La matinée s’achève et une jolie lumière entre dans le salon de Kerim. Une pièce chargée de tableaux anciens, de vieux objets, où je me suis assis à de nombreuses reprises depuis un an, pour siroter un café en parlant de la Turquie. Kerim est écrivain, il porte un regard souvent sage et moqueur sur les dérives de son pays. Mais cette fois, il reste grave. Nous sommes au début du mois de novembre, quelques jours avant mon arrestation puis mon expulsion du pays (lire l’épisode 1, « Trois jours à l’ombre de la dictature »). Je suis là pour discuter avec lui des dernières semaines, de l’état de la Turquie, des arrestations massives, des purges. Il me confie son inquiétude. Dans son entourage, au moins une dizaine de personnes ont été arrêtées ou privées de leur travail depuis la mi-juillet, sans savoir ce qu’on leur reproche. Je lui dis que, cette fois-ci, il vaudra peut-être mieux que je ne le cite pas. Il a un sourire et hausse les épaules : « Mais, Olivier, tous les gens que tu aimes en Turquie, tu ne les citeras plus dans tes papiers, ou bien anonymement. J’ai honte de te dire cela, mais on en est là. » Puis il reprend très vite son ton caustique, distancié : « Par contre, si quelqu’un t’est vraiment antipathique, cite-le… » Kerim, évidemment, ne s’appelle pas Kerim.
Cela fait désormais un an que je viens régulièrement en Turquie pour Les Jours. À chaque séjour, la situation avait empiré, les gens étaient un peu plus tendus, un peu plus inquiets. Mais en ce début de mois de novembre 2016, à Istanbul, le changement est brutal. La peur a pris le pas sur l’inquiétude. Pour rencontrer certains contacts, pour parler, par exemple, des conséquences intimes des purges, du retour de la torture dans certains postes de police, il faut redoubler de prudence. Prendre un bateau, puis le métro, avant qu’au bout d’une ligne quelqu’un m’attende pour me conduire à la personne que je veux rencontrer et qui doit m’accorder une interview dans une voiture, si elle ne s’est pas ravisée, effrayée. Plus de 78 000 personnes ont été arrêtées depuis cet été, près de 38 000 sont emprisonnées. Certaines parce que soupçonnées d’être proches de la confrérie Gülen, que le pouvoir accuse d’avoir fomenté le coup d’État manqué du 15 juillet dernier (lire l’épisode 23 de La charnière). D’autres parce qu’elles fréquentaient quelqu’un lui-même soupçonné de gülénisme. Ou parce qu’elles ont eu un compte dans une banque du mouvement Gülen, fréquenté l’une de ses écoles, donné à l’une de ses œuvres de charité… D’autres encore parce qu’elles faisaient partie d’un syndicat de gauche, d’un de ces mouvements kurdes habitués de plus longue date à la répression. Beaucoup pour une raison qu’elles ignorent.
Je n’ai aucune activité politique. Mais je fais désormais attention à tout ce que je dis publiquement, à ce que j’écris, à ne pas être vu avec quelqu’un d’Amnesty International ou avec un journaliste occidental.
Dans un café de Moda, quartier très vivant de la rive asiatique d’Istanbul, Halis, comme Kerim, se confie longuement à condition que je ne cite pas son nom. Il travaille pour une ONG, voyage beaucoup dans tout le pays, dit qu’il a beaucoup d’amis qui désormais « gardent leur cash » chez eux, pour le cas où leur banque serait fermée brutalement par le pouvoir, pour le cas où il faudrait émigrer rapidement. Il résume d’une voix douce : « Moi, je n’ai aucune activité politique, je ne suis pas du tout güléniste, ni militant kurde. Mais je fais désormais attention à tout ce que je dis publiquement, à ce que j’écris, comment je l’écris. Je fais attention à ne pas être vu avec quelqu’un de Human Rights Watch ou d’Amnesty International, ou avec un journaliste occidental. Ces précautions peuvent paraître excessives, mais personne ne peut prévoir comment la situation va évoluer, jusqu’où le gouvernement va aller. Il fait arrêter des journalistes, des parlementaires, des intellectuels, de nombreux symboles. Chacun traduit que plus personne n’est en sécurité en Turquie. »
Quelques jours avant notre rencontre, douze journalistes de Cumhuriyet, l’un des derniers grands quotidiens d’opposition, ont été arrêtés, puis onze députés du HDP, dont ses deux chefs de file, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag. La Turquie ne conserve comme attribut démocratique que l’élection – qui se transforme en plébiscite pour Erdogan. Depuis la dernière présidentielle, emportée au premier tour en 2014, le président considère que son peuple, par son vote massif, lui apporte un blanc-seing. L’exonère de facto des contre-pouvoirs nécessaires à la démocratie. C’est ce que l’on appelle une « dictocratie ». Ou une « démocrature ». Derrière l’apparence démocratique, tous les garde-fous ont volé en éclats. Les tribunaux sont devenus un théâtre sans justice, les magistrats sont parfois arrêtés, ou virés, lorsqu’ils rendent une décision contraire aux attentes du pouvoir exécutif, de nombreux avocats sont emprisonnés parce qu’ils défendent des gülénistes, les parlementaires sont privés d’immunité, certains emprisonnés, des syndicats et des centaines d’associations fermés, des journalistes arrêtés parce qu’ils critiquent ou interrogent seulement le pouvoir…
