Prenons un conducteur français comme un autre, âgé d’une quarantaine d’années, et appelons-le Jean-Louis Diesel pour faire simple. Jean-Louis Diesel est un peu perdu en cette rentrée 2022 : est-ce qu’il doit encore changer sa voiture pour acheter un véhicule électrique comme le martèle le gouvernement depuis des mois, comme le disait déjà le candidat Macron quand il promettait « une France où la voiture électrique pour tous viendra remplacer les coûteux pleins d’essence » ? Depuis quinze ans, Jean-Louis Diesel habite dans une petite commune de 800 habitants à une trentaine de kilomètres d’une ville moyenne, dans une ceinture distendue où alternent des villages résidentiels, des champs et quelques centres-bourgs où se concentrent les commerces et les quelques transports en commun qui ont survécu au grand désossage de ces dernières décennies. Entre tout cela, il y a une station-service tous les 20 kilomètres, une boulangerie tous les 10. Tout est un peu éloigné mais c’est comme ça. Quand Jean-Louis et sa compagne ont eu leur deuxième enfant, ils ont quitté la ville dense pour une maison individuelle et un peu de verdure.
La maison a deux voitures ; une pour lui, qui travaille à 9 kilomètres de son domicile, une pour sa femme, qui doit faire 20 bornes aller et retour chaque jour. Le collège est à 3 kilomètres, le lycée à 8, le supermarché à 15, la boulangerie à 2. Encore une fois, rien que de très classique, 47 % des déplacements en France font entre 2 et 10 kilomètres et « plus de 40 % des déplacements en zone rural font moins de 5 kilomètres », explique Marie Huyghe, qui est ingénieure en aménagement du territoire et spécialisée dans l’accompagnement des communes rurales en matière de mobilités.
La vie de Jean-Louis Diesel est ainsi scandée par ses trajets domicile-travail et des petits déplacements répétés, de détours pour une course, pour déposer un enfant à l’école ou au sport. Il y a cinq ans, il a revendu son monospace qui roulait au gasoil pour une voiture qui avale de l’essence sans plomb. Le gasoil pollue trop, il en a bien conscience et, après des années à l’entendre tous les matins à la radio, il a sauté le pas. Il a même eu une prime à la conversion pour ça, et il a choisi une voiture un peu plus chère pour qu’elle porte la vignette Crit’air 1, celle qui lui permet d’aller dans toutes les villes sans se poser de questions.
Mais depuis quelques mois, et surtout depuis cet été cataclysmique où la France a brûlé de partout, l’ambiance a encore changé. L’urgence climatique est devenue encore plus urgente, il le sent bien, il en parle sans cesse avec ses enfants. Et ça s’ajoute à la guerre en Ukraine qui a fait augmenter sérieusement le prix du carburant. Le gouvernement a donc amplifié son martèlement : il faut basculer au plus vite à l’électrique. C’est bon pour le climat et pour le porte-monnaie des Français. Mais Jean-Louis Diesel est perdu. Est-ce qu’il faut encore qu’il change sa voiture et que sa femme fasse de même ? Bientôt, il en faudra peut-être une troisième pour leur fille aînée qui passe son permis. Ça commence à coûter vraiment très cher, mais le ménage n’a pas le choix. Et ces voitures coûtent déjà bien plus cher au foyer qu’il ne l’imagine vraiment.
Éric Hamelin est gérant de Repérage urbain, une agence qui met de la sociologie dans les projets de développement du territoire et travaille souvent en zone périurbaine ou rurale. Il constate régulièrement à quel point le coût de la mobilité individuelle, quasi exclusivement confiée à la voiture dès que l’on sort des villes, est mal mesuré par les ménages. « Ils arrivent bien à estimer le coût du crédit et celui du carburant, mais pas tout le reste : l’entretien, la vidange, et même le stationnement qui a un coût foncier. On atteint facilement 500 euros par mois en périphérie pavillonnaire aujourd’hui », estime le sociologue. C’est aussi la fourchette avancée par l’Automobile Club dans son « budget de l’automobiliste » pour un véhicule de taille moyenne. « On est vite sur du 1 000 euros par mois pour un ménage qui a deux véhicules, continue Éric Hamelin. C’est déjà un vecteur de difficultés sociales potentielles, qui peut vite s’aggraver s’il y a une période de chômage, un divorce… »
Dans les messages répétés du gouvernement en cette rentrée, la voiture électrique est vantée comme une double solution à la crise environnementale et financière. Elle n’émet pas de gaz nocifs quand elle roule et son bilan carbone est meilleur que celui d’une voiture thermique sur l’ensemble de son cycle de vie
Le rêve d’un automobilisme inclusif, ouvert aux classes sociales les moins fortunées, quand l’auto est devenue de plus en plus accessible, est probablement terminé.
Sauf que ce modèle-là aussi est en train de dérailler cet automne, l’électricité se retrouvant associée à l’explosion du prix du gaz en Europe. La facture va donc augmenter, c’est déjà certain. Pour Cédric Léonard, conseiller études prospectives chez RTE, le gestionnaire du Réseau de transport de l’électricité, « on voit que, selon les choix qui seront faits entre nucléaire et renouvelables, les coûts de production du système électrique vont augmenter dans tous les cas, avec un mégawatt-heure en hausse jusqu’à 30 % selon les scénarios ». Cela si les centrales nucléaires en travaux redémarrent comme il faut et si la situation internationale ne déraille pas. Ça fait beaucoup d’incertitudes sur le modèle qui est aujourd’hui proposé.
