Canaries (Espagne), envoyée spéciale
«Pendant longtemps, je me suis dit : “Je dois partir.” Au Sénégal, je n’ai rien. Quand j’ai entendu parler des pirogues, j’ai pensé : “C’est mon jour.” » Les mots d’Ali, 17 ans, hésitent entre trois langues. Le jeune homme commence en espagnol, puis décide qu’il parlera en français, « pour ne pas oublier », complète parfois par un mot en wolof, sa langue maternelle qu’il dit ne plus parler depuis son arrivée sur les îles Canaries en septembre 2020. Nous le rencontrons un an et deux mois plus tard. « J’ai un peu perdu ma langue », dit Ali d’un air désolé, la casquette vissée sur la tête, la banane en bandoulière, assis sur les escaliers qui descendent vers les rochers de La Puntilla, à l’extrémité nord de l’île de Gran Canaria. C’est ici, au bout de la plage de Las Canteras, longue de près de 3 kilomètres et remplie de touristes européens, que se retrouvent souvent ceux qui, comme Ali, sont arrivés par la mer. Ils s’installent sur les marches, à l’abri des regards, pour passer le temps, discuter, appeler la famille, tournant le dos à l’agitation des terrasses et aux vacanciers en maillot de bain.
Après Mbour et ses pêcheurs (lire l’épisode 2, « À Mbour, la pêche était miraculeuse »), après Joal et ses femmes transformatrices de poisson (lire l’épisode 5, « “C’est moi qui lui envoie de l’argent !” »), après la vallée du fleuve Sénégal et ses retraités de retour au pays (lire les épisodes 10, 11 et 12), nous sommes aux Canaries, destination de plusieurs milliers de Sénégalais depuis l’été 2020. Certains disparaissent sur la route, comme le jeune Doudou Faye, 14 ans, dont la mort en octobre 2020 a fait l’effet d’un électrochoc au Sénégal. Son père, qui avait payé le passeur, a été condamné par la justice sénégalaise à un mois de prison ferme et deux ans de sursis pour homicide involontaire.
Quand j’étais enfant, je me suis débrouillé seul, sans père, sans mère. Ici aussi, je vais me débrouiller seul.
Contrairement à Doudou, Ali a pris seul la décision de partir. Il n’en a parlé à personne, pas même à sa grand-mère avec qui il vivait. La mère d’Ali est décédée quand il était tout petit, il n’a jamais connu son père. Il a arrêté l’école en CE2 pour travailler dans la pêche.
« Au Sénégal, je n’ai rien », répète Ali, les yeux soudain remplis de larmes. Il s’excuse : « C’est quand je pense à ma famille.
Tu as pu parler à ta grand-mère depuis que tu es aux Canaries ?
Non. Elle n’avait pas de téléphone, c’est une amie qui l’a prévenue que j’étais bien arrivé. Et maintenant elle est décédée. »
Les larmes coulent de plus belle, de grosses gouttes qui s’écrasent sur les marches en béton. Toute la solitude d’un gamin dont les rêves se sont brisés et qui n’a plus où revenir. J’essaie de le rassurer, le consoler. Il finit par se calmer et reprend son récit.
À Mbour, Ali pêchait le long de la côte, parfois plus loin. « Je suis parti plusieurs mois en Gambie. Là-bas, je gagne 2 000 ou 5 000 CFA par jour, j’économise, j’économise. J’ai ramassé 500 000 CFA, j’ai donné 150 000 CFA à ma grand-mère et j’ai payé le ticket. » Le départ a eu lieu deux semaines plus tard. Dans la pirogue, Ali a reconnu un visage familier, un autre garçon du quartier de Tefess, où il habitait à Mbour. Les autres passagers venaient parfois de loin, de Kaolack, de Casamance, de Saint-Louis. Le voyage a duré onze jours, dont les trois derniers sans eau ni nourriture. Ali a pensé qu’il ne survivrait pas. « Beaucoup de gens commençaient à abandonner, moi aussi. Mais Dieu nous a aidés, on a été sauvés. »
À l’arrivée, il y a eu les interrogatoires de police, puis la quarantaine pour cause de Covid, puis plusieurs mois dans un hôtel, au sud de l’île, comme ce fut le cas pour Lémou, un autre jeune pêcheur de Tefess (lire l’épisode 3, « “Lui, il est allé jusqu’en Europe et il est revenu !” »). Quand les touristes ont commencé à revenir, au printemps 2021, les arrivants ont été transférés vers des centres d’accueil, à Gran Canaria et à Tenerife. Des centaines de personnes ont alors préféré se réfugier sur les plages et dans les jardins, craignant que le centre ne soit qu’un prélude à l’expulsion. Ali a, lui aussi, vécu sur une des plages de l’île pendant un mois, avant d’être hébergé par une habitante chez qui il loge toujours. Il étudie l’espagnol six heures par semaine et voudrait apprendre un métier, chauffeur ou cuisinier par exemple. « Je suis parti pour réussir ma vie, pas pour dormir, dit-il. Quand j’étais enfant, je me suis débrouillé seul, sans père, sans mère. Ici aussi, je vais me débrouiller seul. »
Ali ne pensait pas rester aussi longtemps dans les îles. Son objectif était la France. Pour ceux qui arrivent à bon port, l’archipel espagnol n’est qu’une porte d’entrée vers l’Europe
C’est toute l’hypocrisie du système : les voies légales de migration étant terriblement compliquées pour celui qui cherche du travail, l’asile devient le sésame permettant de ne pas être refoulé une fois arrivé sur le territoire. La situation n’est pas spécifique à l’Espagne, elle concerne la plupart des pays européens, y compris la France. Elle produit des centaines de milliers de travailleurs sans-papiers au service de l’économie européenne, dans le bâtiment, l’agriculture, la restauration ou les services à la personne. C’est grâce à cette main-d’œuvre bon marché que les touristes européens qui peuplent la plage mangent des tomates toute l’année sans se ruiner.
