Ngaparou, envoyée spéciale
«Si cette crise était arrivée il y a 20 ans, je ne serais peut-être plus au Sénégal. » Abdoulaye Ndiaye a 55 ans et pêche depuis aussi longtemps qu’il s’en souvient. Issu d’une famille de la communauté léboue de Ngaparou, un village de pêcheurs situé à une quinzaine de kilomètres de Mbour, il a commencé enfant par jeter la ligne depuis la plage, puis, à 14 ans, il a été autorisé à monter dans une pirogue. « Mais seulement pendant les vacances scolaires ! », précise-t-il. Dans sa famille, c’était les études d’abord. Abdoulaye est devenu secouriste puis infirmier, a travaillé pour Médecins sans frontières, mais à 23 ans l’appel de la mer a été le plus fort. Le jeune homme est revenu s’installer à Ngaparou et est devenu mareyeur à plein temps. C’était en 1989, le bon vieux temps où les pêcheurs pouvaient encore faire des économies pour payer des études à leurs enfants, qui préféraient revenir à la mer malgré leurs diplômes, parce que le poisson payait mieux qu’un travail dans un bureau. « Nos enfants à nous n’auront plus cette chance », regrette Abdoulaye. Il partage le constat désolant dressé par les pêcheurs de Mbour (lire l’épisode 2, « À Mbour, la pêche était miraculeuse »), puis par les femmes transformatrices de Mballing (lire l’épisode 4, « À Mbour, celles qui restent ») et de Joal (lire l’épisode 5, « “C’est moi qui lui envoie de l’argent !” ») : des ressources de plus en plus rares, des coûts de plus en plus élevés, une concurrence de plus en plus rude. Le choix semble se limiter à travailler à perte ou à arrêter de travailler
« Ce qui retient les personnes dans leur pays, c’est l’espoir, ajoute Abdoulaye. Mais où est l’espoir aujourd’hui ? Le pêcheur n’en a pas. La crise de la pêche est telle que les jeunes n’y voient plus aucun avenir. Alors ils partent, sans se poser la question de ce qu’ils feront une fois arrivés. » Pourtant, c’est précisément d’espoir qu’Abdoulaye tient à me parler. Nous nous sommes installés sous le mbar, l’abri dressé sur la plage, entre la maison et les six pirogues familiales alignées sur le sable. Enfant, je passais des vacances dans une maison au toit de tôle située quelques centaines de mètres plus loin (lire l’épisode 1, « Une pirogue pour les Canaries »). Aujourd’hui, les alentours du village traditionnel avec ses ruelles et ses maisons basses sont bordés de résidences secondaires construites par des Dakarois en quête de calme, toutes collées-serrées sur le sable que l’océan grignote au fur et à mesure que l’érosion progresse.
C’est dimanche, jour de repos et de retrouvailles dans la famille d’Abdoulaye. Sous le mbar, il y a aussi sa mère, 86 ans, ancienne transformatrice de poisson, et deux de ses sœurs, qui vendent celui pêché par les frères, les fils et les neveux. Une cliente passe pour acheter les dernières caisses de rougets, arrivées le matin même. « Derrière chaque pirogue, il y a une famille soudée autour du poisson », dit Abdoulaye alors que la cliente s’en va, la bassine remplie calée sur la tête. Il n’y renoncerait pour rien au monde, à ces dimanches en famille. Un de ses jeunes frères, skipper en France, « parti avec un contrat et un visa », se joint parfois à eux pendant des heures en appel vidéo. Abdoulaye se moque de lui : « Boy, yow, tu te fatigues pour rien ! Tu ne peux pas être avec nous comme ça ! Tu as choisi cette vie, alors reste là-bas. Tu n’as qu’à revenir ici si tu veux nous voir ! »
Ce n’est pas la législation sur la pêche qui nous fait défaut au Sénégal. Nous avons de bons textes, mais qui ne sont pas appliqués.
Ici, à Ngaparou, peu de jeunes ont pris la mer, direction les Canaries. « Moins d’une dizaine », estime Abdoulaye. Il l’explique par les mesures mises en place par les pêcheurs du village il y a 15 ans, alors que le poisson commençait à se faire plus rare. « Ce n’est pas la législation sur la pêche qui nous fait défaut au Sénégal, explique Abdoulaye. Nous avons de bons textes, mais qui ne sont pas appliqués. Prenons, par exemple, la pêche industrielle. La loi dit qu’un bateau avec une licence de pêche industrielle n’a pas le droit de s’approcher à moins de 6 milles des côtes, dans la zone réservée à la pêche artisanale. Mais quand le bateau en question entre dans cette zone et détruit des filets de pêcheurs artisanaux, aucune sanction n’est prise. » « Évidemment, poursuit-il, face à cette concurrence, la pêche artisanale a elle aussi adopté des techniques de plus en plus agressives, comme des filets de plus en plus longs qui ne respectent pas toujours la réglementation non plus. L’arbitre dans tout ça, ça devrait être l’État. Mais l’État n’a plus aucune crédibilité : il a laissé faire les industriels pendant si longtemps qu’aujourd’hui sanctionner les pêcheurs artisanaux devient très, très compliqué. »
À Ngaparou, les pêcheurs ont donc décidé de s’organiser
Dans la zone protégée, la pêche est alternativement totalement interdite ou très réglementée, avec seulement quelques techniques autorisées. Pour faire connaître et accepter les nouvelles restrictions qui, au début, impliquaient des pertes de revenu pour les pêcheurs, des actions de sensibilisation ont été menées pendant six mois, et les membres du CLP ont assuré bénévolement une surveillance de la zone, 24 heures sur 24, pour s’adresser directement à ceux qui ne respectaient pas la règle.
