Sivricehüyük, envoyé spécial
La route grimpe doucement pour rejoindre Sivricehüyük en Anatolie, dans le Sud de la Turquie. Avec l’altitude, le paysage devient doux et s’ouvre sur un plateau protégé par un cordon de montagnes, paysage de collines et replis, avec des champs variés, coton, maïs, blé, poivre, betterave et pâturages. Un petit paradis agricole caché. Seize villages au total sur le plateau, la plupart de culture alévie, repliés sur leurs champs et sur une histoire douloureuse, que vient réveiller un projet gouvernemental. Les habitants de Sivricehüyük et des alentours ont connu un massacre en 1978, un exil massif a suivi, ne laissant sur le plateau que 3 000 paysans, pour la plupart alévis. Or, l’État va installer là un camp de réfugiés pour 27 000 Syriens. Façon, craignent les habitants, de leur imposer une assimilation forcée
, en les noyant au milieu de sunnites dix fois plus nombreux qu’eux. Les alévis, qui vivent en marge de l’islam, sont brimés depuis des siècles dans la région.

À quelques kilomètres du village, les patrouilles deviennent nombreuses, elles protègent la construction du camp. La plupart des routes ont été fermées, il faut faire demi-tour souvent. On est sur le point de se résoudre à rebrousser chemin avec le photographe, lorsqu’à un carrefour, on tombe sur un dernier barrage. Les gendarmes campent dans un petit cimetière, l’un d’eux nous fait signe d’arrêter la voiture, qui roule depuis qu’on a quitté Mersin à l’aube (lire l’épisode précédent, « À Mersin, Turcs et Syriens font plage à part »). Son chef, d’un geste las, indique qu’on peut passer. Petit miracle car d’ordinaire, l’accès est interdit même aux habitants alentour : le camp doit ouvrir en septembre et le village de Sivricehüyük concentre les résistances les plus vives.
Selman Akdeniz, 46 ans, responsable de l’association Pir Sultan Abdal, qui fait partie de l’une des cinq fédérations alévies, est né là. Il nous accueille dans la « maison du rituel » (cemevi), grande bâtisse très blanche sur une colline qui domine le paysage. Elle ressemble à une forteresse paisible. Des milliers d’étourneaux tournent et piaillent au-dessus de nos têtes. C’est ici que les alévis célèbrent leur culte, se réunissent pour les fêtes, pour honorer leurs morts, évoquer les problèmes qui traversent la communauté, trouver des solutions aux conflits… Le fonctionnement est très démocratique, paisible et collectif.