Le cas de Nordahl Lelandais est un nouveau rappel d’une sinistre réalité qui reste désespérément sous le radar en France. Une catégorie de citoyens tuent par habitude, sans que leur vie sociale en souffre. Ce type de criminel se dissimule et présente souvent entre deux meurtres un visage social banal, donnant le change jusqu’à l’entourage très proche. Combien de personnes Nordahl Lelandais, ancien militaire de 38 ans, décrit comme agréable par ses nombreuses conquêtes amoureuses féminines et masculines, a-t-il tuées ? Il est jugé à Grenoble, en Isère, à partir de ce lundi et jusqu’au 18 février, pour l’enlèvement et le meurtre de Maëlys de Araujo, 8 ans, croisée par hasard en août 2017 à un mariage où il n’était pas invité. Lors de l’enquête, on a découvert incidemment que quatre mois auparavant, en avril 2017, il avait aussi tué Arthur Noyer, un jeune homme rencontré également par hasard, à la sortie d’une boîte de nuit. Cette affaire lui a valu vingt ans de réclusion criminelle l’an dernier à l’issue d’un premier procès
Pour mesurer le déni longtemps opposé par les autorités politiques et judiciaires françaises aux notions de tueurs et de crimes en série, il faut remonter à l’affaire des disparus de Mourmelon. Entre 1981 et 1987, six appelés du contingent affectés au camp militaire de la ville de la Marne et deux autres jeunes hommes disparaissent alors qu’ils font de l’auto-stop dans cette zone. Les corps de deux victimes sont découverts faiblement dissimulés en pleine forêt. Ce n’est qu’à partir de 1985 que la gendarmerie commence à envisager sérieusement la piste criminelle et c’est donc en pleine psychose que le ministre de la Défense du gouvernement Chirac, André Giraud, se rend à Mourmelon durant l’été 1987. Il se demande alors devant la presse « si on n’est pas en train de construire toute une affaire à partir de faits artificiellement rapprochés ». Rien de bien alarmant, juge-t-il. « On pourrait essayer de trouver des disparitions très comparables dans tout triangle qui serait choisi en France avec le même nombre de population. Sur le plan militaire, il n’y a rien qui paraisse anormal a priori. » Quelques mois plus tard, il ose même utiliser l’expression de « blague ridicule ». À l’Assemblée, son collègue de l’Intérieur Charles Pasqua explique de son côté cette série troublante par des « déséquilibres psychiques, des règlements de compte et de nombreux cas de désertion ».
Le 9 août 1988 pourtant, dans un chemin forestier de la région de Mâcon, en Saône-et-Loire, les gendarmes contrôlent un combi Volkswagen et son occupant, un certain Pierre Chanal, militaire bien noté depuis les années 1960 et adjudant en poste au camp de Mourmelon depuis 1977. On découvre à l’arrière du véhicule un jeune touriste hongrois qu’il a enlevé, violé et entravé par des chaînes. L’enquête sera dispersée entre plusieurs tribunaux, menée sans cohérence ni méthode et aboutira à un échec : en 1995, Pierre Chanal est libéré. La justice le rattrapera de justesse en 2003, après une bien tardive expertise ADN le confondant pour trois des disparus. Renvoyé devant les assises, il parviendra à échapper à la condamnation en se suicidant au deuxième jour de son procès à Reims, dans la Marne. Il ne restera donc de ce retentissant échec judiciaire que l’ordonnance de mise en accusation, accablante autant pour lui que pour un système d’enquête sceptique, fragmenté et finalement impuissant.
Près de deux décennies plus tard, la création d’un nouveau pôle judiciaire national spécialisé veut tourner définitivement la page de cette époque. Ce pôle est consacré aux tueurs en série et aux crimes pouvant leur être imputés, non résolus depuis au moins 18 mois. ll sera installé à Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, dès ce mardi 1er mars, avec un parquetier et trois juges d’instruction pour commencer. Cette structure a été lancée fin 2021 de manière un peu obscure, par la voie d’un amendement parlementaire logé dans l’article 8 du chapitre III d’un texte de loi sur la « confiance dans l’institution judiciaire », portant surtout d’autres dispositions techniques. L’histoire retiendra que ces quelques lignes mettent fin institutionnellement à une idée longtemps prégnante en France, selon laquelle les tueurs en série n’existeraient que dans la violente société américaine et les films de Hollywood.
