Ils sont les acteurs principaux de l’élection. Ils sont « les Français » dans la bouche des candidats, qui savent « ce que veulent les Français » et souvent, même, que « les Français en ont marre ». Ils sont un corps, ausculté par les sondeurs, médecins intrusifs qui viennent prendre leur « température » quotidienne. Ils sont des prénoms et des visages captés furtivement par un micro-trottoir pour aussitôt disparaître des écrans. Ils sont partout et nulle part à la fois. Une masse anonyme. Bref, ils ne sont personne. Mais dans cette nouvelle série un peu particulière des Jours, Les électeurs ne sont pas des inconnus, des corps qu’on sonde puis qu’on oublie, ils sont les personnes, nos personnages comme nous les appelons, que nous suivons depuis des mois au cours de nos obsessions (une obsession, c’est ça). Ils sont prof, principal ou CPE dans un collège en éducation prioritaire. Ils sont ancien de Nuit debout, député et néanmoins électeur, chanteur et instituteur à la fois. Ils sont chômeur à Montargis, vigneron bourguignon, assigné à résidence à Grenoble, ex-gréviste et journaliste à i-Télé, entraîneuse de foot ou éducateur à Lunel. Ils sont de gauche, de droite, rien de tout cela, ou ne veulent pas le dire. Déterminés, indécis, observateurs, versatiles ou résignés. Une partie n’ira pas voter. Ils seront durant toute cette campagne présidentielle le panel électoral des Jours. Un panel sensible qui raconte la difficile condition d’électeur en cette Ve République chevrotante.
Marie-France, 47 ans, vit à Montargis. Ancienne ouvrière dans l’agroalimentaire, elle est au chômage depuis 2015. Nous la suivons depuis le printemps dernier dans la série La vie Pôle emploi. Elle a accepté au début un peu à reculons d’être une des électrices de cette nouvelle série : elle n’est « pas très politique », prévient-elle. La preuve, elle a snobé les débats de la primaire de la droite, elle qui avait voté pour Nicolas Sarkozy en 2012. Marie-France s’informe a minima, « survole » l’actualité, « écoute de loin ». Elle pense que les discussions politiques sont tout juste bonnes à gâcher les repas de famille, à froisser les amitiés. « Je pense que c’est un sujet qu’il ne faut pas évoquer si on ne veut pas s’énerver », assène-t-elle, catégorique.
Et puis, finalement, elle poursuit toute seule, en laissant filer quelques secondes entre chaque phrase, souvent portée par une colère contenue. Marie-France n’accorde que peu de crédit aux politiques, et doute de tous. « Ils racontent de belles choses pour se faire élire, mais je ne crois pas qu’ils aient vraiment envie d’améliorer les choses. » Pourtant, elle votera au mois de mai ; comme à chaque scrutin, par principe et par devoir, « parce que des gens se sont battus pour ce droit ».
Marie-France est de droite, sans aucun doute, n’a « jamais voté à gauche » et « ne pense pas que ça arrivera un jour ». Mais pour cette présidentielle, elle ne sait pas encore à qui donner sa voix. Jusqu’à la semaine dernière, son unique obsession était de « sortir Hollande ». Son quinquennat n’a apporté « aucun changement » aux problèmes qui la concernent, chômage en tête. Mr Bricolage, qui a son siège près de chez elle dans le Loiret, vient d’annoncer la fermeture de 17 magasins. Le plan de restructuration s’appelle « Rebond ». 238 postes vont disparaître. « Ça va faire combien de chômeurs en plus, ça ? » À Montargis, le chômage atteint 13 %. Marie-France a l’impression que « rien n’a été fait » pour recréer des emplois dans les petites agglomérations, alors que « les grandes villes, Orléans et Paris », se portent mieux. « Les politiques ne se rendent pas compte que moins il y aura de boulot sur Montargis, moins les jeunes s’y installeront, et plus les zones rurales vont mourir », s’inquiète-t-elle.
Ses deux enfants sont déjà partis. Sa fille s’est installée à Orléans pour devenir aide-soignante. Elle n’a pas eu droit à une bourse, car les revenus de ses parents dépassaient de peu le seuil. Cela met Marie-France « en rogne », elle qui a toujours bossé au smic. « On n’avait pourtant pas de gros salaires... » Elle en vient à jalouser « les étrangers qui arrivent en France et à qui l’on donne pratiquement tout, alors que l’on nous refuse des petites aides ».
Cette idée reçue, abondamment relayée par l’extrême droite, surgit sans prévenir dans la conversation. Marie-France regardait le journal de 13 heures de TF1 lors de la sortie hostile aux migrants de Jean-Pierre Pernaut. Elle l’a trouvée « très juste » et n’y trouve rien à redire. « Je veux bien que l’on aide les étrangers, mais on leur ouvre des centres alors que des Français dorment dans la rue. » Marie-France est persuadée que beaucoup d’électeurs pensent comme elle et qu’ils pourraient propulser Marine Le Pen en tête au premier tour. Elle-même n’a pas fait son choix, mais dit qu’elle « serait capable » de voter Front national.