Évidemment, personne n’est dupe, pas plus la police de l’île qui reçoit les demandes d’asile que les arrivants eux-mêmes, tous obligés de jouer le jeu, avec plus ou moins de bonne volonté et d’arbitraire. Il est ainsi arrivé que la police fixe un nombre maximum de personnes reçues dans la journée, ou exige de prendre rendez-vous à l’avance. « Tout ça, c’est pour décourager les gens de déposer leur demande », estime Ángeles Moreno Herrera, bénévole du réseau citoyen Somos Red, constitué au printemps 2021 pour venir en aide aux arrivants. « La frontière, ça peut rendre les gens fous », dit-elle et prend un exemple : dès qu’elles foulent le sol espagnol, les personnes reçoivent un ordre de quitter le territoire qui établit leur identité et notifie leur entrée illégale dans le pays. Cependant, l’expulsion n’est possible que pendant 72 heures après l’arrivée, ce qui n’est quasiment jamais le cas au moment où nous nous parlons avec Ángeles. L’ordre de quitter le territoire se transforme alors en preuve d’identité pour les personnes qui le détiennent. Souvent, elles n’en ont pas d’autre. Cette pièce leur servira donc pour la suite de la procédure, notamment pour déposer une demande d’asile
Ce n’était plus tenable. Il y avait des centaines d’arrivées par jour, sans possibilité pour les personnes de continuer leur route. Les îles étaient en train de se transformer en prison, avec des gens désespérés qui n’avaient plus rien à perdre.
En un an, Ángeles a vu des personnes désespérer, surtout pendant les longs mois de début 2021 où, sous couvert de contrôles sanitaires, la police empêchait les arrivants d’embarquer sur les vols vers le continent, malgré un passeport ou une preuve de dépôt d’asile. Il a fallu une bataille judiciaire, menée par l’avocat Daniel Arencibia pour le compte d’un jeune client marocain, pour que la situation se débloque. « Ce n’était plus tenable, se souvient l’avocat que je rencontre sur la terrasse d’un des cafés de la plage, attablé au milieu de touristes scandinaves et allemands. Il y avait des centaines d’arrivées par jour, sans possibilité pour les personnes de continuer leur route. Les îles étaient en train de se transformer en prison, avec des gens désespérés qui n’avaient plus rien à perdre. C’est dans ce genre de situation que la xénophobie augmente. » Daniel Arencibia raisonne selon une logique de bon sens implacable : pour que tout se passe bien, mieux vaut que les personnes puissent circuler jusqu’à leur destination, où elles peuvent alors commencer à s’implanter. Si Ali, lui, n’a pas poursuivi sa route, c’est qu’il s’est rendu à l’évidence : en France, il ne connaît personne, et l’Europe n’a rien d’accueillant pour celui qui n’a pas de point de chute. À Gran Canaria, il a au moins un toit, même provisoire.
