Sans se douter que les loups sont à ses portes, Paris se prépare à un week-end étonnement ensoleillé en cette soirée du 13 novembre 2015. L’air est doux, il fait 14 degrés. Partir s’aérer sur la côte normande, boire des verres entre amis sur les terrasses des cafés, aller au cinéma, au théâtre, au concert, au match ? Ce choix banal va tracer une ligne sanglante entre les existences, détruire des dizaines de couples et de familles, ruiner des centaines de vies. On s’intéresse un peu ce soir-là au match de foot entre la France et l’Allemagne où sont attendues 80 000 personnes, les journaux parlent politique, élections régionales, impopularité présidentielle, immigration. Depuis le printemps, des centaines de milliers de réfugiés fuyant la guerre en Syrie affluent en Europe par la Grèce et la route des Balkans. L’Allemagne leur ouvre ses bras, la France refuse mais des réfugiés arrivent quand même, les débats font rage. C’est l’ambiance de ce Paris-là, ce jour-là. La ville vit encore normalement, mais sait déjà au fond d’elle-même que tout peut basculer. Elle a déjà été sous le feu jihadiste.
Entre le 7 et le 9 janvier 2015, l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo suivie de l’assassinat d’une policière à Montrouge et de Français juifs dans un supermarché ont fait 17 morts, soulevant une immense émotion. L’enquête a montré que le crime avait deux commanditaires, Al-Qaida au Yémen et l’État islamique (EI). Le « califat » proclamé en 2014 par l’EI dans la zone irako-syrienne est à son apogée : c’est un véritable proto-État, qui lève l’impôt, recrute et surtout tue, se délecte de son ultraviolence dans une propagande numérique débordante. Au pôle antiterroriste du palais de justice, on sait qu’une action d’envergure est imminente. « Le pire est devant nous », a déclaré le juge Marc Trévidic le 30 septembre. Il y a eu durant les derniers mois nombre d’actes isolés et deux actions plus organisées qui ont tourné court par miracle, près d’églises du Val-de-Marne en avril et dans un Thalys Paris-Amsterdam en août. Un Belge de 28 ans, Abdelhamid Abaaoud, haut cadre de l’État islamique soupçonné d’être derrière ces dernières actions, est dans le collimateur du renseignement, qui multiplie les surveillances. François Hollande a déjà prévu de décréter l’état d’urgence si le scénario redouté d’une attaque massive se produisait.
Ce soir-là, le Président a prévu d’assister au match de football au Stade de France. Quand le cortège présidentiel se met en route de l’Élysée vers Saint-Denis, dix hommes prennent la route dans l’autre sens, répartis dans trois voitures louées le 9 novembre en Belgique. Tout le groupe est arrivé de Bruxelles à Paris à bord de ces voitures le 12 au soir et a dormi dans deux locations, un appartement-hôtel à Alfortville, au sud-est de Paris, et un pavillon à Bobigny, au nord-est. Le « convoi de la mort », dira Mohammed Abrini, le onzième membre du groupe rentré en Belgique juste avant l’attaque (lire l’épisode 1, « Préparer la terreur »). Il reste donc Abdelhamid Abaaoud, arrivé secrètement en Belgique le 6 août 2015, deux de ses amis d’enfance, les frères Brahim et Salah Abdeslam, âgés de 31 et 26 ans, et enfin sept combattants fanatisés de l’État islamique âgés de 21 à 30 ans et arrivés de Syrie en Belgique par la route des Balkans entre le 1er septembre et le 14 octobre. Tous communiquent avec des complices restés à Bruxelles et chargés de coordonner les opérations, par des lignes téléphoniques mises en service la veille. Avant leur départ de Syrie, prélude à l’horreur, l’État islamique a filmé certains des membres désignés du commando alors qu’ils décapitaient des prisonniers syriens. Ce sera la « signature » de leur futur sacrifice. Ils viennent pour massacrer et pour mourir.