Avant, seuls les journalistes kurdes (depuis longtemps) et ceux réputés gülénistes (depuis trois ans) étaient inquiétés. Puis, plus généralement, ceux qui travaillent dans des journaux critiques avec le pouvoir. Ali Bayramoglu, sociologue de formation, spécialiste des religions, libéral, écrivait pour sa part des éditoriaux pour Yeni Şafak, journal le plus proche du président. Il fait partie de ces libéraux laïcs turcs qui ont choisi au début des années 2000 de rouler pour Erdogan, pensant que ce dernier saurait apporter plus de droits aux musulmans opprimés, ainsi qu’aux minorités, comme les Kurdes. J’avais rencontré Ali cet été, juste après le putsch. Il estimait alors indispensable « une purge » dans l’appareil d’État, trop « infiltré » par les gülénistes, et critiquait les réactions occidentales, trop focalisées, selon lui, sur les atteintes aux droits de l’homme. Trois mois plus tard, il ne travaille plus pour Yeni Şafak, a été écarté après un papier qui aurait déplu. Il assume sa réaction initiale, mais se montre très inquiet de l’ampleur de la purge. « Elle était nécessaire, maintient-il, car la stratégie d’infiltration des gülénistes est réelle. Mais la purge est totalement approximative, totalement démesurée. Elle laisse un grand vide dans de nombreux services de l’État. Le corps judiciaire, notamment, est totalement atteint. »
Selon lui, le pouvoir « essaie d’établir une société d’obéissance », avec une presse « de majesté » dirigée par les proches d’Erdogan. « La justice est livrée à un total arbitraire, dans l’investigation comme dans la décision, poursuit-il, et le lien qui nous relie à la démocratie est chaque jour plus fragile. J’ai 60 ans et malgré tous les coups d’État que nous avons connus je n’ai jamais été aussi pessimiste pour mon pays. » Contrairement à Kerim et Halis, il refuse l’anonymat : « Mon statut est très différent. Je suis un journaliste, je parle encore publiquement. »
Les purges et les arrestations se poursuivent sans beaucoup de réactions dans la société. Seulement quelques manifestations, durement réprimées. Une profonde dépression semble s’être emparée des démocrates. À peine tamisée par l’autodérision dont font preuve les Stambouliotes. Une partie des citoyens est plongée depuis le mois de juillet dans un état de sidération. « C’est très compliqué de faire un focus sur quelque chose de précis dans tout ce qui nous arrive, soupire Halis, le responsable d’ONG. Il y a trop d’événements qui arrivent de tous les côtés, en même temps. Le coup d’État, les arrestations, les attentats, la guerre aux frontières, l’état d’urgence… Nous sommes comme assommés. Nous nous retrouvons dans une impossibilité de réfléchir. »
Pour justifier l’arbitraire, l’ampleur des purges, le pouvoir entretient l’émotion née du putsch. Il la met en scène, développe un véritable culte des « martyrs » du 15 juillet. Les élèves de toutes les écoles ont dû prier pour eux à la rentrée, après avoir vu des films violents réalisés pour le gouvernement sur le coup d’État. Le pouvoir fait de ce dernier une sorte d’an 1 de la « Nouvelle Turquie » d’Erdogan. Il est interdit d’émettre le moindre doute sur les circonstances réelles du putsch qui permet d’anéantir toute opposition. Les citoyens qui doutent en sont réduits à énumérer, discrètement, invraisemblances et hypothèses. Comment le pouvoir a-t-il pu être informé si tard de ce qui se tramait ? Si les gülénistes, si nombreux et si infiltrés dans tout l’appareil de l’État, sont derrière cette opération piteuse, pourquoi seuls quelques milliers de militaires ont-ils essayé de renverser le gouvernement ? Pourquoi les mutins ont-il tout fait pour dresser la population contre eux, en bombardant le parlement désert et en tirant sur la foule, notamment ? « Mon idée, dit Kerim, c’est que le pouvoir savait très bien ce qui se préparait. Il attendait, a pu se préparer, et retourner la situation, en utilisant ce coup d’État mené par quelques milliers de soldats marginalisés pour renforcer son pouvoir, éliminer ses opposants. »
