Est-ce une illustration de l’effet papillon, selon lequel le battement d’ailes d’un lépidoptère au Brésil aurait le pouvoir de déclencher une tornade au Texas ? Le 16 octobre, à 16 h 12, un train express régional (TER) s’encastre à 118 km/h dans un convoi encombré d’un tracteur à un passage à niveau de Saint-Pierre-sur-Vence, dans les Ardennes. Les rames déraillent, sans se coucher, mais le choc enfonce la mâchoire de la voiture de tête, sous la cabine de conduite. L’alerte radio rend l’âme. Des éclats de verre blessent des passagers, dont deux fileront à l’hôpital, comme deux femmes enceintes. Seul cheminot à bord, le conducteur a sauté derrière son siège lors de l’impact. Heurté à la jambe, il s’échappe par une fenêtre, puis court poser sur les voies une torche à flamme rouge et des pétards pour empêcher qu’un autre train ne percute le sien.
Deux jours plus tard, une tempête se lève à la SNCF. Partout en France, des agents cessent le travail au nom du droit de retrait. Les cheminots pointent du doigt le dispositif « équipement agent seul » qui rend la présence d’un contrôleur facultative dans les TER. Ils interrogent : que se serait-il passé si un conducteur lourdement blessé n’avait pu prévenir un « suraccident » ? Si la collision avait provoqué une catastrophe ? Ils listent les récents accrochages du même genre. Mais la direction de la SNCF, en chœur avec le gouvernement, conteste la légitimité du droit de retrait : c’est une « grève sans préavis », « sauvage », « inopinée », que rien ne justifie ni ne permettait de prévoir. Dans son enquête interne, la compagnie passe même sous silence les conducteurs esseulés.
Pour qui s’intéresse à la SNCF, l’épisode des Ardennes n’a pourtant rien de stupéfiant. Il fait écho au malaise social qui couve entre ses murs comme une fièvre et dont les syndicats dénoncent le caractère inflammable. C’est un mal protéiforme, mais la baisse des effectifs et les inquiétudes qu’elle génère sur la sécurité des trains sont bien au cœur du problème. Les représentants des cheminots attribuent le mal-être croissant aux restructurations des dernières années et craignent qu’il n’explose sous l’effet de la dernière en date : à l’origine d’une grève de près de quatre mois suivie par Les Jours, le « pacte ferroviaire » de juin 2018 entre en application. Dans les semaines à venir, la SNCF affrontera de nouvelles échéances à fort potentiel de déstabilisation. D’ailleurs, des grèves sont en cours et une autre se prépare pour le 5 décembre.
Au 1er janvier 2020, les recrutements au statut de cheminot cesseront. Pour beaucoup d’agents, c’est un enterrement symbolique, une ultime pelletée de terre jetée sur leur identité professionnelle, mais aussi sur une page de l’histoire de la société. La négociation des accords collectifs censés fixer le nouveau cadre social, à l’échelle de l’entreprise et de la branche, n’est toujours pas terminée. En décembre, les lignes TER et Intercités seront ouvertes à la concurrence, ce qui fait peser sur l’emploi des menaces inédites. Quant à la transformation des établissements publics de la SNCF en sociétés anonymes et son « saucissonnage » en toujours plus de filiales, ils compliqueront les reclassements. Pour parachever le fragile château de cartes des bouleversements, la reprise partielle de la dette de la SNCF par l’État à partir de 2020 est conditionnée à des « efforts » financiers de la compagnie.
« Le rapport Spinetta a dit qu’il y avait 5 000 personnes de trop à la SNCF, rappelle Jean-René Delépine, administrateur salarié de SNCF Réseau, parrainé par SUD Rail. On sait qu’il y a des objectifs de suppressions d’emplois conséquents. » Jean-Pierre Farandou, nouveau PDG de la SNCF depuis ce 1er novembre, ne dit pas le contraire. « On a devant nous un plan de productivité à un niveau peut-être jamais fait, a-t-il prévenu lors de son audition par le Sénat, le 2 octobre dernier. (…) C’est quelque chose qui est difficile, car ça va se traduire par des baisses d’emplois. Et le corps social n’est pas satisfait par les baisses d’emplois, de même que le réseau syndical. » Quant à la Cour des comptes, elle a jugé bon, dans un rapport publié juste après l’accident ardennais, de dire tout le mal qu’elle pensait des « coûts élevés » des TER pour mieux appeler à ajuster « le niveau de présence d’agents en gare et à bord des trains au strict nécessaire ».
