Les pompiers font grise mine. Mathias Wargon les croise en nous faisant visiter les urgences, le 3 juillet au matin. Le chef du service sourit, leur lance un « ça va ? » machinal. Mais les pompiers sont tout déconfits. « Ça irait mieux si on n’avait pas fait cette intervention », glisse l’un d’eux au médecin, à voix basse. Ils viennent de ramener aux urgences une jeune femme de 20 ans, frappée par son compagnon. Elle n’a pas survécu. Ici, la mort se dit « Delta », pour « Delta Charlie Delta », « DCD » en alphabet radio. Elle a beau faire partie du quotidien, elle ne laisse pas insensible. Dans les secondes qui suivent, d’autres soignants joignent leur peine à celle des pompiers. La presse nous a appris le reste : Leïla, enceinte de trois mois, voulait devenir assistante sociale. Les causes exactes de son décès font l’objet d’une enquête judiciaire. C’est la première personne dont nous aurons appris la mort lors de ce reportage, et probablement la seule dont nous pourrons citer le prénom.
En débarquant avec la photographe Claire Delfino à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, sous-préfecture de Seine-Saint-Denis, nous ignorions à peu près tout du fonctionnement d’un service d’urgences. Nos seuls a priori venaient de brèves expériences personnelles, d’articles sur la « crise des urgences » ou de séries télévisées. Il doit y avoir du bruit, de l’attente, des gens qui auraient mieux fait d’aller voir leur généraliste, des coups de bourre quand des blessés graves arrivent sur des brancards, poussés à fond de balle dans les couloirs. Il doit y avoir des médecins dévoués, des infirmières admirables et pressées, des rencontres touchantes et des malades qui s’énervent, du sang et du vomi. Cet imaginaire a bien sûr quelques fondements (même si le premier vomi a attendu notre quatrième jour), mais la réalité est beaucoup plus riche. L’autorisation de venir régulièrement au cours de l’été nous a été accordée sans que la grève, en cours depuis le 6 juin, ne fasse obstacle à notre présence.
À Saint-Denis, les urgences connaissent les mêmes difficultés qu’ailleurs : sous-effectifs, manque de moyens et de lits d’aval (dans les services d’hospitalisation proprement dits), tensions liées à l’affluence et au temps d’attente. D’autres problèmes, plus locaux, s’y ajoutent. Le personnel
Les conditions de travail sont rudes, bien sûr, pour toute la chaîne : personnels d’accueil, agents de sécurité, brancardiers, aide-soignants, infirmiers, cadres de santé, médecins (externes, internes et titulaires). Le turnover est important, le recrutement difficile. Saint-Denis n’a pas les attraits de la capitale. On y est (encore) moins bien loti que dans un hôpital de l’AP-HP (Assistance publique - Hôpitaux de Paris). S’y rendre en transports en commun depuis Paris est laborieux. « Delaf’ » est entouré de cités, là où s’entrecroisent l’autoroute et plusieurs nationales. Quelques SDF dorment aux alentours et trouvent refuge dans les allées de l’hôpital. Si les agressions et les intrusions n’arrivent pas tous les quatre matins, il y en a eu d’assez graves aux urgences.
Pour pourvoir les postes vacants, l’hôpital a largement recours à des médecins étrangers (évidemment francophones), comme Ryef, arrivée en même temps que cinq autres collègues tunisiens. Plusieurs d’entre eux vivent dans une résidence qui dépend de l’hôpital, à deux pas des urgences. « Ici, on a des collègues qui parlent arabe, des dialectes africains, roumain, espagnol, portugais… », énumère Oria Mezoughi, la médiatrice. « Ils peuvent traduire si besoin. Mais beaucoup de patients arrivent aussi accompagnés. Et il peut nous arriver de demander dans la salle d’attente : “Est-ce que quelqu’un parle telle langue ?” »
Lors de nos quatre premiers jours sur place, des dizaines de problèmes médicaux, de gravité variable, se sont offerts à nos oreilles (et parfois à nos yeux) : des AVC
On peut les comprendre, ils ont peur. Mais on n’est pas de la police. Avec la carte de quelqu’un d’autre, le personnel soignant verra les antécédents de quelqu’un d’autre… Le risque est de prescrire les mauvais examens.