Depuis l’adjudant Chanal, la France a appris que des jeunes gens comme Guy Georges (sept meurtres et plusieurs viols connus) et Patrice Alègre (six meurtres connus), plutôt sympathiques et à la vie amoureuse normale voire riche, pouvaient être par ailleurs d’impitoyables tueurs de femmes. On sait aussi que le crime en série peut s’exercer en couple, comme ce fut le cas de Michel Fourniret et Monique Olivier (douze meurtres connus). On a découvert que ce mode de vie criminel pouvait prendre tous les visages sociaux, celui de l’infirmière Christine Malèvre (six patients tués), celui de militaires comme Pierre Chanal ou Nicolas Charbonnier (un meurtre, une tentative et plusieurs agressions). Et même celui d’un policier père de famille, syndicaliste et conseiller municipal comme François Vérove, alias « le Grêlé ». Aucune de ces personnes ne souffrait, selon les experts, d’une pathologie psychiatrique. Leur noir jardin secret ne les empêche éventuellement pas de se marier et d’élever des enfants, de pointer au travail le matin, de parler football à la machine à café. L’avocat général qui requérait au premier procès Fourniret en 2008 s’étranglait presque dans son réquisitoire face à cette stupéfiante réalité humaine. « Mais comment pouvez-vous dormir ? Comment pouvez-vous manger avec tous ces visages innocents qui hurlent à vos oreilles ? »
Ce profil d’assassin serein qui cache son comportement derrière une façade de normalité est pourtant relativement typique. Sur fond de fascination souvent malsaine, une masse mondiale d’études n’a pas encore fini d’en faire le tour. Popularisé par les séries télévisées, ce sujet est d’intérêt public depuis longtemps à l’étranger et notamment aux États-Unis où a été lancé dès 2006 un programme entre le FBI et le ministère de la Justice sur les dossiers non résolus, qui fait appel au public et aux universitaires, avec des récompenses. Le nouveau pôle judiciaire de Nanterre va peut-être déjà aider à dresser un bilan français contemporain du phénomène. Il est de toute façon effrayant, alors que le thème est totalement absent du débat politique pourtant obsessionnel sur la sécurité.
Des auteurs de crimes anciens restés impunis peuvent toujours être en activité aujourd’hui, ou récidiver un jour ou l’autre.
Dans l’entretien à 20 Minutes où il a annoncé la création du pôle, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti a ainsi cité le chiffre de 173 crimes non élucidés pouvant être imputés à des tueurs en série et de 68 procédures distinctes explorant déjà d’autres séries de meurtres. Certaines de ces affaires remontent aux années 1980. « Pour les familles, ces vieux dossiers, ce sont des souffrances toujours vives […]. Ce pôle doit permettre à ces dossiers de rester vivants judiciairement et d’offrir une réponse aux victimes », dit le ministre. Pour le duo d’avocats parisiens formé par Didier Seban et Corinne Herrmann, spécialistes de ces affaires et dont les préconisations ont largement inspiré la création du nouveau pôle, le bilan des crimes en série impunis en France est sûrement bien plus élevé. Ils remarquent que, selon les statistiques officielles, le taux d’élucidation policier des homicides (863 en France en 2020) est stable depuis longtemps, à hauteur des deux tiers, ce qui laisse chaque année des centaines de crimes non résolus. L’écume des jours et le sous-dimensionnement du système judiciaire les font souvent glisser dans l’oubli. Même en écartant les dossiers non liés à des séries, la zone grise est importante. « Nous sommes convaincus qu’il y a beaucoup plus de dossiers que quelques centaines », indique Didier Seban aux Jours. En dehors des homicides, il faudrait prendre en compte, souligne-t-il, les disparitions non élucidées, dont l’appréhension judiciaire est loin d’être immédiate ou automatique. Il n’existe aucun bilan statistique clair de ce phénomène, mais on parle à coup sûr de centaines de personnes par an.