« Dès qu’il y avait un événement dans le village, on était présents pour parler des mesures. Les jeunes du village avaient même monté une pièce de théâtre pour les expliquer. Notre message était clair : “C’est écrit dans la loi, mais puisque l’État ne fait pas appliquer la loi, nous allons le faire nous-mêmes.” Au bout de six mois, il y avait toujours des récalcitrants. Il a fallu mettre en place des sanctions. »
Comme quoi ?
Des sanctions communautaires. Tu vois la fête dans la maison d’à côté ?
Abdoulaye désigne la concession voisine d’où nous parvient le rythme d’un sabar, un tambour, et vers laquelle se dirige depuis notre arrivée un ballet incessant de femmes de tous âges, en tenue et coiffure des grandes occasions.
Eh bien, quand les récalcitrants organisaient une fête comme ça chez eux, pour célébrer un baptême par exemple, personne n’y allait. Il y a eu un, deux, trois cas comme ça, mais on n’a pas dépassé six !, dit Abdoulaye en riant. Tu deviens la honte du village. Non seulement tu as la honte pour toi, mais c’est la honte pour ta famille aussi, et elle ne comprend pas pourquoi tu lui infliges ça. »
Les prises ont commencé à augmenter, de même que la taille des langoustes. Selon les calculs du CLP, en cinq ans le poids moyen des crustacés avait presque doublé et le rendement par sortie en mer était passé de 1,5 kg à 3,5 kg. Une aubaine pour les pêcheurs de Ngaparou qui a vite fait des envieux. Des pirogues sont arrivées des communes voisines, et même de Thiaroye ou de Yarakh, situés à des dizaines de kilomètres de là, près de Dakar. « Évidemment, avec ces pêcheurs-là, la sanction communautaire ne fonctionne pas. Donc on a mis en place des amendes, explique Abdoulaye. Nous avons aussi sollicité la gendarmerie pour qu’elle prenne le relais pour la surveillance. Quand on prend des mesures, le poisson revient : les pêcheurs ici l’ont compris. On ne peut pas sortir de cette crise autrement. » Un message qu’Abdoulaye porte aussi en tant chargé de campagne océans à Greenpeace, un poste qu’il occupe depuis janvier 2019 mais qu’il tient à différencier de son travail de pêcheur.
Le mbar s’est rempli pendant notre discussion, régulièrement interrompue par les salutations à un frère, un cousin, un ami, puis à l’imam qui vient diriger la prière précédant le repas partagé autour de deux grands bols de ceebu jën
Ce qui me fait le plus mal, c’est qu’avec tous ces départs la mort d’un pêcheur devient quelque chose de banal. Ceux qui sont morts sur la route, on n’en parle plus.
« Tu sais, chez nous, les Lébous, quand tu es pêcheur, tu resteras toujours pêcheur, me dit Abdoulaye une fois le repas terminé, alors que l’ataya est en route, la théière fumante sur le petit fourneau au charbon. Même si tu deviens ministre, les autres pêcheurs te verront toujours comme un des leurs. On est des gens très fiers, on n’a pas l’habitude de tendre la main, ni de suivre les politiciens. On sait qu’on peut toujours se nourrir grâce la mer. Mais cette fierté, la crise nous la fait perdre. Avant, les pêcheurs ne partaient pas. »
Le thé arrive, la première tasse dont on dit au Sénégal qu’elle est « amère comme la mort ». « Ce qui me fait le plus mal, souligne Abdoulaye, c’est qu’avec tous ces départs la mort d’un pêcheur devient quelque chose de banal. Ceux qui sont morts sur la route, on n’en parle plus. On n’essaie même pas de situer les responsabilités, à aucun niveau. Alors qu’on devrait le faire, à tous les niveaux ! La communauté, les autorités, l’État, même tes amis qui t’ont poussé à partir ! »
« Dans l’histoire du jeune Doudou Faye, on a pointé un responsable en condamnant son père. Tu en penses quoi ?
C’est plus profond que ça. Bien sûr que le père a une responsabilité dans la mort de son enfant, c’est indéniable. Mais est-il le seul responsable ? Celui qui a convoyé la pirogue, quelle est sa responsabilité ? Et celle de nos garde-côtes ou des gens de Frontex qui n’ont pas arrêté cette pirogue ? Est-ce que condamner uniquement le père, c’est ça la réponse ?