« Vous avez la carte Vitale ? Et une pièce d’identité ? », répètent les agents d’accueil à travers une vitre renforcée. « Les patients ont l’impression qu’on leur crie dessus, mais c’est pour se faire entendre », explique Ismaïl, responsable de l’accueil depuis 2016. « Avant, la vitre était plus légère, mais elle volait en éclats. » L’enregistrement dans le système est une étape indispensable, mais qui peut s’avérer difficile à franchir. Ismaïl tient à la main une carte de l’aide médicale d’État (AME) et regarde l’homme qui lui fait face. « C’est pas vous, ça, Monsieur. » Il a l’habitude de voir des patients emprunter la carte de quelqu’un d’autre, soit parce qu’ils sont dépourvus de tout document, soit parce qu’ils craignent de laisser une trace alors qu’ils vivent clandestinement en France. Or cela présente « un risque médical », explique Ismaïl : « L’identité est très importante. On peut les comprendre, ils ont peur. Mais on n’est pas de la police. Avec la carte de quelqu’un d’autre, le personnel soignant verra les antécédents de quelqu’un d’autre… Le risque est de prescrire les mauvais examens, pour des pathologies qui ne sont pas les mêmes. » Il renvoie l’homme chercher son passeport pour confirmer son identité.
Une fois dans la grande salle d’attente, les patients sont reçus un à un à l’IOA (« infirmière d’orientation et d’accueil ») pour une première évaluation de leur état. Ce sera l’objet du prochain épisode. En fonction d’un code couleur reflétant la gravité supposée de leur problème de santé, ils sont envoyés vers tel ou tel espace du service pour voir un médecin.
Les urgences super-urgentes font évidemment l’objet d’un traitement spécial. « Contrairement au système anglo-saxon où tous les cas graves sont ramenés aux urgences, en France, nous avons le système Samu/Smur », explique Mathias Wargon. Les camions du Smur, équipés comme de petits hôpitaux de campagne, peuvent s’occuper des situations sérieuses là où elles se trouvent, avant de les ramener au bon endroit dans l’hôpital (réanimation, chirurgie…). Reste que certains patients arrivent tout de même aux urgences dans un état qui engage leur vie. Ce sont les seuls qui zappent les préliminaires (accueil, orientation) et passent directement en zone de déchocage.
Vous savez quel jour on est ?
— Jeudi ou mercredi (on est mardi, ndlr).
— On est en quel mois ?
— Juillet-août.
Le 9 juillet au matin, c’est Yasmina Kettal, infirmière, qui s’y trouve. L’une de ses missions consiste à vérifier le fonctionnement des appareils (défibrillateurs, respirateurs) et l’approvisionnement en matériel : à côté de chaque lit, les tiroirs doivent être garnis exactement de la même manière, pour éviter de perdre du temps à chercher un instrument. Elle appelle ça « faire le plein ». Yasmina installe un patient de 81 ans, amené par les pompiers pour une suspicion d’AVC. Il a tenu des propos confus. L’infirmière l’aide à s’allonger et le branche à l’électrocardiogramme. Pour tenter de saisir ce qui ne va pas, elle l’interroge à haute et intelligible voix :
« Vous savez quel jour on est ?
Jeudi ou mercredi (on est mardi, ndlr).
On est en quel mois ?
Juillet-août.
Il faut choisir, Monsieur. Juillet ou août ?
Non, pas encore août : juillet.
Quelle année ?
2002 ou 2003.
Vous êtes sûr, Monsieur ?
Hmmm, peut-être 2004.
On est dans quel hôpital ?