La première fois que SUD Rail a lancé l’alerte sur l’ampleur de la souffrance cheminote face aux chambardements, c’était fin mai. Une conférence de presse se tenait dans ses locaux de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), sur le toit d’un immeuble aux allures de vaisseau fantôme. Les responsables de la fédération syndicale, solennels, avaient posé leur diagnostic : la SNCF et son corps social, assuraient-ils, sont malades, et même frappés d’un « syndrome France Télécom ». Quelques jours plus tôt s’était ouvert le procès pour harcèlement moral des ex-dirigeants de l’ancêtre d’Orange. Les prévenus, dont l’ancien PDG Didier Lombard, étaient jugés pour des plans de restructuration accusés d’avoir déstabilisé les 120 000 salariés du groupe au point que 19 d’entre eux se sont suicidés. L’ancienne direction encourt jusqu’à un an de prison.
Il y a comme une check-list à ce « syndrome France Télécom » et la SNCF, à en croire SUD Rail, coche nombre de cases. Les suicides parmi le personnel, d’abord, la plus frappante manifestation du mal-être : une cinquantaine de cheminots se donneraient la mort chaque année, sur 140 000 agents. Mais aussi, plus massives quoique moins funestes, des suppressions d’emplois, des mobilités contraintes, des démissions ou encore la multiplication des sanctions disciplinaires. Autant de dommages collatéraux des réorganisations visant à convertir la compagnie, comme France Télécom en son temps, en une entreprise plus productive, plus rentable, capable de jouer à armes égales avec ses concurrents privés. Le tout sous la baguette d’un management décrit comme de plus en plus rude, devenu indifférent aux valeurs du service public. Au fil de cette obsession, Les Jours vont tenter de disséquer ces symptômes.
Depuis le printemps, les syndicats de la SNCF ont relayé le cri de SUD Rail, quoiqu’avec des intensités variables. « L’ambiance dans l’entreprise est détestable et on va le faire savoir », déclarait début juin au Parisien le secrétaire général de la CGT Cheminots, Laurent Brun. « On est en alerte. Il y a de réelles similitudes avec France Télécom : les restructurations forcées, au pas de charge, le management de plus en plus décomplexé », approuve auprès des Jours Didier Mathis, secrétaire général de l’Unsa Ferroviaire, le deuxième syndicat de la SNCF. Des baromètres internes, des rapports d’experts sollicités par les représentants du personnel ou de la médecine du travail accréditent l’ampleur du mal-être. « On est en situation de semi-dépression, lance Rémi Aufrère-Privel, secrétaire général adjoint de la CFDT Cheminots. On n’est pas dans un copier-coller de France Télécom, mais certains éléments inquiétants sont similaires : l’absence d’écoute et d’attention, des réorganisations qui ne sont plus comprises, et donc difficilement acceptées. »
Moi qui n’étais jamais allée au travail à reculons, j’ai fini par comprendre que je n’avais plus rien à attendre de la SNCF.
L’analogie avec l’opérateur téléphonique a aussi trouvé un écho parmi la « base » des cheminots. Par delà les métiers, les régions, les sensibilités syndicales, les mêmes récits de désillusion, de sentiment de trahison et de peur pour l’avenir s’accumulent et sédimentent. « À la réunion annuelle de SUD Rail, des anciens de France Télécom nous ont dit : “Ce que vous vivez, c’est nous il y a quinze ans.” Et nous, on se disait : “C’est de nous dont ils parlent.” », raconte Edwige Mabillon. En 2018, Les Jours avaient suivi cette chargée de recrutement lors des mois de grève contre le « pacte ferroviaire ». Quand le mouvement s’est éteint, nous l’avions quittée électrisée par l’énergie des manifs, mais déjà certaine de voir disparaître la compagnie qu’elle avait aimée en y entrant. Depuis, « un mal-être s’est largement installé, décrit-elle. On ne se sent pas bien, parce qu’on a tous des connaissances qui vont mal ou se trouvent dans des situations compliquées depuis que leur poste a été supprimé, leurs horaires réduits… »
