit déj’ en cellule, deux galettes Saint-Michel et une brique de jus d’orange
. Quelques-uns soufflent pour qu’il accélère.
Les attaques sécuritaires et les attaques sociales sont les deux faces d’une même pièce.
Coup d’œil au public. Un étudiant très dandy arbore un bleu de travail sous son sweat à capuche. Un jeune barbu mange un sandwich d’une main et, de l’autre, s’occupe d’un enfant de 2-3 ans. À la tribune, les orateurs jettent des passerelles entre état d’urgence et répression syndicale, rappellent la condamnation des Goodyear, les salariés d’Air France arrêtés au petit matin pour une chemise déchirée. Mathieu Santel, syndicaliste Sud de la compagnie aérienne, résume l’esprit en une phrase : Les attaques sécuritaires et les attaques sociales sont les deux faces d’une même pièce.
Il est fort applaudi.
La conférence prend des airs d’AG. Gaëlle, étudiante de l’EHESS elle aussi syndiquée à Sud, pense qu’on veut faire taire la contestation
, soumettre les jeunes et les populations laborieuses
. Un micro passe de main en main, chacun rappelle les horaires des manifs de la semaine. Des tracts tournent dans les travées. Quelqu’un se félicite qu’on sorte d’une certaine léthargie qui a suivi les attentats
. Il y a de ça sans doute, l’envie de reprendre la rue aux militaires de Sentinelle. (lire l’épisode 33 de l’obsession Treize Novembre, « Un autre cortège devant le Bataclan ») Pour en faire quoi ? Un spectateur propose de bloquer les outils de production
, par exemple la station de métro de la Défense. À l’ancienne. On se compte et on sourit, pour l’instant ça semble un peu léger. Une femme qui a sans doute terminé ses études depuis un moment demande la parole, très calme : Pendant le CPE, on a tout bloqué. On peut le refaire.
Mardi 8 mars, 15h30
La pétition « Loi travail, non merci » compte 1 197 951 soutiens.
Mardi 8 mars, 18 heures, Nanterre
Les femmes de ménage passent dans les coursives, au-dessus d’une drôle de fosse à gradins qui résonne. Un rire dans les étages suffit à couvrir le tour de parole sans micro. L’AG de la fac de Nanterre réunit à peine 70 personnes ; plus tôt, à Paris-VIII-Saint-Denis, ils étaient au moins 300.
En préambule, deux garçons et deux filles exposent leur vision de la réforme El Khomri : un projet rétrograde
, qui nous concerne parce qu’on est tous voués à être des salariés plutôt que des patrons
. Un étudiant à casquette a été nommé modérateur mais il n’est pas fait pour le job. Est-ce que des gens veulent prendre la parole ?
Grand silence, tout le monde regarde ses pieds comme quand le prof cherche des volontaires. Une jeune fille blonde se lance, parle de l’inversion de la hiérarchie des normes. Excuse-moi
, la coupe le modérateur maladroit. C’est trois minutes, on l’a dit tout à l’heure mais personne n’a entendu.
La discussion s’étoffe doucement. Une étudiante rappelle que comme beaucoup, elle bosse pour payer la fac. Plusieurs options sont proposées : création d’un comité de grève, départ groupé à la manif du lendemain, blocage ou barrage filtrant… Une jeune femme du premier rang ose poser la question : Pour faire court, c’est quoi un barrage filtrant ?
Les références au CPE, aux manifs retraite de 2010 ou à la LRU en soudent certains et en larguent d’autres. Personne ne donne son appartenance syndicale ou politique, mais on repère vite les types du NPA, plutôt à l’aise en public, qui veulent construire le mouvement
par étapes comme une pièce montée. Ils ont le don d’énerver ceux qu’à une époque, on appelait « les autonomes » (voire « les totos »), pas tous étudiants, représentés en force à l’AG ce jour-là. Leur discours anti-graine de bureaucrates en séduit pas mal, même si les étudiants les moins politisés ne sont pas dupes : une querelle qui ne date pas d’hier se rejoue sous leurs yeux. Le ton monte par moments, à la grande surprise de certains pour qui les choses devraient se passer en douceur. Dépassé, le modérateur s’énerve aussi. C’est définitivement le bordel.