(Sur le ton de l’évidence) À Saint-Denis ! »
Une fois la médecin arrivée, l’examen continue pour évaluer rapidement si le patient souffre d’un AVC. Les soignants font des allers-retours entre l’octogénaire et l’ordinateur, où ils peuvent consulter ses antécédents et ses résultats d’examen. La médecine d’urgence peut ressembler au cheminement d’une enquête : à partir de tout un tas d’indices (l’âge du patient, son histoire médicale, ses signes cliniques), il faut fermer des portes, en ouvrir d’autres et débattre des différentes possibilités, jusqu’à ce qu’un diagnostic apparaisse.
« Les internes, qui veut écouter un squeak (un bruit respiratoire qui n’a pas l’air agréable, ndlr) ? », demande joyeusement Ryef, en ouvrant la porte entre la zone de déchocage et la « salle staff ». Des internes accourent comme des poussins curieux pour entendre ce couinement pulmonaire. Ils sont neuf en ce moment, pour un stage de six mois de mai à novembre, intégrés à la vie du service et supervisés par les médecins seniors. Les entrées et sorties de la « salle staff » sont rythmées comme dans une pièce de théâtre. À 9 heures, 18 heures, 23 h 45 : réunion. Entre ces rendez-vous fixes, c’est un ballet permanent. On s’y assied, on y passe en coup de vent, on y demande un conseil, on la traverse au pas de course. Les soignants se transmettent un flambeau qui ne s’éteint jamais : médecins de la journée puis médecins de la nuit, équipes paramédicales du matin (7 heures-14 h 30), de l’après-midi (14 heures-21 h 30) et de la nuit.
Aux urgences, l’ambiance est changeante, perméable, toujours sur le fil. En quelques minutes, on peut passer d’une franche rigolade entre collègues qui s’appellent « Chouchou » à une concentration extrême autour d’un patient. Aux moments de grande agitation succède un calme précaire, empreint de superstition : dès qu’un soignant constate à voix haute que la journée est calme, les autres lui rappellent de ne pas insulter l’avenir. Les sollicitations sont incessantes : il suffit d’apparaître dans l’encadrement d’une porte pour se voir happé par un patient ou un collègue. On a ainsi observé avec une certaine admiration une infirmière préparer le dosage de morphine prescrit par un médecin tout en écoutant le compte rendu d’un dossier qu’elle devait reprendre, avant de filer s’occuper d’un ambulancier qui avait perdu sa casquette.
L’organisation du temps et la gestion des flux accaparent tous les esprits. Par définition, un service d’urgences a vocation à garder les patients le moins longtemps possible. Il comprend néanmoins une unité d’hospitalisation de courte durée (UHCD) de huit chambres. En théorie dévolue aux personnes gardées en observation pour la nuit, elle sert aussi de zone tampon, le temps de trouver un lit ailleurs. Tous les matins à 8 h 30, une réunion à l’UHCD vise à décider du sort des patients qui s’y trouvent encore. Mathias Wargon rappelle son objectif : « Quand on sort d’ici à 9 heures, on sait à peu près où vont les patients, ce qui permet aux étages de s’organiser. » Au passage, il note l’un des atouts de Saint-Denis : les personnes âgées étant rarement isolées, elles peuvent retourner à domicile grâce à l’aide de leur famille.
Les injonctions sont multiples et incessantes. Soigner, mais vite, en faisant preuve d’humanité. Faire les examens nécessaires, pas ceux qui sont inutiles. Limiter l’attente, faire tourner les boxes, permettre aux gens qui le peuvent de rentrer chez eux avec une ordonnance. Transférer les autres vers un service où ils pourront être accueillis à plus long terme. Au lieu de « remplir les pages », comme on dit dans la presse, il s’agit de les vider. De faire disparaître le plus d’« étiquettes » possibles, ces rectangles qui matérialisent sur les écrans l’emplacement des patients dans le service. Ce casse-tête collectif (et un poil insensé) recommence tous les jours. Nous vous en ferons vivre ici quelques-uns.