Par ailleurs, selon Corinne Herrmann, l’enjeu n’est pas limité à l’apaisement des familles dont parle Éric Dupond-Moretti. C’est la sécurité publique qui est l’objet principal du pôle, pour le duo d’avocats. D’après eux, il faut comprendre qu’en laissant la poussière s’entasser sur les dossiers on laisse en paix des tueurs cachés, retraités, semi-retraités ou totalement actifs. « Des auteurs de crimes anciens restés impunis peuvent toujours être en activité aujourd’hui, ou récidiver un jour ou l’autre », souligne Me Herrmann. L’enquête dira peut-être si François Vérove/le Grêlé a encore tué après le dernier fait qu’on lui impute avec certitude, en 1994, avant que la découverte de son identité ne provoque son suicide en septembre dernier. Il y a nécessairement en liberté d’autres François Vérove.
Pour agir, les juges du nouveau pôle vont disposer de deux armes procédurales nouvelles, fournies par la loi créant le pôle. Ils seront d’abord autorisés à instruire à partir du parcours d’un tueur en série présumé. Ils pourront ainsi tenter de mettre en correspondance des dossiers non résolus avec les éléments de la vie du suspect, ses traces numériques ou des pièces à conviction. Jusqu’à maintenant, la loi n’autorisait qu’à instruire à partir de faits criminels. Bien souvent, les tueurs en série ont été poursuivis plusieurs fois après plusieurs enquêtes partiellement répétitives, tandis qu’une partie de leur « palmarès » était ignoré. Ce fut le cas pour Pierre Chanal, pour le « routard du crime » Francis Heaulme (dix procès entre 1994 et 2017) ou plus récemment pour Nordahl Lelandais. Ce saucissonnage qui gaspille les énergies et s’avère préjudiciable à la compréhension globale d’un cas devrait donc se terminer. Les juges bénéficieront aussi d’une seconde innovation procédurale, le versement systématique au Fichier national des empreintes génétiques (Fnaeg) de l’ADN des victimes de crimes non résolus, ce qui permettra des comparaisons automatisées avec les éléments retrouvés dans l’environnement d’un suspect de crimes en série. Créé dans la foulée de l’affaire Guy Georges en 1998, le Fnaeg
Dans l’aventure qui commence, les juges du nouveau pôle disposent encore d’autres outils, comme le fichier policier Salvac (une base de données née au début des années 2000 et visant à permettre de relier des crimes en renseignant une série de critères répétitifs), le service de gendarmerie spécialisé Diane (division des affaires non élucidées) constitué à partir de la cellule Ariane dédiée à Nordahl Lelandais ou l’office central de répression des violences aux personnes côté police. D’autres armes se peaufinent, comme le portrait-robot génétique et l’utilisation des données numériques.
Mais il y aura aussi beaucoup d’obstacles. Il faudra déjà trier ce qui peut rester instruit correctement dans les tribunaux existants et ce qui devra être transféré au nouveau pôle, ce qui pourrait provoquer des querelles de préséance. Il faudra surmonter plus généralement la résistance de l’appareil judiciaire et des services du ministère, qui n’étaient guère favorables à cette nouvelle structure. Même s’il n’y a pas eu de déclaration officielle des syndicats, elle est critiquée dans le contexte de la misère budgétaire qui a provoqué un mouvement inédit en décembre 2021 dans la magistrature. La suspicion envers le ministre y est désormais bien ancrée. Pour les nouveaux juges des « cold cases », pulvériser définitivement la triste légende de la « blague ridicule » est déjà une mission. Le cas Nordahl Lelandais et les quatorze fantômes qu’il traîne dans son sillage pourraient constituer le premier défi d’importance.
Mis à jour le 18 février 2022 à 16 h 40. À l’issue de son procès, Nordahl Lelandais, 39 ans, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, avec une période de sûreté de 22 ans.