Au Stade de France, la rencontre a commencé à 21 heures précises et c’est une belle soirée. « Il fait beau, l’équipe de France joue bien… », se souviendra François Hollande. Juste au moment du coup d’envoi, Salah Abdeslam a déposé en voiture aux abords du stade trois membres du commando porteurs de gilets d’explosifs, deux Irakiens entrés en Europe avec de faux passeports syriens et Bilal Hadfi, un Français de 20 ans. Un drapeau allemand sur les épaules, les deux Irakiens se dirigent vers les portes de l’est du stade. Le Français part vers l’autre côté. Ils tentent de pénétrer dans l’enceinte, mais tous trois sont refoulés aux portiques faute de billets. Le premier Irakien se dirige alors vers un restaurant. Il fait exploser à 21 h 16 son gilet, tuant un passant. La détonation parvient aux oreilles des spectateurs, est audible dans le son de la retransmission télévisée, mais personne n’y prête attention. Pétard et folklore de supporters, sans doute. Dehors, les premiers policiers et pompiers ramassent interloqués des morceaux de corps. Quand le second kamikaze irakien fait à son tour exploser la charge qu’il porte, à 21 h 20, sans faire de victimes, le chef de l’État est cette fois conduit au PC de sécurité. Il se voit exposer les faits, fait venir au stade le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, décide que le match ne sera pas interrompu pour éviter la panique. Ils partent ensuite ensemble vers l’Élysée, quand apparaît la réalité d’une attaque. Sur le terrain, l’arrière des Bleus Patrice Evra lève la tête, l’air interrogatif, mais le match continue. À 21 h 53, alors que les secours s’affairent sur les lieux des deux premières explosions, Bilal Hadfi fait exploser à son tour son gilet au sud du stade, en face d’un restaurant McDonald’s. En mourant, il blesse une cinquantaine de personnes avec les boulons dont l’engin est bourré. L’affolement gagne à l’extérieur. Depuis un petit moment, dans le stade, les spectateurs ne suivent plus tant le match que les alertes sur leurs téléphones portables. Le cauchemar se poursuit ailleurs.
Dans l’est de Paris, non loin du canal Saint-Martin, règne une ambiance joyeuse d’été indien dans le café Le Carillon, un bar de Kabyles, et au Petit Cambodge, le restaurant juste en face. Les deux terrasses et les tables intérieures sont bondées. On rit, on s’interpelle, on se retrouve entre amis, on regarde le match de football à la télévision au comptoir du bar. À 21 h 20, la voiture où ont pris place Abdelhamid Abaaoud, Brahim Abdeslam et Chakib Akrouh, un Belge de 25 ans, stoppe au carrefour. Les trois hommes en descendent. Ils crient : « Allah Akhbar », puis ouvrent le feu, tuent 13 personnes et en blessent des dizaines d’autres, remontent dans la voiture et repartent. Ceux qui ont survécu, presque tous à l’intérieur, qui se sont couchés au sol ou dissimulés dans les toilettes, se relèvent après une longue attente, dans un lourd silence. Ils sortent et tombent sur un amas de corps baignant dans une mare de sang. Des pompiers, dont le camion était stationné par hasard juste à côté, accourent et tentent tant bien que mal d’arrêter les hémorragies des agonisants qui hurlent. On transporte les blessés valides à l’hôpital Saint-Louis tout proche. Les survivants errent hébétés, certains se réfugient chez des riverains, les autres rentrent chez eux dans un état second.
Le trio de tueurs continue sa route et stoppe à 21 h 26 entre le bar La Bonne Bière et la pizzeria Casa Nostra, quelques centaines de mètres plus au sud, dans le XIe arrondissement, toujours près du canal Saint-Martin. Ils tuent cinq personnes et en blessent des dizaines d’autres. Un témoin croise le regard d’un tireur, son sourire quand il exécute les personnes à deux mètres de lui. Peu réalisent cependant ce qui arrive, sur le coup. Inès, une Française de 25 ans, dit en entendant les coups de feu : « Il y a des gosses qui s’amusent. » Elle reste assise quand son ami est touché. « Les bruits venant de notre gauche, mon ami se dirigeait en rampant vers la droite. Je me suis retournée pour le regarder et à ce moment-là, j’ai été touchée au bras par plusieurs impacts. Je me suis levée et j’ai senti comme un truc qui m’effleurait la tête, j’ai fait deux ou trois pas debout et me suis allongée avec mon ami et nous avons continué à ramper vers l’entrée du restaurant », dira-t-elle dans une déposition versée au dossier. Elle se réfugie dans l’escalier des toilettes, une passante lui garrotte le bras. Le même chaos d’effroi qu’au Carillon s’installe. Les sirènes de voitures de pompiers et de police hurlent désormais dans tout Paris. Dix minutes après cette seconde tuerie, le commando fait une nouvelle halte à 21 h 36 devant le restaurant La Belle Équipe, encore un peu plus au sud. Les trois hommes tuent 21 personnes et en blessent des dizaines. Les mêmes scènes d’épouvante se répètent. Djamila, 41 ans, agonise quand son mari et patron du restaurant, Grégory Reibenberg, qui était à l’intérieur et n’a pas été touché, vient la retrouver. Il écrira dans un livre, Une Belle Équipe (Héliopoles, 2016), ces secondes où ils ont pensé à leur fille, Tess. « Djam est partie comme elle était, belle, classe. Pas une goutte de sang, son visage était comme d’habitude. Elle a prononcé le nom de Tess, je lui tenais la main. Je lui ai fermé les yeux, j’ai embrassé une dernière fois son front. Après, je ne me rappelle plus. »
Les assassins se séparent boulevard Voltaire, Abdelhamid Abaaoud et Chakib Akrouh y déposent Brahim Abdeslam, qui entre dans le café Le Comptoir Voltaire à 21 h 41, s’assoit dans la terrasse couverte et déclenche sa ceinture explosive. Il ne tue personne, car seule la partie dorsale explose, mais fait de nombreux blessés. Au plus haut niveau de l’État, les dispositifs de crise sont enclenchés, tout ce que Paris compte de militaires, de policiers, de soignants, de services d’urgence est envoyé sur le pont. La police consigne tous les Parisiens à l’intérieur des restaurants et des cafés, qui ont ordre de baisser leurs rideaux. Chacun consulte sur son portable les nouvelles, des millions de messages et d’appels téléphoniques partent vers le monde entier. Le pire est à venir.