4 euros. « J’ai dépensé 4 euros », répète Jean-Louis Terrana. Il se dit qu’il a contribué à financer le parti des Républicains, ce qui est finalement « bien plus douloureux » que d’avoir signé l’engagement sur « les valeurs républicaines de la droite et du centre ». Ce sera son seul regret sur sa participation à la primaire de droite, lui, l’électeur de gauche. Jean-Louis Terrana, 51 ans, est issu d’une famille d’ouvrier italiens, lui-même a été ouvrier du livre avant de devenir prof en lycée professionnel, puis chef d’établissement. Il a gardé de cette histoire personnelle pas mal de « camarades » militants au PC, et ce qu’il appelle sa « sensibilité de gauche ». Aujourd’hui, il est le principal d’Aimé-Césaire, un collège classé en éducation prioritaire dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où Les Jours ont suivi toute une année scolaire une classe de troisième dans l’obsession Les années collège.
Jean-Louis Terrana a « foi en la politique », il est un déçu non résigné. Sa participation « stratégique » à la primaire de droite, voter Juppé pour « éviter le pire », a échoué. Quelques copains, « ceux de droite » note-t-il, lui ont reproché de venir se mêler des histoires d’une famille politique qui n’était pas sienne. Il n’en a cure. Par principe, il accepte toujours d’exprimer son choix. « C’est une chance que nous avons, alors ce droit, je l’utilise. » Le résultat de la primaire des Républicains l’intranquillise cependant. François Fillon, craint-il, « fera ce qu’il dit ». Il n’a pas lu tout le programme mais il a en tête la suppression de 500 000 fonctionnaires, sa proximité avec la Manif pour tous. Il a peur, surtout, « qu’il contribue à figer un système éducatif qui a tant besoin d’évoluer ». Le travail de Jean-Louis Terrana dans ce collège où plus de la moitié des élèves sont boursiers est un combat quotidien contre l’inégalité des chances et pour la mixité sociale (lire l’épisode 21 des Années collège). Il a l’amer sentiment que la classe politique ne prend pas suffisamment la mesure du problème.
À nouveau, il ira voter à la primaire de gauche. Mais déplore que Mélenchon, Macron et « le candidat vert qui remplace Cécile Duflot » (il écorche le nom de Yannick Jadot plusieurs fois), eux, n’y aillent pas. « Je comprends qu’il soit plus intéressant financièrement de se lancer seul, cela permet de survivre politiquement, mais leurs candidatures rendent impossible la victoire de la gauche. » Critique du quinquennat Hollande, « un social-démocrate élu un peu par hasard », il regrette pourtant qu’il ait renoncé à se représenter. « Finalement, concède-t-il, il n’a pas fait un si mauvais boulot. » Jean-Louis Terrana ne sait pas encore pour qui il votera à la primaire de gauche. Il dit « ne pas avoir d’a priori sur Valls ». « On verra son projet. »
Sophie ne vote plus depuis longtemps. Elle est incapable de remonter à sa dernière élection. Une présidentielle ? Les législatives ? 2002 ? 2007 ? On lui tend des perches, elle hausse les épaules et s’excuse. Elle ne se souvient pas. A-t-elle participé à des élections régionales ou municipales ? Elle secoue la tête. Elle n’avait jamais parlé de politique sur les Jours. Ce n’était pas le sujet.
Sophie est l’une des victimes des attaques terroristes du 13 Novembre, elle était attablée au café du Bataclan quand les assaillants sont arrivés et a croisé le regard d’un tireur avant de se réfugier dans un placard, à l’intérieur du café. Depuis, tout a changé.
À 19 ans, Sophie, qui a aujourd’hui 40 ans, a voté pour élire le président de la République. C’était en 1995. Elle a voté Chirac. Un peu par atavisme. Sa famille, lyonnaise, est de droite mais surtout « catholique avant tout ». La politique n’était « pas un sujet », même si elle se souvient que l’élection de Mitterrand a constitué « un drame » pour ses parents. Avec ses proches, son école de commerce, elle baigne dans un environnement de droite. Mais tout cela ne l’intéresse pas vraiment. Quand elle est partie de chez ses parents pour habiter à Paris, elle n’a pas pensé à s’inscrire sur les listes électorales. Elle a voté par procuration, « une fois ? Deux, peut-être trois », puis elle a arrêté. Ses parents ne lui en ont jamais fait la remarque. Elle se rappelle avoir voté pour François Bayrou, « on en parlait comme du troisième homme, c’était l’outsider, c’était en 2002 ? Après ? ». Elle avait aussi pensé aller à un meeting mais était finalement restée boire des bières avec des copines. En 2012, elle a apprécié Eva Joly, la candidate écolo dont elle admire le parcours, mais pas au point de retourner vers les urnes.
