L’investiture de Joe Biden comme 46e président des États-Unis ce mercredi 20 janvier 2021 à partir de 18 heures, heure française, intervient dans un contexte historiquement inédit pour un nouveau chef de l’État. Pour la première fois depuis 152 ans et la transition entre Andrew Johnson et Ulysses S. Grant, Donald Trump refuse délibérément
Après quinze jours d’enquête du FBI, l’attaque contre le Congrès apparaît de plus en plus comme une véritable tentative de coup de force de militants nationalistes blancs radicalisés et instrumentalisés par le Président Trump et sa campagne contre la validation de la victoire de Biden, loin de l’émeute folklorique d’abord décrite avec imprudence par certains. La juge fédérale d’Arizona Deborah Fine a ainsi maintenu en détention le 14 janvier jusqu’à son procès Jacob Chansley, popularisé par son accoutrement de chaman, pour avoir « participé à une insurrection violente ayant pour but de renverser le gouvernement des États-Unis ». Et les précautions désormais prises pour l’investiture de Biden, barricadant Washington sous la protection de 25 000 réservistes armés en appoint des forces de police locales et fédérales, renforcent la sensation d’une présidence démocratique assiégée par un ennemi qui s’est incarné le 6 janvier.
Au-delà de cette crise politique, les États-Unis s’enfoncent encore davantage dans la crise sanitaire du Covid-19, le nombre de décès en moins d’un an ayant dépassé, à la veille de l’investiture de Joe Biden, les 400 000, soit presque 20 % de tous les morts comptabilisés à l’échelle mondiale pour un pays qui compte un peu moins de 5 % de la population mondiale. Et les retards et carences de la campagne de vaccination, dus à des excès de bureaucratie aggravés par la structure fédérale, ajoutent à l’impression d’une pandémie hors de contrôle. La crise économique consécutive à l’épidémie, même si elle a connu un premier rattrapage à la fin de l’été 2020, pourrait ressembler par sa durée à la grande récession de 2008 ou de la grande dépression de 1929. Lors de la seule seconde semaine de janvier, 965 000 personnes se sont inscrites pour une demande d’allocation chômage.
C’est dans ce pays meurtri et divisé que Joe Biden prend donc ses fonctions. Et il le fait dans une clarté notable de son projet politique aux grandes lignes tracées depuis sa campagne lors de la primaire démocrate, déjà marquée par le surgissement du virus. Conformément à la tradition historique des cent premiers jours d’exercice accéléré du pouvoir établie par Franklin Delano Roosevelt, et déjà reprise en 2009 par Barack Obama, Biden entend agir vite et fort, d’autant que cela le distinguera, selon lui, d’une présidence Trump synonyme d’incompétence. De ce point de vue, la crise du coronavirus constitue pour Joe Biden la première des priorités. Pour l’aspect sanitaire, contrairement à son prédécesseur, il a déjà gouverné par l’exemple lors de la transition, se faisant vacciner devant les caméras afin d’encourager ses concitoyens à le faire et annonçant la refonte complète de la politique fédérale de santé face à la pandémie. L’objectif volontariste voulant marquer opinion publique et médias est ainsi d’administrer 100 millions de doses de vaccin en 100 jours, quand le pays en est à peine à 12,5 millions en cinq semaines, selon les chiffres du Center for Disease Control. Afin d’atteindre cet objectif, Joe Biden a annoncé une fédéralisation de l’effort vaccinal, avec une enveloppe budgétaire spécifique de 20 milliards de dollars et la mise en place d’une force fédérale de 100 000 travailleurs de santé déployés en renfort des États locaux.
Cet effort sanitaire et vaccinal fait partie d’un plan beaucoup plus vaste de relance de l’économie contre les effets néfastes du Covid-19, évalué à 1 900 milliards de dollars, portant par exemple le montant des chèques fédéraux de soutien financier à 2 000 dollars contre les 600 dollars votés il y a un mois par la majorité républicaine du Sénat. Or, ce montant massif de la relance souhaitée par Joe Biden est probablement le premier écueil que rencontrera sa présidence. Si les deux victoires démocrates en Géorgie lui ont donné le contrôle du Sénat avec une égalité à cinquante-cinquante départagée par le vote de sa vice-présidente Kamala Harris, il s’agit de la plus infime des marges. Ce qui l’oblige à garder soudée la majorité démocrate sans possibilité de défection ou bien à aller chercher des soutiens chez les conservateurs modérés. Au nom de l’austérité budgétaire, le sénateur démocrate de Virginie occidentale Joe Manchin a déjà exprimé sa désapprobation sur le montant des chèques à 2 000 dollars, tout comme le sénateur Pat Toomey, pourtant l’un des deux seuls républicains à avoir déjà annoncé qu’il voterait la destitution de Trump.
Pour ce combat parlementaire acharné au Sénat, Biden semble cependant être l’homme de la situation. N’avait-il pas convaincu presque à lui seul, au printemps 2009, le républicain modéré de Pennsylvanie Arlen Specter de changer de parti et de faciliter le passage au Sénat de l’agenda progressiste de Barack Obama ? Même si le Sénat a été profondément renouvelé depuis 2009 et le départ de Biden, il compte encore aux postes-clés de son opposition des hommes qui ont servi à ses côtés, comme Mitch McConnell, l’inamovible patron républicain, ou Lindsey Graham, le sénateur de Caroline du Sud, dont il se vantait autrefois d’être l’ami personnel, avant les déchirements de l’ère Trump.
La nécessité de consensus parlementaire devrait donc servir les points forts de Joe Biden, tout comme la réalité électorale de sa victoire
Joe Biden a fait une lecture littérale du résultat de la primaire démocrate, gagnée largement au printemps 2020 face à Bernie Sanders. Et à l’exception du secrétariat à l’Intérieur, en charge du domaine public, confié à Deb Haaland, représentante amérindienne à la Chambre, Joe Biden a privilégié pour les postes-clés des figures de la droite du parti démocrate, parfois très proches des milieux d’affaires. Ainsi, après Pete Buttigieg aux Transports, Joe Biden est allé jusqu’à nommer au poste central de ministre du Commerce Gina Raimondo, la gouverneure démocrate du Rhode Island et ancienne capital-risqueur qui avait soutenu le milliardaire Michael Bloomberg lors de la primaire. Le choix du juge fédéral Merrick Garland comme ministre de la Justice est aussi source de malaise chez les progressistes, au vu de son passé de magistrat plutôt favorable à la loi et l’ordre et pas nécessairement enclin à une grande réforme de la justice criminelle.
Le cas de Garland, qu’Obama avait tenté en vain de nommer à la Cour suprême en 2016, ramène aussi à la filiation, très marquée, de l’administration Biden à celle de l’homme qu’il a servi comme vice-président entre 2009 et 2017. En révélant qu’il procéderait par décrets présidentiels, sans aval nécessaire du Congrès, dès les premières heures de sa présidence par souci d’efficacité, et en particulier pour faire rentrer les États-Unis dans les accords de Paris sur le climat signés en 2015, Joe Biden accentue le risque de présenter sa présidence comme une simple restauration de l’ère Obama. Or, n’y a-t-il pas nécessité pour lui, s’il veut vraiment réconcilier l’Amérique, de trouver sa propre voie de gouvernement pour sortir de l’antagonisme politique radical entre ses deux prédécesseurs qui a dominé et empoisonné la vie politique depuis cinq ans ?