Vieux est arrivé à la même conclusion. Il nous a rejoints à La Puntilla, sur les escaliers. Son ami qui est parti vers la « grande Espagne » l’a prévenu : là-bas, même quand tu travailles, tu dépenses tout ton argent en loyer. Alors, comme Vieux a trouvé un hébergement solidaire sur l’île, il reste et se débrouille en faisant des travaux de couture avec une machine qu’on lui a prêtée. Ça fait un an qu’il est là. Il est originaire de Touba, une ville au centre du Sénégal, mais travaillait depuis sept ans en Mauritanie comme tailleur. Avant ça, il a été maçon, vendeur de glaces et chauffeur de charrette, entre autres. Il travaille depuis qu’il a 15 ans, il en a une trentaine aujourd’hui et s’il est en Europe, c’est pour mieux gagner sa vie. « Au Sénégal, tu travailles pour rien, les gens ne te payent pas parce que tu es de la famille, et quand tu gagnes quelque chose, ils viennent te demander leur part. Les gens sont jaloux ! Ils ne font que parler dans ton dos. Ici c’est difficile, mais c’est quand même mieux que là-bas. »
C’est mieux que là-bas, même si Vieux n’a pas de papiers et risque donc l’expulsion. C’est pour cela qu’il ne veut pas qu’on indique son vrai nom, ni qu’on montre son visage. C’est mieux, même si au pays, pour sa mère, son épouse et ses deux enfants de 3 et 6 ans, c’est plus dur qu’avant puisque Vieux ne peut envoyer de l’argent que de temps en temps, 20 ou 30 euros par ci, par là. Mais le père de famille a un autre horizon que celui qu’il connaissait jusqu’ici et la conviction que ça ne peut aller que mieux. Vieux parle vite et rit beaucoup quand il raconte son périple en wolof : les négociations pour trouver un passeur, l’arrivée sur l’île, et ce moment où il a proposé à son compagnon de traversée de partager un taxi pour rejoindre Madrid. « Quel con, je te jure ! Moi je lui dis : “Viens mon ami, on prend un taxi, on part à Madrid !” J’avais même pas compris qu’on était sur une île ! »
Je te jure, partir, c’est comme un virus ! Depuis que je suis petit, je rêve de partir !
Vieux est plié de rire. Il préfère prendre la vie comme ça, à la rigolade, même s’il dit que partir, c’est une affaire de vie ou de mort : « Dund walla dee ! Si je dois mourir, je meurs. Si je dois vivre, je vis. » Ceci dit, il a préféré prendre quelques précautions, partir avec un pêcheur qui affrétait sa propre pirogue et qui assurait ne pas prendre plus de cinquante personnes. « Partir, c’est un secret, tu le dis à personne », dit-il. Même s’il a bien fallu qu’il le dise à son ami à qui il a voulu emprunter de l’argent pour payer la traversée
« Je te jure, partir, c’est comme un virus ! Depuis que je suis petit, je rêve de partir !
Pourquoi ?
C’est simple ! Je vois les belles maisons et les belles voitures de ceux qui sont partis, je vois leurs enfants qui vont dans les bonnes écoles. Moi je vends la glace dans la rue, je fais chauffeur de charrette, je vois ça, je veux partir aussi.
C’était comment, la traversée ?
J’avais peur quand même. Je ne sais pas nager, je n’étais jamais sorti en mer. Mon ami était malade dans la pirogue, alors chaque jour je lui disais : “Est-ce que tu as mangé ? N’oublie pas de manger un peu.” On avait du couscous avec un peu de sucre et de l’eau, mais le dernier jour, on n’avait plus d’eau et on a bu l’eau de la mer. Il y avait des vagues, la pirogue montait en haut et puis, clac, elle tombait dans le creux, l’eau rentrait dedans, les gens criaient : “Enlevez l’eau, enlevez l’eau !” Je me suis dit : “Si mon ami meurt, je dois mourir aussi parce que c’est moi qui l’ai entraîné dans cette galère.” »
Dund walla dee, vivre ou mourir. Quand je quitte La Puntilla en longeant la plage de sable fin avec ses touristes en maillot de bain, je croise un groupe de six Sénégalais en train de faire du sport. Ils se sont connus sur l’embarcation qui les amenés quatre jours plus tôt depuis Nouadhibou, au nord de la Mauritanie, et ont décidé de faire équipe. Demain matin, disent-ils, il y aura une réunion d’information au centre d’accueil Canaria 50 où ils sont hébergés, pour qu’on leur explique la suite. « On est bien là-bas, dit l’un d’eux, c’est juste pour les vêtements que c’est un peu difficile, on n’a chacun qu’un short et un t-shirt, et il fait frais quand même. » Leurs visages sont paisibles, ils ont l’énergie de l’arrivée récente, du voyage rapide et sans encombres.
Le soir, Ángeles m’envoie un communiqué de Somos Red : un jeune homme de 19 ans est mort sur la plage d’Alcaravaneras la veille. Il y vivait depuis plusieurs mois, après avoir été balloté d’un centre d’accueil pour mineurs à un autre, puis mis à la rue, ne parvenant ni à poursuivre sa route, ni à rentrer chez lui, au Maroc. Parfois, la mort sur la route survient plus tard, alors qu’on pensait être déjà arrivé.
Cette série a été financée par le European Journalism Center (EJC), via le programme European Development Journalism Grants. Ce fonds est soutenu par la Bill & Melinda Gates Foundation.