Arrêter de voter, ce n’était pas vraiment une décision. C’est un éloignement progressif. « Les politiques ne représentent rien pour moi. Je ne distingue pas d’idéologie forte », m’explique-t-elle. Sophie a l’impression que les programmes se ressemblent et de plus en plus, qu’il est très difficile de se défaire des appareils politiques, que les mêmes sont en place, « des vieux mammouths, tous pourris, pas reluisants ». Petit à petit, elle ne s’est plus sentie « concernée ». L’alternance classique droite-gauche semble être une « fatalité », mais qui, à ses yeux, « ne change pas grand-chose ». Elle-même se sent comme une « contribuable ordinaire qui n’est pas impactée par les politiques ». Et depuis qu’elle travaille dans le secteur des ONG, elle compte davantage sur la force des associations et des collectifs que sur la puissance publique. Quand son mari va voter, il emmène leurs enfants, leur explique ce qu’est une élection, les associe à ce rituel. Sophie les attend au café en fumant des clopes. Elle se sent « blasée ». Elle ne sait pas forcément pour qui vote son mari.
Cet été, pourtant, Sophie a décidé de se réinscrire sur les listes électorales. Elle a renoué avec un intérêt qui l’avait délaissée. Après les attentats, elle n’a pas aimé la façon dont les politiques se sont appropriés les évènements, m’explique-t-elle. « La sécurité, la stigmatisation, ce sont des arguments de l’extrême droite, je refuse que mon pays se ferme, même s’il n’a jamais été aussi menacé. Je ne veux plus laisser les choses dériver sans rien faire. J’ai ce pouvoir, autant l’utiliser pour exprimer ma voix. » Pour Sophie, c’est aussi une façon de lutter contre ce qu’elle a vécu. Elle est déterminée : « Je ne laisserai pas ce pays basculer sans rien faire. »
Tout est politique chez Antoine Genton. Sa vie professionnelle, en tant qu’ex-présentateur des vendredis, samedis et dimanches soirs sur i-Télé, dont il est en partance, et où il a reçu nombre de politiques. Sa vie récente, en tant que gréviste et porte-parole du mouvement de 31 jours au sein de la chaîne info – « J’ai vécu quelque chose d’éminemment politique au sens premier du terme » – que Les Jours ont raconté dans L’empire. Il est élu aussi, puisqu’il était président de la Société des journalistes (SDJ) d’i-Télé et c’est pour ça qu’il s’est retrouvé en première ligne contre Vincent Bolloré. Et surtout, il nous le dit d’emblée : « Je vote. » N’a manqué, à 37 ans, que « deux ou trois scrutins, pour des problèmes d’emploi du temps et parce que je n’avais pas fait de procuration », dit faire « très attention à ça ». Et pour la présidentielle : « J’irai voter, comme pour n’importe quelle élection. » Pourtant, sans délai, il pose ça là : « Je ne dirai pas pour qui je vote parce que j’estime que compte tenu de mon métier, je n’ai pas à prendre parti, à donner mon opinion. »
Nous voilà bien. Mais c’est très précisément ça qui nous a titillé. Cette disparition perecquienne du vote au cœur des Électeurs. Cette disparition du vote au cœur d’un métier où la politique est partout. Antoine Genton est journaliste et c’est en tant que journaliste qu’il pose son regard sur cette élection. « Quand des hommes politiques viennent sur mon plateau, je fais attention à ce que la parole soit également répartie, et ils ne savent pas pour qui je vote, je n’ai pas envie qu’on se serve de ça pour dire que je suis partial. » Il a pourtant conscience que l’objectivité, ce vieux fantasme journalistique, n’existe pas, « on parle tous de là où on est ». Lui parle de « subjectivité maîtrisée », témoigne de son expérience lors du débat sur le « mariage pour tous » : « J’ai été accusé par chacun des camps de soutenir l’autre. »
Mais comment, sur un plateau de chaîne info, usine à débiter de la réaction au kilomètre, fait-on surgir la parole politique ? « Je leur demande de préciser leur pensée, les mesures qu’ils souhaiteraient mettre en œuvre. C’est là que se construit le discours politique : les raisons des choix des mesures qui sont faites. » Préciser une pensée dans la berzinguitude d’i-Télé ? Ambitieux. « Bien sûr, ça dépend du temps qui nous est donné, c’est un exercice qui a plusieurs facettes. Dix minutes en matinale, ce n’est pas la même chose que l’interview d’un homme politique après la victoire de François Fillon. » Le tout dans le storytelling permanent tissé par les communicants qui ont théorisé le rôle des chaînes info et de leurs journalistes envisagés comme des serveurs de soupe politique. Il en est bien conscient : « Ce n’est pas facile parce que les politiques ont un discours de plus en plus marketé. » Sa méthode : « Je m’efface et j’essaie de poser les questions que les téléspectateurs qui ne seraient pas d’accord avec l’homme politique se posent, le plus intéressant c’est de leur porter la contradiction. » De la contradiction, des pratiques journalistiques face au politique, de la construction médiatique du vote, c’est de tout ça dont parlera aux Jours Antoine Genton. De l’effacement aussi.
À suivre, de nouveaux électeurs dans les prochains épisodes : Jean-Pierre Charlot, vigneron, Antoine Labaere, professeur d’histoire-géo, François-Régis Croisier, aka Pain-Noir…
Alexia Eychenne, Alice Géraud, Charlotte Rotman et Isabelle Roberts ont rédigé cet article.