À 21 h 47, six minutes après l’attentat-suicide de Brahim Abdeslam qui devait faire diversion, à l’autre extrémité du boulevard Voltaire, deux kilomètres plus loin, les trois Français Foued Mohamed-Aggad, 23 ans, Ismaël Omar Mostefaï, 29 ans, et Samy Amimour, 28 ans, arrivent en voiture devant le Bataclan. Ils abattent plusieurs personnes à l’extérieur avant d’entrer dans la salle où se tient un concert du groupe américain de rock Eagles of Death Metal, qui vient de jouer Kiss the Devil, « Embrasse le Diable ». Il y a 1 000 à 1 500 personnes massées dans la fosse, devant la scène, et au balcon du premier étage.
Dans l’obscurité, les trois assaillants ouvrent le feu en rafales vers le bar et vers la salle et massacrent des grappes de personnes. La foule ne comprend pas tout de suite et croit à un effet pyrotechnique, mais le groupe américain voit ce qui se passe depuis la scène et détale. Les tirs suivants provoquent un vent de panique, les lumières s’allument, des centaines de personnes dans la fosse s’étendent au sol comme des dominos pendant que les trois hommes tuent, de manière désinvolte. On les voit rire franchement par instants. Ils abattent quiconque bouge, parle, se lève. Une femme les supplie d’arrêter, elle meurt. Un homme les traite de « bâtards, enculés », il meurt. Un téléphone sonne, ils tirent. Ils expliquent leur attaque à la volée, en français : « Dites merci à François Hollande, il bombarde en Syrie, vous tuez nos femmes, nos frères et nos enfants, on fait pareil », « Vous allez payer pour la Syrie et pour l’Irak ». Crispées sur le sol de la fosse, mêlées aux morts dans une rivière de sang, blessées mais n’osant gémir ni faire un geste pour ne pas attirer l’attention, des centaines de personnes passent une ou deux heures ainsi, tandis que les trois hommes reprennent leurs tirs sporadiquement. Dans les dépositions versées au dossier d’instruction, des bribes de ces instants s’accumulent : des couples se disent qu’ils s’aiment, s’embrassent, certains s’encouragent, « On va s’en sortir, on va pas mourir. » D’autres se disent adieu, envoient des messages déchirants à leurs proches sur leurs téléphones portables. Certains sortiront seuls en laissant le cadavre d’un conjoint, d’un ami à l’intérieur.
Vous pourrez vous en prendre qu’à votre président François Hollande. D’accord ? Il fait le cow-boy du western à envoyer ses troupes partout dans le monde combattre les musulmans.
Les assaillants tirent dans le dos de ceux qui tentent de fuir par deux sorties de secours, ouvertes par un agent de sécurité sur le côté gauche de la salle. Des centaines de personnes, en courant, en rampant, s’extraient du Bataclan. Dans la panique, certains marchent sans faire attention sur les corps, les blessés. À l’étage, d’autres s’enferment dans des locaux techniques, des toilettes ou même entre un faux plafond et le toit, et y resteront jusqu’à l’arrivée des policiers. Dehors, c’est le flottement, les policiers « ordinaires » arrivés sur place et les militaires du dispositif Sentinelle ayant interdiction d’intervenir dans l’attente de l’arrivée des unités d’élite, le Raid et la BRI (Brigade de recherche et d’intervention). Passant outre, un commissaire de police de service de nuit et son chauffeur entrent dans le Bataclan à 21 h 56, criblent de balles Samy Amimour, posté alors sur la scène à dix mètres d’eux. Agonisant, il déclenche sa ceinture explosive, tue d’autres personnes avec les boulons contenus dans sa ceinture et arrose de sang et de morceaux de chair l’ensemble de la scène. Foued Mohamed-Aggad et Ismaël Omar Mostefaï, postés au premier étage d’où ils tiraient sur la foule en-dessous, ouvrent le feu sur les deux policiers, forcés de battre en retraite.