Qui est chaud pour bloquer demain ?
Les mégots terminent leur route dans un cendrier en carton posé sur une marche. Il y a du folklore dans ces moments qui se répètent, de génération en génération. Demain, c’est juste un début. Si on veut le retrait de cette loi, il va falloir se mobiliser longtemps.
Quand l’Unef trahira, on verra.
Moi, je serai là demain, avec du thé et du café et de la bouffe s’il faut.
Ça se chiffonne au moment du vote. L’AG est-elle légitime ? Tous les présents peuvent-ils voter ? Tu crois vraiment qu’en 2006, tous ceux qui ont occupé La Sorbonne, c’étaient des étudiants de la Sorbonne ?
C’est des CRS qui ont occupé La Sorbonne, non ?
Qui est chaud pour bloquer demain ?
On se compte : Ça fait 25-30.
Et bien sûr : Moi, j’ai compté 17.
On recompte. Le blocage l’emporte. Ils se donnent rendez-vous mercredi, à 7 heures du matin.
Mercredi 9 mars, 10 heures, Maison de la RATP
À la Maison de la RATP, quai de la Rapée, le hall est bicolore : rouge CGT d’un côté, vert Sud de l’autre. Bientôt, il devient surtout gris, sous l’effet des fumigènes. Les syndiqués du métro parisien se retrouvent avant de rejoindre le cortège qui part du Medef, à 12h30. Ils ont leur propre agenda, des revendications salariales qui se greffent à la loi El Khomri sans se dissoudre. Sifflets, pétards et sono résonnent dans ce grand espace clos. À la sortie, un agent de gare engagé chez Sud nous parle du point d’indice, pas revalorisé depuis cinq ans
. Au bout de quinze ans de boîte, il gagne 2 000 euros par mois. Comme pour se justifier d’un salaire pas si bas, il ajoute : Je commence à 5 heures du matin et je bosse les jours fériés.
Mercredi 9 mars, 11h20, de Nation à Bastille
On a perdu les lycéens. En passant place de la Nation, juste avant 11 heures, on en a vu pourtant une trentaine qui s’abritaient de la pluie sous le kiosque. Le temps de prendre un café et ils sont déjà partis en cortège. Ça marche vite, des lycéens.
On dévale le boulevard Diderot, la rue de Reuilly, en suivant les conseils des passants et le bruit des sirènes. Rue du Faubourg Saint-Antoine, toujours rien, mais ils ont laissé des traces de leur passage. Une bombe de peinture abandonnée par terre, puis des banques recouvertes de tags anticapitalistes et de A cerclés. Comme des trappeurs, on suit les indices jusqu’à Bastille en trottinant. Est-ce qu’ils ont bifurqué vers République ? La banque à l’angle est intacte. On se sent vieux.
Quand la gauche est au pouvoir, on a tendance à s’endormir. On voit ce que ça donne.
Des voitures de police passent à toute berzingue, on prend le même boulevard, le cortège est là, en train de faire demi-tour. Une volée de moineaux, beaucoup le visage masqué, joyeux, rigolards. Ils jouent à semer les flics pour le plaisir, sans casser pour autant. Les ruelles du Marais se retrouvent envahies par des grappes électriques, bus RATP à l’arrêt, cyclistes surpris, camion de police bloqué dans le trafic atteint par deux graviers. Les agents font mine de descendre mais la foule a déjà changé de sens. Quelques doutes se font entendre quant à la direction de République, le premier qui traverse la rue Saint-Antoine est suivi par vingt autres. Petites rues encore, cortège un peu plus ordonné. Et puis un grand cri de victoire en arrivant sur la place quasi-vide où l’essaim de moineaux, reconstitué, paraît désormais tout petit.
Mercredi 9 mars, 14 heures, dans le cortège
L’ambiance a pris la pesanteur et le sérieux d’un 1er mai. Les ballons des grandes centrales flottent, l’Unef a son carré bien carré, protégé par le cordon du service d’ordre. Ce ne sont pas les lycéens du matin qui font le gros des troupes, mais les dizaines de milliers de syndiqués CGT. Le code du travail, c’est leur affaire. Une quinquagénaire dans la fonction publique
fait une pause sur le trottoir, en regardant le cortège passer. Ça fait plaisir de voir autant de monde dans la rue. Quand la gauche est au pouvoir, on a tendance à s’endormir. On voit ce que ça donne.