Et ce n’est pas tout, car à ces doutes s’ajoute le prix des voitures neuves, qui va rester haut et tirer avec lui le prix de l’occasion, comme le détaille Romain Gillet, analyste du secteur automobile chez S&P Global Mobility : « On sait déjà que lorsque le prix d’une voiture électrique va s’aligner avec celui d’une thermique, en 2027, le prix moyen d’une voiture de catégorie B ne sera absolument pas celui d’un même segment B de 2015. On sera bien 5 000 euros plus cher. » Pour Mathieu Flonneau, « historien de l’automobilisme », c’est la fin de la voiture pour tous qui se dessine : « Le rêve d’un automobilisme inclusif, ouvert aux classes sociales les moins fortunées, quand l’auto est devenue de plus en plus accessible, est probablement terminé, dit-il. Les classes pauvres ne peuvent déjà plus acheter une voiture neuve, et désormais l’écosystème est en train de perdre les classes moyennes. »
Le coût de la mobilité individuelle automobile va donc continuer de flamber. Et pourtant, l’injonction politique et le débat médiatique s’arrêtent quasi exclusivement à la nécessité de transformer l’intégralité du parc automobile thermique en parc électrique à horizon 2035. « On nous parle énormément de la voiture électrique, c’est vrai, constate ainsi Élodie Barbier Trauchessec, la coordinatrice modes actifs et partagés à l’Ademe, l’agence gouvernementale qui conseille les élus sur les questions d’environnement et d’économie d’énergie. On ne nous parle même que de ça, en raison d’enjeux assez évidents de poids de la filière automobile dans l’économie française. » Qu’elle soit à essence ou électrique, les gouvernements poussent la voiture individuelle parce qu’il y a près de 900 000 emplois qui dépendent du secteur en France, pays constructeur avec les groupes Renault et Stellantis. Reproduire le modèle en place, qui a confié à la voiture individuelle l’ensemble des déplacements en dehors des villes denses, a donc tous les avantages : on ne change rien aux habitudes et les industriels sont contents.
« Le problème, continue Élodie Barbier Trauchessec, c’est que la voiture électrique ne répond qu’à l’un des problèmes actuels, qui est la qualité de l’air. Elle ne répond pas au problème du coût de la mobilité qui explose, à l’accidentalité, à la place dévolue à la voiture en ville. » Tandis que dans les zones peu denses, la voiture est aussi le moteur puissant de l’étalement urbain et de vies qui s’étendent sans cesse davantage. L’Enquête nationale transports et déplacements, qui fait référence dans le domaine, a montré qu’entre 1982 et 2008, un Français moyen passe toujours quelque 55 minutes à se déplacer chaque jour, mais il fait désormais plus de 25 kilomètres en moyenne dans ce même temps, contre 17 kilomètres il y a quarante ans. La voiture et les routes sont devenues plus performantes ; on va sans cesse plus loin et plus vite parce qu’on a formaté un pays entier pour cette mobilité-là. Résultat, en 2008, près de 65 % des déplacements en France se faisaient en voiture, très majoritairement en solitaire, contre 49 % au début des années 1980. La voiture électrique ne fera que perpétuer ce mouvement boulimique. Et Jean-Louis Diesel continuera à laisser beaucoup d’argent et de temps dans ses déplacements subis, rognant sur la nourriture ou les loisirs ce qu’il ne peut pas économiser sur la route, comme le font tous les ménages confrontés à une mobilité de plus en plus coûteuse.
C’est tout l’aménagement du territoire et la politique de transports qu’il faut revoir, pour permettre à un maximum de personnes d’avoir la possibilité de faire ses déplacements autrement.
De plus, la voiture électrique ne garantira pas seule que la France soit dans les clous de sa stratégie nationale bas-carbone, qui vise à « atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et réduire l’empreinte carbone de la consommation des Français ». La France, comme beaucoup de pays, est déjà trop en retard, comme le pointait récemment un rapport de l’Organisation météorologique mondiale, pour qui « la réduction des émissions pour 2030 doit être sept fois supérieure [au rythme actuel dans les grands pays émetteurs] pour être conforme à l’objectif » de l’Accord de Paris. « Même si on remplace tous les véhicules thermiques par de l’électrique, on ne sera pas en ligne avec nos objectifs, avertit Pierre Leflaive, qui s’occupe des transports au sein de l’ONG Réseau action climat. Donc c’est tout le système qu’il faut changer. Que ce modèle soit transformé un jour, ce n’est pas un choix politique mais une évidence scientifique. La question, c’est quand on le fait et à quel point on va le subir. » C’est le non-dit actuel derrière la façade lisse d’une solution technologique qui viendrait sauver la planète, tandis que la notion de sobriété fait à peine son apparition dans le débat.
« Si l’on veut s’en sortir, il faut absolument réduire la dépendance à l’automobile individuelle et la distance quotidienne de déplacement des Français en voiture, continue Pierre Leflaive. C’est tout l’aménagement du territoire et la politique de transports qu’il faut revoir, pour permettre à un maximum de personnes d’avoir la possibilité de faire ses déplacements autrement. » Faire en sorte que Jean-Louis Diesel et sa femme puissent ne plus dépendre uniquement de leurs deux voitures pour le moindre déplacement, ce qui les fragilise de plus en plus financièrement et a déjà nourri le mouvement des gilets jaunes en 2018. « Ce qui a été vendu
Stopper l’étalement urbain, densifier pour permettre aux transports en commun d’exister, multiplier les solutions d’autopartage et faire enfin du vélo et de la marche des solutions de déplacement viable même en territoire rural. Tout doit désormais être fait en même temps pour rattraper soixante-dix années livrées à la toute puissante voiture individuelle.