Tu connais la famille de Doudou ?
Oui, je les connais. Ils habitent à Saly, pas loin d’ici. Ils ne sont pas dans le besoin. S’ils l’étaient, on pourrait comprendre, mais ce n’est pas le cas. Le père est pêcheur, il arrive à vivre de son travail. Mais je dis : l’engrenage qui lui a permis de faire ce qu’il a fait, c’est celui-là qu’il faut stopper. Et cet engrenage, il n’est pas seulement au Sénégal, il est aussi dans les pays développés. Est-ce normal que des bateaux européens viennent pêcher dans les eaux sénégalaises mais que les pêcheurs sénégalais qui n’ont plus de poisson ne puissent pas entrer en Europe ? »
Si l’Europe ne veut pas que les Africains quittent leur pays pour venir chez eux, peut-être faudrait-il qu’elle arrête de prendre leur poisson et leurs minerais.
La question d’Abdoulaye me renvoie à celle que m’avait lancée quasiment dans les mêmes termes Papa Dam Ngingue sous un autre mbar, au quai de pêche de Mbour. « Si l’Europe ne veut pas que les Africains quittent leur pays pour venir chez eux, peut-être faudrait-il qu’elle arrête de prendre leur poisson et leurs minerais, et qu’elle se demande quelles sont ses responsabilités dans la gestion des ressources, poursuit Abdoulaye. Là, on a juste pris un pêcheur qui a fauté parce qu’il a mis son enfant mineur dans une pirogue. Est-ce que ça va faire tilt dans la tête des autres ? Je ne crois pas. »
La deuxième tasse de thé est servie, « douce comme la vie ». Des enfants sortent de la maison familiale et traînent les moutons vers la mer, pour les laver. Ça me fait penser aux moutons que j’avais vus sur la plage de Yarakh, en banlieue de Dakar, eux aussi lessivés tous les dimanches, pour avoir le pelage blanc et brillant. Dans quelques semaines, ce sera la Tabaski, ainsi qu’on appelle en Afrique de l’Ouest l’Aïd el-Kébir
« Tu les connais bien, les proches de Doudou Faye ?
Oui. Ils font partie de notre comité de pêche.
Est-ce que tu penses qu’ils seraient d’accord pour me rencontrer ?
Abdoulaye hésite.
Je ne crois pas. Avec la condamnation, vraiment… Ça les a tellement gênés…
C’est devenu une honte pour la famille ?
Oui. C’est très dur. La condamnation n’était pas la bonne approche. Il y a d’autres manières de faire dans les communautés, et c’est ce que notre gouvernement perd parfois de vue. Moi, quand je communique avec les gens dans mon travail, je mets en avant leur culture, ce en quoi ils croient. On ne peut pas dire : “Voilà ce qu’il faut faire.” Les gens sentent qu’on leur donne des ordres, ils n’ont pas envie de les respecter.
Comment tu dirais les choses, toi ?
Quand je parle avec les pêcheurs, je leur dis que l’immigration clandestine n’est pas la solution. Quand ils me disent : “Mais la mer ne donne plus rien !”, je réponds : “Combattons ensemble !” Moi, c’est à ça que je crois. Et il y a des jeunes qui me suivent. Tu vois ce gars-là ?
Abdoulaye me désigne un des hommes en face de nous, en pleine discussion autour du thé.
Quand on faisait la surveillance en mer, pendant quatre ans, toutes les nuits, il m’a accompagné. Il laissait sa famille seule, il n’était pas payé pour ce qu’il faisait mais il y croyait. Il avait compris que si nous réussissions, non seulement il pourrait continuer à vivre de son métier, mais que ses enfants pourraient le faire aussi, ainsi que tous les autres pêcheurs de la communauté. »
Quand on se quitte avec Abdoulaye, après la troisième tasse de thé, celle qui est « sucrée comme l’amour », je le remercie pour son accueil. « C’était un dimanche en famille pour moi aussi, je dis. Et ça fait du bien de se sentir en famille quand on est loin de chez soi. »
Je longe la plage à la fois familière et tellement différente, en espérant reconnaître ma maison de vacances, les rochers d’où je sautais dans l’eau. Des enfants jouent au foot sur le sable, des cris de victoire au but marqué, le ballon qui manque de partir avec une vague. La maison est là, elle n’a pas changé, d’autres se sont juste construites autour. C’est devenu une colonie de vacances. Je discute avec un ouvrier qui fait tourner une bétonnière, son visage s’illumine quand je prononce le nom de mon père. « J’ai travaillé souvent pour lui ! » Je ressens de nouveau cette sensation d’entièreté éprouvée pour la première fois à Mballing, quelques jours avant, quand une des femmes transformatrices s’était souvenue de ma mère. Ma vie entière existe soudain dans cette filiation qu’on me reconnaît et qui, à l’âge que j’ai, ne m’encombre pas. Pas comme quand on a 20 ans et qu’on a besoin de partir pour exister. Comprendre ce dont l’exil m’a privé a un goût amer, doux et sucré, comme le thé.