Sénégal, envoyée spéciale
Soudain, la plage grouille de monde. Quand les grandes pirogues s’approchent de la rive et qu’on distingue l’équipage, debout sur les bords, quand le ronronnement des moteurs commence à couvrir le bruit des vagues, la torpeur de fin d’après-midi du quai de pêche de Mbour, à 80 kilomètres au sud de Dakar, s’interrompt brutalement, laissant place à une agitation où chacun connaît précisément sa partition. Les conducteurs de charrettes manœuvrent leurs chevaux en marche arrière dans l’eau pour débarquer filets et bidons d’essence vides, les porteurs s’élancent vers les flancs des embarcations, jambes nues dans les vagues, capuche du ciré tirée sur la tête. Par-dessus, un petit coussin pour amortir le poids des caisses. Ils se fraient un passage dans l’eau qui les couvre jusqu’au torse. Dans la foule, les genoux chancelant sous la charge, le regard braqué sur le sable, il faut aller vite, c’est 400 CFA (0,60 euro) la caisse de 50 kilos de poissons portée, pas intérêt à chômer. Les femmes armées de bassines et de couteaux s’écartent, elles attendent leur tour pour négocier de plus petites quantités de poissons qu’elles revendront aussitôt sur leur étal, à même la plage, quelques mètres plus loin, un gros thiof à débiter, des tas de six petits yaboy, les sardinelles qui constituent un ingrédient de base du ceebu jën, le plat quotidien de la plupart des Sénégalais.
Sous l’immense hangar en hauteur face à la plage, les mareyeurs passent commande, des liasses de billets changent de mains pendant que les camions frigorifiques alignés sur le parking sont chargés, prêts à prendre la route vers les marchés des grandes villes, vers les usines de congélation dont les produits rempliront ensuite les bacs de surgelés des supermarchés occidentaux. Le gagne-pain des uns et des autres dépend de ces quelques heures de fin d’après-midi, et la tension est en conséquence. Le ciel de début juin est couleur sépia, un vent de poussière s’est abattu sur la ville, l’hivernage n’est pas encore là.
Il y a neuf mois, alors que s’achevait la dernière saison des pluies, la rumeur a enflé sur le quai de pêche de Mbour : un départ avait eu lieu. Des pirogues avaient pris la mer, chargées d’eau, de victuailles et de passagers, à destination des Canaries, à 1 500 kilomètres de là, porte d’entrée en Europe. Quand les premiers messages annonçant l’arrivée saine et sauve sur l’archipel espagnol se sont affichés sur les téléphones portables, la nouvelle s’est propagée vite, dépassant rapidement le quai de pêche de Mbour, aiguisant les envies d’ailleurs après une rude année de pandémie et de restrictions. D’autres pirogues ont suivi, et les candidats au départ ont afflué depuis d’autres localités de la côte et l’intérieur des terres. À la fin de l’année dernière, les arrivées aux Canaries ont été multipliées par huit par rapport à l’année précédente, passant de 2 687 en 2019 à 23 023 en 2020, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur espagnol. Depuis 2006, l’année des premiers départs sur cette route migratoire appelée « route de l’Ouest Atlantique » par les experts de l’OIM, l’Organisation internationale pour les migrations, et de l’agence européenne Frontex, qui étudient les trajets empruntés, on n’avait plus vu de tels chiffres.
Cette route n’est pas nouvelle. Très dangereuse puisqu’impliquant au moins une semaine de navigation en haute mer, elle était peu fréquentée depuis la mise en place de l’opération Hera menée par Frontex autour de l’archipel, et depuis que les rapatriements étaient devenus quasi systématiques grâce à des accords passés par le gouvernement espagnol avec les pays d’origine. Tidiane Ndiaye avait fait les frais de ce revirement. Je l’avais rencontré en 2018, lors de mon enquête sur les disparus de la Méditerranée pour Les Jours. Face à la mer, sur la plage de Yarakh, le quartier de pêcheurs jouxtant Dakar, il avait évoqué la peur bleue que lui avait inspiré la traversée, la sensation d’avoir échappé à la mort, puis le retour en avion à Dakar quelques jours à peine après être arrivé.
Tu pensais faire quoi en Europe ?
– Travailler, bien sûr !
– Tu pensais à quoi comme travail ?
– J’aurais fait tailleur.
Il y a trois jours, j’étais de nouveau à Yarakh. J’avais rendez-vous avec un ami, ancien passeur de 2006 reconverti depuis dans des business plus légaux et devenu notable du quartier. Nous avons échangé les nouvelles, fait le tour du quartier. Puis il nous a conduit à la rencontre de Baye Diagne, un jeune homme de 20 ans. « Il a essayé de traverser il y a quelques mois », explique notre ami. Baye Diagne veut bien nous parler. D’ailleurs, il a déjà parlé à d’autres journalistes, nous précise-t-il. L’augmentation des traversées a suscité des questionnements dans la presse au Sénégal, avec un sentiment de déjà-vu de 2006. Pour Baye, 2006, c’est loin. Il n’était qu’un enfant à l’époque, mais il a grandi en voyant se construire les maisons de ceux qui sont partis. Dans ce quartier surpeuplé où chaque mètre carré semble occupé, les maisons s’agrandissent en rajoutant des étages. Celles des émigrés font partie des plus hautes. Baye nous conduit chez lui, nous précédant dans les ruelles étroites et sablonneuses de Yarakh, la démarche brinquebalante à cause d’un handicap qui lui tord l’ensemble du corps.
