Entré à la SNCF en 1998, Basile Pot a longtemps travaillé la casquette blanche vissée au crâne et, à la main, le guidon de départ, semblable à une batte de cricket striée d’une bande verte, parfois appelé la « palette » ou la « raquette ». Deux attributs emblématiques des cheminots campés sur les quais pour donner l’autorisation du départ des trains. Et puis, un jour de 2017, celui qui opérait gare de l’Est, à Paris, a dû les remiser. « Rien n’avait changé sur le plan technologique ou industriel, constate-t-il. La direction a seulement commencé par dire qu’elle n’avait plus besoin de nous la nuit, puis en journée. » D’autres cheminots à quai ont continué un temps à remplir cette tâche. Des agents d’escale l’assurent toujours dans certaines gares. Mais le 15 décembre 2019, ce sera oublié. À l’occasion de son passage en « service d’hiver », synonyme chaque année de bouleversements, la SNCF va retirer pour de bon aux agents à quai la mission de sonner le départ des trains. De loin, la réforme pourrait paraître technique, réglementaire. Déjà tourmentés par la perte de sens de leurs métiers et des inquiétudes sur la sécurité (lire l’épisode 1, « Un syndrome France Télécom à la SNCF, c’est possible »), de nombreux cheminots la vivent pourtant comme une nouvelle déstabilisation.
L’agent d’escale est d’abord responsable de ce qui se passe sur le quai, où l’on assure une présence pour éviter les accidents si quelqu’un court ou s’accroche au train.
Qu’ils portent le titre d’agent d’escale ou de chef de service, tous faisaient partie du personnel des gares. Dans la plupart des cas, et même si des procédures allégées sont apparues récemment, un conducteur de train ne peut quitter le quai sans l’accord d’un de ces cheminots spécialisés qui veillent à plusieurs critères : les essais de matériel ont été bouclés, le signal de la voie est ouvert, les voyageurs ont fini de monter et de descendre, les portes sont fermées, etc. « L’agent d’escale est d’abord responsable de ce qui se passe sur le quai, où l’on assure une présence pour éviter les accidents si quelqu’un court ou s’accroche au train », décrit Magali, qui exerçait ce métier en Rhône-Alpes. Une fois le quai dégagé, les derniers retardataires en correspondance embarqués, vient le moment de mettre le train en marche. « J’étais en lien radio avec le poste de circulation, poursuit Magali. Deux minutes avant le départ, celui-ci ouvrait le signal, le feu passait au vert. À bord, le contrôleur et le conducteur étaient “sous mes ordres“. C’est moi qui leur disais : “Ça part ou ça part pas.” Je donnais l’autorisation au contrôleur s’il y en avait un, au conducteur, sinon. Je n’avais plus qu’à attendre l’heure pour que mon train parte en sécurité. »
La SNCF a longtemps été la première à vanter l’indispensable présence de cet agent. Dans un billet de blog de 2016 consacré à la gare Saint-Lazare, à Paris, la compagnie l’encense. « La courbure des quais fait que les conducteurs manquent de visibilité pour voir toute la longueur de leur train, explique-t-elle. Lors du départ, ils sont donc obligés d’être assistés par un agent, le fameux agent à la “casquette blanche”. C’est donc, en quelque sorte, “les yeux du conducteur” pour un départ à l’heure et en toute sécurité. […] En cas de problème (par exemple, un voyageur qui tente de forcer l’ouverture d’une porte), sa liaison radio permet d’ordonner immédiatement au conducteur un arrêt d’urgence du train et, au poste d’aiguillage, de “refermer” le signal de sortie. » Dans d’autres gares, il arrive aussi que les conditions météo gênent la vision. Ça n’a pas empêché la SNCF de confisquer aux agents d’escale cette charge présentée comme cruciale. À partir du 15 décembre, le conducteur aura le rôle « “d’assembleur” des conditions permettant le départ du train », selon les termes transmis aux Jours par le service de presse de la SNCF. À lui seul de « valider les informations de composition du train et notamment les essais avant le départ », « de vérifier que les voyageurs sont bien montés ou descendus, que les prises en charge PMR [personne à mobilité réduite, ndr] et les avitaillements sont terminés, que les portes sont bien fermées… ».
Cette réorganisation, préparée depuis 2014, serait justifiée par la nécessité de « se mettre en conformité avec la réglementation européenne qui impose une évolution de la procédure de départ des trains », afin « d’homogénéiser les pratiques », plaide la SNCF. En France, les nouvelles règles découlent d’une recommandation de l’Établissement public de sécurité ferroviaire (EPSF), lequel précise toutefois que ses dispositions ne font « pas obstacle à la mise en œuvre par les entités concernées de solutions différentes de celles proposées par [son] texte ». La réorganisation prépare ainsi l’ouverture à la concurrence du transport de voyageurs et l’arrivée sur les lignes de nouvelles compagnies. « Un opérateur privé pourra assurer lui-même le départ de ses trains sans avoir à faire venir des agents sur le quai ou à payer la SNCF, son concurrent, pour assurer cette tâche », constate Julien Troccaz, secrétaire fédéral chez SUD-Rail.
