Mballing, envoyée spéciale
Elles sont trois générations de femmes assises sur le banc en ciment, adossées au bâtiment abritant le stock de keccax, des piles de petits poissons séchés et recouverts de sel, impeccablement rangés les uns sur les autres. Thiaba Faye, 75 ans, sa fille Binta Sène, 53 ans, et sa petite-fille Mati Niang, 35 ans, travaillent toutes les trois sur le site de transformation de poisson de Mballing, à quelques kilomètres de Mbour. Le keccax est une affaire de femmes qui se transmettent le métier de mère en fille, un univers où les hommes ne sont présents que pour les tâches les plus éreintantes
« Ces dix sacs iront au Togo, et là, c’est du requin séché qui part au Ghana, ils en sont friands là-bas », explique Anta en désignant des ballots prêts à être expédiés, posés au milieu des tables de séchage en plein air. Le poisson séché, salé et braisé se conserve plusieurs mois, permettant aux femmes transformatrices de jongler avec des stocks et de maximiser les profits en achetant la matière première
Mais depuis quelques années, les affaires battent sérieusement de l’aile. De petites soles sèchent au soleil à côté du stock, mais la plupart des tables sont vides. « Cela fait cinq mois que je n’ai rien transformé, souffle Anta, dépitée. Le poisson est devenu rare et beaucoup trop cher. Avant, on achetait la caisse de 50 kg à 2 500 ou 3 000 CFA [4,60 euros], parfois même 1 000 CFA [1,50 euro] quand la pêche avait été très abondante. Mais en ce moment, le prix peut monter jusqu’à 10 000 ou 15 000 CFA [23 euros]. On n’y arrive plus. »
Un camion se gare devant les étals, envoyé depuis l’usine de congélation de poissons située à seulement quelques centaines de mètres du site. Les portes s’ouvrent et une odeur de poisson frais se mêle à celle du keccax. C’est le rebut de l’usine, des monceaux de poissons triés parce que trop petits, et qui sont revendus ici à 5 000 CFA (8 euros) la caisse, le prix auquel Anta et ses collègues achetaient la matière première directement aux pêcheurs il y a quelques années. Elles sont les derniers maillons de la chaîne d’approvisionnement, reléguées de plus en plus loin par les gros mareyeurs et les usines de congélation. Depuis cinq ans environ, elles doivent faire face à une nouvelle concurrence, plus directe encore : les usines de farine de poisson. Celles-ci se servent de la même matière première qu’elles : le petit poisson pélagique, dont les ressources s’épuisent pour cause de surpêche, ce même yaboy que les pêcheurs de Mbour partent chercher de plus en plus loin des côtes (lire l’épisode 2, « À Mbour, la pêche était miraculeuse »). Sauf que là où Anta et ses collègues transforment la sardinelle pour nourrir des humains, ces usines en fabriquent des aliments destinés aux animaux d’élevage en Europe et en Asie, notamment à l’aquaculture. Le poisson des pauvres nourrit le poisson des riches.
Pourtant, là où les pêcheurs sont de plus en plus nombreux à prendre la mer pour rejoindre l’Europe, les femmes restent. Anta Diouf se souvient d’une unique exception, une cliente partie sans prévenir personne. C’était du jamais vu, une femme qui s’en va, laissant mari et enfants derrière elle pour monter dans une pirogue. Sur le site de Mballing, ce sont surtout des histoires de fils partis qu’on entend. Celui de Noumbé Mbow, par exemple, a pris la mer au moment du Magal de Touba, le rassemblement musulman de début octobre, quand les convoyeurs ont profité de l’absence de surveillance sur les côtes, les forces de l’ordre étant toutes occupées à sécuriser le grand pélerinage.
« C’est son ami qui lui disait tout le temps qu’il y avait du travail en Europe. Mon fils est menuisier métallique comme lui, alors il s’est laissé convaincre », dit Noumbé en continuant à remplir la cuve de salage avec le poisson acheté dans le camion. La pirogue a heurté une grosse vague, l’eau est rentrée dedans et les passagers ont pris peur. Ils ont mis le cap sur la côte et ont échoué en Mauritanie. « Maintenant, mon fils me demande 1,5 million pour repartir », souffle Noumbé. Elle s’arrête un instant et me regarde droit dans les yeux. « Tu ne pourrais pas l’amener ? »
Mais pourquoi tu es parti alors que tu avais du travail, un métier et même une voiture ?
– Quand tu n’es pas parti, tu ne sais pas ce que c’est.
Je parle de passeport et de visa, Noumbé dit qu’il a déjà tout ça, le passeport en tout cas, mais voilà, ça ne suffit pas, il faut aussi le visa, et c’est devenu si compliqué de l’avoir que beaucoup n’essaient même pas. C’est le cas de Demba Sow, le chauffeur du camion qui patiente pendant que son collègue compte les caisses vendues. Demba est parti entre 2016 et 2018, pour deux ans de tentatives avortées, après avoir vendu son taxi 1,5 million de CFA (2 290 euros). Il a essayé de passer la frontière vers la Libye depuis Debdeb, en Algérie, « mais il y a des Africains qui se sont fait tuer par des Libyens, alors ça m’a découragé ». Il a travaillé un peu en Algérie pour renflouer les caisses, puis est parti vers le Maroc pour tenter sa chance à l’enclave espagnole de Ceuta, « j’ai grimpé sur les grillages là-bas ». Puis il a acheté un petit bateau pneumatique avec des amis, pour prendre la mer vers Tarifa et Gibraltar, « mais on a été repérés alors on s’est enfuis ». Il a fini par repartir vers l’Algérie où il a été arrêté, puis rapatrié vers le Niger
« S’il n’y avait pas l’OIM, je serais mort, dit-il.