Vers 22 h 20, les deux assaillants survivants prennent en otage une douzaine de personnes qui se cachaient entre les sièges de l’étage, et se réfugient avec elles au fond de la salle, derrière une porte, dans un couloir qui mène à un escalier descendant au rez-de-chaussée. Ils ordonnent aux otages de se poster près des fenêtres pour prévenir toute intervention. L’un d’entre eux tue au passage un homme qu’on voit à sa fenêtre, dans l’immeuble en face. « Tu as vu ? Je l’ai eu », rigole-t-il. Un enregistreur numérique resté ouvert saisit des bribes de conversation avec les otages. « Lève-toi ou je te tue ! » « Je peux pas… » « Reste calme, reste calme. Tu fais ce que je te dis, je vais pas vous tuer. » Les sermons continuent. « Vous pourrez vous en prendre qu’à votre président François Hollande. D’accord ? Il fait le cow-boy du western à envoyer ses troupes partout dans le monde combattre les musulmans. Aujourd’hui, l’heure de la vengeance a sonné ! C’est terminé, tout ça ! »
Au rez-de-chaussée, la BRI entre vers 22 h 20. Il plane une lourde odeur de poudre et de sang, il règne un silence écrasant interrompu par les sonneries de portables dans les poches, qui affiche « Papa » ou « Maman » quand les écrans s’allument. Parmi les survivants figés de terreur au sol, des mouvements se dessinent, des cris fusent : « Par ici ! », « Venez, mon mec est en train de mourir ! » À 23 h 15, la colonne d’assaut de la BRI se poste devant la porte à l’étage et des échanges s’engagent par l’intermédiaire d’un otage qui parle pour les deux tueurs : « On est en prise d’otages… Y’a, y’a, y’a… On est en prise d’otages. Ils ont des ceintures d’explosifs, ne venez surtout pas sinon ils font tout péter ! » Les policiers reculent, évacuent les blessés et les survivants dissimulés ici et là, tandis qu’une vaine discussion se déroule par téléphone portable entre les deux parties. Cinq appels sont échangés en 45 minutes. Ismaël Omar Mostefaï demande une lettre signée du chef de l’État s’engageant à « l’arrêt des bombardements sur l’État islamique » et menace, s’il ne l’obtient pas, de jeter un otage par la fenêtre. À 0 h 18, l’assaut est donné. Les policiers, défonçant la porte derrière un bouclier à roulettes, engagent un feu nourri d’armes automatiques et de grenades et parviennent à préserver la vie de tous les derniers otages. Foued Mohamed-Aggad fait exploser sa ceinture près de l’escalier, ce qui coupe son corps en deux parties. Ismaël Omar Mostefaï est abattu d’une balle. En passant par la fosse pour sortir, les derniers survivants ont la vision dantesque d’une montagne de corps baignant dans le sang et parsemée de restes humains.
Dehors, c’est une autre scène d’apocalypse dans la lumière des gyrophares. Corps épars près des sorties, rescapés hagards et parfois à demi-nus, couverts de sang, errant entre les dizaines de voitures de pompiers et de police, des couvertures de survie sur les épaules, regroupés dans des cafés, des cours d’immeuble, à la mairie du XIe arrondissement, emmenés à l’hôpital, soignés sur place. Certains rentrent chez eux, retrouvent leurs enfants, libèrent la baby-sitter puis se mettent au lit, sidérés. Une douzaine de blessés meurent encore dehors et dans le poste médical avancé aménagé dans une cour, cinq autres succombent à l’hôpital. Il y a finalement 90 morts au Bataclan.
À 23 h 54, François Hollande a pris la parole pour une allocution télévisée avant le dénouement. Il annonce la proclamation de l’état d’urgence sur tout le territoire ainsi que la fermeture des frontières. « C’est une terrible épreuve qui, une nouvelle fois, nous assaille. Nous savons d’où elle vient, qui sont ces criminels, ces terroristes. Nous devons dans ces moments si difficiles […] faire preuve de compassion et de solidarité, mais nous devons également faire preuve d’unité et de sang-froid. Face à la terreur, la France doit être forte, elle doit être grande, et les autorités de l’État, fermes. Elles le seront. » Une enquête gigantesque va commencer pour identifier les terroristes déjà tués et remonter jusqu’à ceux qui sont en fuite. La police va très vite retrouver le nom de Salah Abdeslam dans la voiture abandonnée par les tueurs du Bataclan, car il figure sur le contrat de location. Il a abandonné sa propre voiture dans le XVIIIe arrondissement et sa ceinture explosive, qui ne fonctionnait pas, à Montrouge. Il va se cacher dans Paris et appeler ses amis belges à la rescousse puis passer la frontière dès le 14 novembre, quand Abdelhamid Abaaoud et Chakib Akrouh restent dans la capitale. Personne ne le sait encore. Le silence revenu, Paris ne dort pas.