Depuis le 15 juillet, Recep Tayyip Erdogan s’est excusé auprès de son peuple : il affirme qu’il n’avait rien vu de la stratégie d’entrisme des gülénistes. « En fait, rectifie Halis, l’AKP et Fetullah ont dormi des années dans le même lit. Ils divorcent, se déchirent, leurs problèmes de couple sont déballés devant tout le monde, et les citoyens doivent prendre le parti du mari soi-disant trompé, pour lapider les gülénistes. » En Turquie, l’identité nationale se forge, se renforce, depuis longtemps, autour de l’adoption d’ennemis communs, indiscutables, adoptés implicitement par tous. Ne pas partager un ennemi commun, c’est perdre sa « turcité ». Ce contrat a déjà conduit au génocide arménien il y a un siècle, à l’exil des Grecs peu après, aux massacres depuis des décennies dans les régions kurdes…
Les purges, cette fois, dépassent largement la guerre contre Kurdes et gülénistes. La vraie bascule est là : « Le président et ses amis, estime l’universitaire Ali Bayramoglu, profitent de l’état d’urgence pour faire une purge générale de toute opposition. Ils cherchent à établir une hégémonie totale, un populisme autoritaire, une sorte de « despotisme oriental » – même si je déteste les références orientalistes. Ils mettent en place une démocratie plébiscitaire dans laquelle toute personne qui soutient une opposition démocratique se retrouve menacée. » Pour une majorité, pieuse, du pays, l’avènement d’une Turquie autoritaire et ottomane n’est pas une mauvaise nouvelle. « Comme partout dans ces périodes d’instabilité, soupire Halis, le peuple a envie d’un homme autoritaire, un “papa” qui décide seul, en urgence, sans prendre le temps qu’exige la démocratie, pour être, d’après eux, plus efficace. Et tant pis si cela se traduit par de l’arbitraire. »
Les standards minimaux d’un État de droit ne sont plus réunis en Turquie. Les partisans de l’AKP parlent d’une “démocratie avancée” mais je leur réponds que je me contenterais volontiers des standards minimaux d’une démocratie.
Des élus très respectables du CHP s’attendent à être à leur tour inquiétés. Principal parti d’opposition (25 % aux législatives de novembre 2015), le mouvement commence à se réveiller, à reprendre son rôle d’opposant, après que ses leaders se sont montrés extrêmement conciliants avec le pouvoir cet été, au lendemain du coup d’État. À Istanbul, le CHP a ouvert un bureau afin de recueillir les témoignages des victimes de purges. Il se bat également contre le projet de référendum qu’envisage le gouvernement, peut-être pour le printemps prochain, afin de graver dans le marbre de la Constitution la conception très personnalisée du pouvoir d’Erdogan. « Pour la plupart des constitutionnalistes turcs, relève Ibrahim Kaboglu, professeur de droit constitutionnel à l’université de Marmara à Istanbul et chroniqueur pour le quotidien BirGün, les conditions ne sont pas réunies. Il est impensable de modifier la Constitution dans ce climat, dans ces circonstances exceptionnelles, avec un référendum qui se déroulerait en plein état d’urgence, dans un contexte où il nous est impossible d’éclairer une opinion publique sous-informée sur ces questions constitutionnelles. » Selon le constitutionnaliste, rencontré au début du mois de novembre dans son bureau à l’université, « les standards minimaux d’un État de droit ne sont plus réunis en Turquie. Les partisans de l’AKP parlent d’une “démocratie avancée” mais je leur réponds que je me contenterais volontiers des standards minimaux d’une démocratie ».
Ce changement constitutionnel est l’une des obsessions de Recep Tayyip Erdogan. Tient-il un plan de route serré, une trajectoire définie très en avance, pour y parvenir ? Melda Onur, ancienne députée CHP, ne le pense pas. « Cela ressemble plus à un chaos qu’à une stratégie, dit-elle. J’ai l’impression qu’il s’adapte en permanence, change tout le temps de plan. Je crois qu’il s’agit d’une fuite en avant. Il traque ses opposants pour se maintenir au pouvoir. Ce n’est pas un programme planifié. C’est un problème de survie désormais. Il connaît bien le peuple. Il sait qu’il applaudit aujourd’hui mais peut se retourner contre lui brutalement demain. »
Face à cette situation, l’opposition reste cependant très divisée, incapable de se souder pour réagir aux atteintes démocratiques. Les ultranationalistes détestent les Kurdes, qui le leur rendent bien. Les laïcs reprochent aux gülénistes d’avoir auparavant collaboré avec le pouvoir, rendu des décisions iniques lorsqu’ils tenaient la justice. Une partie du CHP essaie désormais de fédérer les oppositions autour d’un mouvement, l’Union pour la démocratie, lancé au début du mois de novembre.
Le peuple turc peut-il s’ébrouer, réagir ? Retrouver ce qui avait permis, en 2013, la révolte de Gezi contre l’autoritarisme et les violences policières ? Ce printemps semble si loin. Il y a quelques mois, beaucoup en parlaient encore très régulièrement, avec nostalgie, comme d’un moment fondateur, marquant (lire l’épisode 13 de La charnière). Plus personne n’en dit mot désormais. Le printemps mythique est enfoui. La Turquie s’enfonce en hiver.
Le prochain épisode de « La bascule » sera consacré au retour de la torture dans nombre de commissariats du pays.