Tu étais au centre de l’OIM à Agadez ?
Oui, pourquoi ? Tu connais là-bas ?
Oui, j’y étais en 2018 moi aussi, comme journaliste. »
Demba part d’un éclat de rire incrédule : « Comme ça tu te promènes à Agadez, tu es une guerrière toi ! » Depuis son retour, il a passé un permis poids lourd, trouvé ce travail comme chauffeur et participé à un séminaire de l’OIM où il a témoigné des dangers de la route.
Anta Diouf écoute à côté de moi, de plus en plus effarée à chaque péripétie de l’histoire de Demba, puis elle l’apostrophe : « Mais pourquoi tu es parti ? Pourquoi tu es parti alors que tu avais du travail, un métier et même une voiture ? » Demba esquisse un petit sourire, presque désolé : « Quand tu n’es pas parti, tu ne sais pas ce que c’est. » « Et tu penses encore à partir ?, s’enquiert Anta. « Oui », avoue Demba. « Tu dis que tu veux repartir, je lui demande, alors que tu as expliqué aux autres combien c’était dangereux ? » Il a un sourire un peu gêné, oui, c’est comme ça, s’il pouvait ne pas reprendre les mêmes routes, ce serait quand même mieux. Il a plusieurs amis là-bas, en Espagne, en Allemagne, aux Pays-Bas, il ne serait pas seul. « Il ne faut pas que tu partes, assène Anta. Tu promets que tu ne partiras pas ? » « D’accord », répond Demba, et il laisse son regard filer ailleurs.
Qu’est-ce que tu veux faire ? Ils ont vendu la mer. Il n’y a plus de poisson, plus d’argent.
Alors qu’on se faufile entre les tables de séchage, vers l’autre bout du site où elle veut me faire rencontrer d’autres collègues, je demande à Anta si elle peut comprendre les jeunes, ceux qui disent qu’il n’y a pas d’avenir ici. Elle réfléchit un instant.
« J’ai vécu l’émigration, de 1968 à 1974, avec mes parents. J’ai fait mon école primaire en France. J’ai vu les conditions dans lesquelles les gens vivent là-bas, combien c’est difficile d’avoir les papiers et de vivre librement. Alors, je n’ai pas la même conception de l’émigration. Payer 500 000 CFA [763 euros, ndlr] pour un voyage vers l’inconnu, puis rester un an à ne pas pouvoir travailler… Je préfère investir les 500 000 CFA ici.
Tu es retournée en France depuis 1974 ?
Non, je ne vois pas pourquoi j’y retournerais. J’arrive à travailler ici, j’ai des projets, mes enfants sont ici. Pourquoi partir ?
Tu penses que le fait d’être partie a changé ton regard ?
Bien sûr. J’ai appris l’histoire de la France, je sais qu’ils ont bataillé pour arriver là où ils sont. Si nous nous battons, nous pouvons réussir sans avoir à quitter notre pays. C’est ce que je dis aussi à mes enfants. Toujours demander de l’aide, ça rabaisse la personne. »
Les cinq enfants d’Anta font des études supérieures, tout comme leur mère l’a fait. Sur le site, Anta est une exception. La plupart des femmes transformatrices n’ont que quelques années de scolarité derrière elles. « Qu’est-ce que tu veux faire ? », lance Mam Penda Ndoye sur un ton dépité, son chapelet à la main, installée à l’ombre d’un autre entrepôt en attendant le thé préparé par le jeune homme préposé à l’ataya. « Qu’est-ce que tu veux faire ? Ils ont vendu la mer. Il n’y a plus de poisson, plus d’argent. Nous, les pêcheurs, on ne sait faire que ça : pêcher. On n’a pas de champs à cultiver, on ne sait pas faire autre chose. »
Mam Penda a trois fils en Espagne, partis en 2006, 2015 et 2020. Le dernier à avoir tenté la traversée est son petit-fils de 15 ans, orphelin de père et encouragé par sa mère. Sa pirogue a chaviré en Mauritanie, mais il en est sorti sain et sauf. Je lui demande ce qu’elle pense de l’histoire de Doudou Faye, cet adolescent de 14 ans mort pendant la traversée et dont le père a été condamné à une peine de prison. « C’est normal que le papa soit condamné. On ne met pas un enfant dans une pirogue comme ça. » Anta acquiesce : « Quelle folie a poussé le père à faire ça, alors que son fils allait à l’école ? Il faut une peine, pour dissuader les autres. »
« Et ton petit-fils de 15 ans ?, je demande à Mam Penda. Tu penses que sa mère devrait être condamnée aussi ?
Elle pensait que son fils pourrait faire des études là-bas. Tu sais, quand ils arrivent, personne ne pose plus la question de l’âge… »
D’ailleurs, on ne pose guère d’autres questions non plus, ni sur les conditions de vie là-bas, ni sur le travail qu’on fait. Personne n’interroge celui qui est arrivé à bon port sur le prix et le goût de l’exil, et les principaux concernés se taisent. Il y a comme un pacte silencieux à ne pas trahir le rêve, par pudeur, par commodité, par habitude. Celui qui s’aventure à le rompre, conseillant à ceux qu’il a laissés derrière lui de pas tenter l’aventure, trop difficile et dangereuse, se verra bien vite renvoyé dans les cordes : « Tu dis ça, mais toi, tu es parti ! »