Missirah, envoyée spéciale
Ils sont trois sur la photo prise en Libye, quelques jours avant d’embarquer. Papa Bouron fait le V de la victoire avec ses doigts, un léger sourire aux lèvres, Vieux Camara pointe son index vers l’objectif, et entre eux, Vieux Sylla prend la pose, la main sous le menton, sourire en coin. Les trois amis ont posté la photo sur Facebook, pour annoncer leur départ tout proche. Ils avaient entre 18 et 20 ans. Le 18 avril 2015, au petit matin, ils sont montés à bord du chalutier bleu, comme PM390047, et ont navigué toute la journée en direction de l’Italie. Le soir, l’embarcation a coulé, emportant près de 800 personnes au fond de la mer. Seuls 28 passagers ont survécu.
Le cliché des trois garçons est punaisé sur le mur du studio photo Nokoss, sur l’artère principale de Missirah, au milieu de portraits d’enfants jouant au ballon, d’images de jeunes femmes dans leurs plus beaux habits et de jeunes hommes venus faire une « photo de l’amitié ». Les trois garçons étaient originaires de cette petite ville de de 10 000 habitants, dans le sud-est du Sénégal. Quand la nouvelle du naufrage est arrivée, le cliché Facebook a servi d’avis de recherche.

Je suis arrivée ici sur les indications d’Ibrahima Senghor (lire l’épisode 18, « Ibrahima, celui qui n’a pas pu embarquer »), rencontré l’avant-veille à une cinquantaine de kilomètres, à Kothiary, un village particulièrement touché par les disparitions en Méditerranée (lire l’épisode 15, « Abou, le deuil impossible »). Le 18 avril 2015, Ibrahima Senghor aurait dû, lui aussi, monter sur le chalutier bleu. Il a été refoulé, faute de place, mais il a vu Papa Bouron, Vieux Camara, Vieux Sylla et d’autres Sénégalais qu’il connaissait monter à bord. Après des mois retenu prisonnier en Libye, Ibrahima Senghor a réussi à s’enfuir et est rentré chez lui. Il m’a confié une liste de noms, parmi lesquels il y avait ceux des trois amis. Je regarde leurs visages radieux sur le cliché punaisé au mur, dans la lumière blafarde du studio, je pense à d’autres photos vues à l’institut médico-légal Labanof, à Milan, des photos délavées par l’année passée dans l’eau, des visages floutés dont il fallait imaginer les contours.
Mon fils avait 18 ans quand il est parti, un dimanche, sans rien dire à personne.
« Ils étaient vraiment très proches. Ils n’avaient prévenu personne qu’ils allaient partir », m’explique Malick Sylla, un de leurs voisins qui les connaissait bien. C’est lui qui nous a amenés dans le studio photo et qui nous accompagnera auprès des familles.