À Grenoble (Isère)
«Vous allez parler avec plein de livreurs et je vous préviens, ils vont tous vous mentir. Ils vont vous dire qu’ils ont un compte à eux. C’est parce qu’ils n’ont pas de papiers et qu’ils ont peur. Moi aussi j’ai peur, mais on n’est pas des voleurs. Donc moi, je vous le dis. Ce compte, c’est pas mon compte. Mais les autres, ils vous le diront pas. » Karim a vu juste. Ce 14 février 2022, c’est la Saint-Valentin à Grenoble comme ailleurs. La nuit tombe et, emmitouflé dans son blouson noir, Karim est l’un des premiers livreurs à ouvrir le bal devant le McDo de l’Aigle, sur le cours Jean-Jaurès, à un kilomètre du centre-ville. Ils sont nombreux à débuter leur tournée ici. Les commandes n’affichent pas plus de 4 euros de gain. C’est le montant que touchera le livreur à la fin de la course. Il comprend une base fixe, mais c’est surtout le nombre de kilomètres à parcourir qui fait varier le prix. Après Karim, les travailleurs des plateformes se relayeront par dizaines, étudiants, pères de famille, demandeurs d’asile. Seul Karim abordera de front la problématique de la sous-location de comptes à des sans-papiers, aujourd’hui largement documentée. Mais les autres ne seront pas à court de critiques sur leurs conditions de travail. Laissant penser que le modèle des plateformes, vendu au départ comme une alternative émancipatrice, a engendré ses propres vices.
Le soir de la Saint-Valentin, il fait trop froid pour flâner sur les berges de l’Isère. En amoureux ou entre amis, on franchit la rivière en vitesse. D’un côté, on atteint les pizzerias de l’ancien quartier italien. De l’autre, on vise une table dans un restaurant à fondues du centre historique. Pour ceux qui restent, il y a les livreurs. La pluie s’est arrêtée juste avant le dîner et sur les pistes cyclables ils défilent parfois en combinaison de ski. Au niveau du McDo de l’Aigle, la voie est sans cesse barrée par les deux-roues qui attendent. Souvent trop longtemps. Alors la tension monte. À côté de Karim, il y a un grand motard qui s’impatiente parce que depuis qu’il est là, il a vu défiler une bonne dizaine de commandes avant la sienne. Mais que peut-il faire ? Il semblerait qu’au-delà de cinq minutes à faire le piquet devant l’entrée, la coutume autorise à râler. Alors il souffle. « Si tu râles trop fort, les vigiles du McDo vont t’embêter. Il y en a un qui est carrément méchant », glisse un livreur chevronné. La direction a même placardé sur la vitre un long message à l’attention des livreurs.