Mercredi 9 mars, 18 heures, amphi de Tolbiac
L’amphi de Tolbiac se remplit pour une AG interfac
sur fond de malentendu. Pour la faire courte, les orgas
reprochent aux totos
d’avoir distribué un tract appelant les étudiants à se réunir ici pour débriefer la journée et préparer la suite, sans que personne n’ait eu le temps de mandater
quiconque pour venir parler au nom d’une fac ou d’un groupe. La manif vient de se finir et un garçon encore décoré d’un autocollant NPA intervient au micro : Si cette réunion est décisionnelle, c’est antidémocratique.
Il est mi-acclamé, mi-hué. Bien sûr, sur les 300 présents (au moins), tout un tas s’en foutent. Puisqu’il y a du monde assis, l’AG a lieu quand même, mais le désaccord persiste.
Des étudiants de Paris-VII, Paris-I, Nanterre, Paris-VI, Paris-VIII, etc. racontent, pour les autres, ce qui se passe dans leur fac depuis le début de la semaine. Ils posent les bases d’une coordination, qui pourrait être un peu plus dans les règles, un petit peu ordonnée
, râle une étudiante. Sans la citer, le suivant, qui ne semble ne s’exprimer qu’à base d’acronymes, lui répond : J’ai ni envie de rejouer le CPE, ni la LRU, ni la réforme des retraites. Je pense que ce serait bien qu’il n’y ait pas que le NPA et l’Unef qui parlent aux AG.
En cette première semaine de mobilisation, les étudiants ne savent pas encore comment se démarquer des mouvements précédents. Mais ils ont l’air bien conscients de ce qui les a perdus.
Vendredi 11 mars, 15h30, jardin de l’École normale supérieure
Il aurait fallu arriver une heure plus tôt pour écouter la chorale. Tant pis. Dans le jardin de Normale Sup, rue d’Ulm, dans le Ve arrondissement de Paris, une vingtaine de personnes sont assises en cercle sur des chaises et des bancs, près du jet d’eau. Sérieuses et concentrées. Un drapeau du Parti de gauche a été posé contre un buisson, tandis qu’un étudiant écrit au verso d’affiches de Solidaires. Un peu comme lundi à l’EHESS, la journée de rencontres et conférences autour de l’état d’urgence s’est pliée à l’actualité sociale.
Non, mais j’ai des chômeurs dans ma famille !
Antoine, un ancien étudiant de l’ENS Lyon, lunettes, casquette et barbe de trois jours, retrace la chronologie du CPE pour ceux qui n’y étaient pas. Il rappelle qu’il y a dix ans, il avait fallu plusieurs semaines de mobilisation dans les facs avant d’atteindre le nombre de manifestants de mercredi. Louise assure la suite du récit, préparé et imprimé. Elle était alors étudiante à Bordeaux 3, et partage ses bons souvenirs
. On avait fait une manif de nuit, on passait devant les terrasses et les gens lâchaient leur bière pour nous rejoindre. On était applaudis partout où on allait !
Louise revient sur toutes ces conventions : la décision en AG, les tours de parole, le comité de mobilisation… Héritées de luttes variées, conservées et transmises jusqu’à aujourd’hui. Pour ceux qui cherchent à participer à un mouvement social, je parierais sur celui-ci
, lance-t-elle.
Pour l’instant, sur le millier d’étudiants de l’école, moins d’une centaine ont participé à l’AG de mercredi matin. Mais Marta et Jean, qui collent des affiches sur une marche d’escalier, pensent que ce n’est que le début. Un prof passe par là et jette un œil amusé sur les futurs chômeurs de l’ENS
. Une seconde silencieuse, Marta se retourne : Non, mais j’ai des chômeurs dans ma famille !
Soupir amusé-désabusé du prof : Ah, si ça s’étend à la famille…
La remarque l’a vexée. On nous dit souvent qu’on n’a pas à se plaindre puisqu’on travaillera dans le public. Mais ma mère a été au chômage. Et puis je vois pas le rapport, c’est pas une démarche égoïste.