« Pourquoi tu as décidé de partir ? », je lui demande. Nous sommes assis l’un en face de l’autre sur des chaises en plastique installées pour l’occasion au milieu de la cour, la famille réunie tout autour pour écouter l’histoire.
Senegal, dafa metti, amul dara, me répond-il en wolof. « Au Sénégal, c’est dur, il n’y a rien », et peut-être encore moins pour quelqu’un comme Baye, handicapé et qui n’est jamais allé à l’école, si ce n’est à l’école coranique. Il ne comprend pas très bien le français, et moi je me mets tout juste à réviser mon wolof, alors on se tourne l’un comme l’autre régulièrement vers mon ami pour qu’il nous serve d’interprète.
Et tu pensais faire quoi en Europe ?
Travailler, bien sûr !
Tu pensais à quoi comme travail ? »
Alors que certaines familles choisissent le plus jeune et le plus fort des hommes pour partir, Baye Diagne détonne. Je ne peux m’empêcher de penser qu’aucun gagne-pain ne lui serait accessible en Europe, même les petits boulots les plus ingrats exercés par les sans-papiers
L’autre travail de Baye, c’est de vendre des t-shirts et des chaussures dans une petite échoppe le long d’une des artères du quartier. Il achète les habits en gros aux fripes, à 1 200 CFA le t-shirt, et les revend à 1 500 CFA, ça fait 300 CFA (0,45 euro) de bénéfice, un peu plus avec les chaussures. Il dit gagner environ 30 000 CFA (45 euros) par mois. Quand il a fallu payer les 300 000 CFA (450 euros) pour le passage, Baye a dû emprunter de l’argent, ses économies ne suffisaient pas.
« Et tu es parti quand ?
C’était un samedi », commence Baye.
C’était il y a quelques mois, en février peut-être, il ne se souvient plus, ou n’a pas envie de me dire précisément. Avec un ami, ils sont partis pour Mbour, où le rendez-vous avait été donné par la femme qui organisait le voyage et à qui la pirogue appartenait. Ils ont attendu le départ dans une maison où tous les passagers se sont regroupés, avant d’être conduits à la plage, de nuit. Ils étaient une centaine environ, se souvient Baye, pour une seule pirogue.
Mais tout a tourné au fiasco. Alors que seulement la moitié des passagers avaient embarqué, la police est arrivée, la pirogue a démarré en trombe, et l’autre moitié, dont Baye, se sont retrouvés seuls sur la plage. « Les gens sont partis en courant dans les rues de Mbour et la police les chassait », raconte Baye, un peu rigolard au souvenir. « Moi, je ne pouvais pas courir, alors je me suis fait vite attraper et conduire au poste. Ils m’ont relâché le lendemain et je suis rentré à Yarakh. » La pirogue qui avait réussi à prendre la mer a navigué pendant trois jours, puis a échoué sur les plages de Yoff, près de Dakar. La propriétaire a été arrêtée et jugée. Fin de l’histoire.
« Mais je veux repartir », assure Baye. Il a un air bravache en disant ça, d’autres ont réussi, alors pourquoi pas lui ? Il parle de plusieurs amis qui sont partis pendant ces derniers neuf mois, ils étaient électricien, soudeur, pêcheur, ils trouveront du travail en Europe, c’est sûr, dit Baye. Assis à côté de lui, son ami El Hadj sort son téléphone pour montrer la photo d’un jeune homme souriant, un cadre verdoyant derrière lui. C’est le dernier en date à avoir réussi la traversée. Mon ami, celui qui nous a conduits là, arrête de traduire et jette un coup d’œil à la photo. « Mais je le connais, je lui faisais souvent faire de la soudure ! Il est parti ? » Baye opine de la tête, il faudra trouver un autre soudeur désormais. À Dakar, on entend de plus en plus d’histoires de petits patrons qui perdent leurs employés comme ça, des carreleurs, des mécaniciens, des tailleurs qui prennent la mer un beau matin au lieu de prendre le bus Tata ou le car rapide qui les amène d’habitude au travail.
Certains disparaissent à jamais. Baye le sait bien mais il dit qu’il n’a pas peur.
« C’est dangereux, quand même, dis-je.