Dans une brasserie face à la gare du Nord, à Paris, Martin en a aussi gros sur le cœur. « Il y a eu des démissions chez nous et je pense que ce phénomène va exploser avec l’ouverture à la concurrence », juge-t-il. En 2018, pendant la grève, le quadra était conducteur de Transiliens, les trains d’Île-de-France, et trace désormais sa route du côté des grandes lignes. « Toute notre génération des gens au statut, la SNCF veut s’en débarrasser, estime-t-il. Il faut croire que faire sa carrière dans une même entreprise n’est plus au goût du jour. On vit une époque du job jetable. Pour les jeunes qui arrivent, c’est moins gênant, ils viendront bosser trois ans à la SNCF et partiront. Mais pour nous, c’est violent. » Martin a aussi été témoin ces derniers mois d’un « management agressif ». « Il n’y a plus aucun dialogue entre le haut et le bas puisqu’il n’y a plus aucune confiance, soupire-t-il. Ce n’est pas fait pour rassurer. » À des centaines de kilomètres, en Auvergne-Rhône-Alpes, c’est Magali, entrée à la SNCF en 2012, qui décrit son rapport à son employeur avec des mots similaires. « Moi qui n’étais jamais allée au travail à reculons, j’ai fini par comprendre que je n’avais plus rien à attendre de la SNCF, confie l’agente d’escale dont le poste a été supprimé. Maintenant, les gens sont de passage. On est nombreux à chercher des plans B parce que ça pue pour nous. »
Les questions de sécurité ne sont pas étrangères au malaise. En 2018, Martin nous expliquait que les cheminots étaient « vaccinés » à cette valeur-là. Un an plus tard, peu avant l’affaire du droit de retrait, le conducteur s’inquiétait à l’idée que les futures recrues, aux carrières plus éphémères, ne partagent plus cette obsession cheminote : « Est-ce que les nouveaux embauchés seront vraiment conscients qu’ils vont conduire des trains avec 2 000 personnes derrière eux ? » L’ancien métier de Magali, celui d’agent chargé de donner le départ des trains après s’être assuré d’un niveau de sécurité maximal, devrait disparaître. C’est une autre source d’angoisse, tout comme le recours accru à la sous-traitance en matière d’entretien des infrastructures. D’autres questions pourraient émerger quand circuleront sur les mêmes voies des compagnies différentes, alors même que les instances chargées de veiller à la sécurité et à la santé du personnel, feu les CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), ont été atomisées par la dernière réforme du droit du travail.
Quand les personnels résistent parce qu’ils constatent que les réorganisations ne fonctionnent pas, on les accuse de défendre des intérêts corporatistes et de ne pas comprendre le nouveau monde.
« À la SNCF, la sécurité a longtemps été une valeur intériorisée, rappelle le sociologue Vincent de Gaulejac. Pourtant, l’organisation empêche aujourd’hui les agents de bien travailler, tout en les plaçant dans une exigence individuelle de performance. C’est pourquoi ils se sentent trahis, dévalorisés, pris dans quelque chose de fou et d’irrationnel. » Ce professeur émérite à l’université Paris-VII documente depuis des décennies la conversion des groupes publics à « l’idéologie gestionnaire ». De France Télécom à la SNCF, en passant par La Poste ou Pôle emploi, il connaît par cœur la souffrance du personnel coincé entre les idéaux attachés au service public et un nouveau cadre de travail dans lequel la qualité n’apparaît plus comme prioritaire face aux impératifs financiers. « Bien que plus ou moins nécessaires, ces mutations sont toujours présentées comme inévitables, remarque-t-il. Quand les personnels résistent parce qu’ils constatent que les réorganisations ne fonctionnent pas, on les accuse de défendre des intérêts corporatistes et de ne pas comprendre le nouveau monde. »
À partir de 2020, quand le statut ne sera plus qu’un vestige, la confrontation entre ces mondes a des chances de se durcir. C’est en tout cas ce qu’appréhende Julien Kubiak, président de Ferinter, un réseau de recherche en sciences sociales sur les restructurations du ferroviaire. Ce consultant a une connaissance pointue et passionnée de la SNCF où il a travaillé de 2008 à 2010, le temps d’une thèse sur la prévention des risques professionnels. « Deux mondes y cohabitent avec deux systèmes de représentation et de valeurs, décrit-il. Les cheminots attachés aux principes fondamentaux de la qualité du travail
Et ce alors que l’ouverture à la concurrence va changer la donne en matière de déroulé des carrières. D’un monde fermé au sein duquel les cheminots évoluaient par promotion interne, le ferroviaire va devenir un marché du travail comme les autres, souligne Marnix Dressen-Vagne, professeur en sociologie à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. « Il est vraisemblable que, lorsque le transport voyageurs sera ouvert à la concurrence, les nouveaux opérateurs essayeront de capter les meilleurs savoir-faire en leur offrant des salaires et des carrières attractifs, au risque de semer la pagaille, anticipe-t-il. À la SNCF, la gestion personnalisée des carrières pourrait bien s’accentuer aussi. » Débarrassée des précautions de langage, cela donne, pour les cheminots, une alternative lapidaire, que résume ainsi le sociologue : « Toi, tu m’intéresses, je vais te donner des avantages. Toi, en revanche, si tu quittes l’entreprise, on ne te retiendra pas… »