Ici même, tout est dangereux !, rétorque-t-il. Si vivre est dangereux, pourquoi ne pas partir ? »
Sur le quai de pêche de Mbour, les pirogues se vident les unes après les autres. Au milieu de la cohue, des enfants se faufilent, ramassent ce qui tombe sur le sable jonché d’algues et de détritus de plastique, reçoivent parfois un poisson tendu depuis une des embarcations : la tradition veut que le premier poisson de la prise soit offert et non vendu. Fin octobre, près de 200 personnes parties de ces plages ont disparu en mer en l’espace d’une semaine. Une pirogue a pris feu au large de la ville après l’explosion du moteur, une autre a dérivé en mer pendant deux semaines avant d’échouer en Mauritanie, avec une vingtaine de survivants exténués à bord. Ces deux gros naufrages se sont ajoutés à bien d’autres, laissant des centaines de familles endeuillées : l’OIM estime à 500 le nombre de décès sur la route des Canaries en 2020.
Des disparitions le long des routes migratoires, il y en a toujours eu. Ce n’est pas pour rien qu’on dit en wolof « Barça walla barsakh », « Barcelone ou la mort ». Mais les chiffres, cette fois, sont inhabituels. Des citoyens se sont émus du silence de l’État face à ce qui commençait à ressembler à une hécatombe, la presse a affiché des portraits des victimes en une. Certains ont pointé du doigt les pouvoirs publics : si les jeunes partent et risquent ainsi leur vie, n’est-ce pas parce que leur pays ne leur offre aucun avenir ?
Au milieu de la polémique naissante, un jeune garçon est mort. Ousmane Faye, surnommé « Doudou », avait 14 ans et vivait à Saly, près de Mbour. Il allait à l’école et jouait au foot. Son père, pêcheur, avait décidé d’envoyer son fils en Europe pour qu’il puisse y intégrer un centre de formation de foot, en Italie ou en Espagne. Sans en informer la mère de Doudou, dont il était séparé, il a payé pour le voyage de leur enfant. Mi-octobre, le garçon est monté dans une pirogue qui a quitté la plage de Mbour. L’embarcation a dérivé pendant une dizaine de jours et a fini par rebrousser chemin. Mais Doudou n’était plus là. Il était mort d’épuisement ou de déshydratation, on ne le saura précisément jamais. Son corps a été jeté à la mer par les autres passagers.
Le 11 novembre, Mamadou Lamine Faye, le père de Doudou, a été arrêté, mis en examen pour homicide involontaire et complicité de trafic de migrants, et placé en détention provisoire. La mort de Doudou et l’arrestation de son père ont fait l’effet d’un électrochoc au Sénégal. Le 13 novembre, un « deuil numérique » a été lancé sur les réseaux sociaux, avec le mot-clé #LeSenegalEnDeuil, en mémoire à Doudou et aux autres « victimes de l’immigration clandestine ». Une semaine plus tard, une marche a eu lieu à Dakar, avec des banderoles proclamant un ras-le-bol : « 480 dafa doy ! », « 480, ça suffit », en référence à l’estimation du nombre de Sénégalais morts sur les routes migratoires en 2020.
Le visage poupon de Doudou s’est affiché partout, sur les réseaux sociaux et dans la presse. « Papa m’a sacrifié », titrait le quotidien sénégalais Libération, annonçant l’arrestation du père. Sur la photo, Doudou ressemble davantage à un enfant de 12 ans qu’à un adolescent. Le 8 décembre 2020, Mamadou Lamine Faye a été condamné à une peine d’un mois de prison ferme et deux ans de sursis pour homicide involontaire. Alors que des voix s’élevaient pour mettre en cause la responsabilité de l’État dans les départs, le Sénégal a répondu en soulignant la responsabilité parentale.
J’apprends l’histoire de Doudou et la condamnation de son père par la presse internationale, qui s’est emparée elle aussi de l’affaire. Je pense à cette mère nigériane que j’avais croisée à Agadez, en 2018, avec ses filles de 8 et 12 ans, en route vers la Libye (lire l’épisode 9 des Disparus, « Je veux aller en Europe, Dieu m’aidera »). Elle assumait son choix et ne cherchait pas à en éluder les conséquences. Aurait-elle mérité une condamnation ? En lisant les articles, je me demande ce que pensent les Sénégalais de la décision. La presse ne me dit rien du regard qu’ils posent sur cette affaire.
C’est pour cela que je suis au quai de pêche de Mbour, trois jours après avoir rencontré Baye Diagne à Yarakh : pour tenter de comprendre d’où Doudou est parti et pourquoi, et ce que sa mort et la condamnation de son père signifient ici. Je regarde l’agitation de fin d’après-midi qui se calme petit à petit, cette plage que je connais si bien. Ce paysage est celui de mon enfance. Je l’ai quitté il y a vingt-cinq ans, à peine plus âgée que Doudou, parce que mes parents voulaient que j’aie un avenir, que je fasse mes années de lycée et mes études en Europe. Pas besoin de visa ni de passeur, ils rentraient « chez eux », même si ce n’était pas tout à fait chez moi.
Devant moi, les porteurs ont fini leur travail, les pêcheurs rentrent chez eux. Une vendeuse débite un thiof pendant qu’une cliente négocie le prix du tas de maquereaux. Plus loin, les premiers camions démarrent, remplis du poisson qui fait vivre la ville. Je prends la direction de Tefess, le quartier des pêcheurs.