Entré à la SNCF à 19 ans, lui aussi a longtemps sifflé le départ des trains et doit accepter que « le métier pour lequel on [l]’a formé n’existera plus ». Une « violence humaine », dénonce-t-il, qui revêt plusieurs facettes. Les agents d’escale abandonnent d’abord ce que beaucoup considéraient comme le cœur de leur métier et « une raison de se lever le matin » : leur mission de sécurité. « On s’occupait de la formation des trains, on savait reconnaître un signal de sortie, les avertissements, le sens d’une aiguille, ça n’est pas négligeable, commente Basile Pot. Pendant longtemps, jusqu’à ce que la SNCF saucissonne chaque activité, l’évolution normale d’un agent d’escale était d’aller vers un poste d’aiguillage. » « On est issu de la “filière 27”, celle des métiers de la sécurité, insiste aussi Magali. J’y suis super attachée, car on y entre après une formation difficile. On a tous fait des sacrifices pour la réussir, mais la SNCF dégrade cette filière. Elle préfère que l’on fasse du commercial, de “l’itinérance en gare” à disposition des voyageurs. »
Si tout ce que j’ai fait pendant une dizaine d’années peut être rayé d’un coup de crayon, car ça n’a servi à rien, comment savoir si ce que je ferai demain aura plus de sens ?
En perdant ce qui faisait la fierté de son travail, la cheminote se voit aussi privée d’une récompense aux efforts consentis sur la pénibilité : Magali travaillait « en deux-huit, week-end et jours fériés » compris. La jeune femme est d’autant plus amère que la réforme qui enterre sa principale fonction a avancé masquée. Ses collègues et elle ont dû déceler par eux-mêmes les indices de la mort programmée de leur métier. « Il y a environ deux ans, la SNCF a commencé par installer des signaux répétiteurs partout dans ma gare, se souvient-elle. Normalement, on est présents car les conducteurs ne peuvent pas toujours voir ces feux. On a commencé à se dire que c’était pour que les contrôleurs ou eux fassent le départ eux-mêmes. Le bruit a enflé… Jusqu’à ce qu’on apprenne il y a un an que nos postes seraient supprimés cette année. » Les agents souhaitant migrer vers la conduite ont vu leurs mutations acceptées. Ceux qui, comme Magali, veulent rester sédentaires, ignorent le contenu et le sens de leurs prochaines missions. « On nous a dit qu’on ferait de la présence à quai, qu’on se montrerait avant chaque départ… » La jeune femme réfléchit à reprendre des études et prépare sa reconversion.
Basile Pot, l’ex-agent d’escale de la gare de l’Est, parle de « souffrance » quand il décrit ce qu’il ressent à l’idée que son ancien métier disparaisse. Cette douleur se manifeste par un sentiment d’inutilité rétrospective. Les agents de départ s’entendent dire que les tâches qu’ils réalisaient, et qu’on leur décrivait comme cruciales, sont en fait superflues. « Pendant toutes ces années, je me suis levé à 4 heures du matin, je n’ai pas vu mes gosses, mais pourquoi ? demande-t-il. Si tout ce que j’ai fait pendant une dizaine d’années peut être rayé d’un coup de crayon, car ça n’a servi à rien, comment savoir si ce que je ferai demain aura plus de sens ? » Élu au comité social et économique (CSE) de Paris-Est, Basile Pot juge que l’absentéisme alarmant des agents d’escale trahit cette souffrance. En 2018, les agents et chefs d’escale ont cumulé en moyenne 39 jours d’absence par personne, selon une expertise réalisée en juin 2019 pour le CSE du TGV Axe-Est, consultée par Les Jours. La moyenne parmi les salariés français du privé oscille autour de 17 jours par an.
En 2016, quand l’autorisation de départ a commencé à échapper aux agents d’escale de la gare de l’Est, un ergonome de la SNCF a analysé les conséquences de ce transfert pour les cheminots qui en hériteraient. Dans certains trains, cette « phase d’activité sous tension » a un temps été reportée sur les chefs de bord, c’est-à-dire les contrôleurs. Dans son rapport interne consulté par Les Jours, l’expert soulignait le stress supplémentaire auquel elle les soumettait. Contrairement à l’agent d’escale qui connaît sa gare sur le bout des doigts, un contrôleur « effectue des départs dans différentes gares. Il doit donc en permanence se questionner sur la “bonne” procédure à appliquer », observait-il. S’y ajoutaient « la mise en responsabilité de l’agent sur un sujet sécurité », ainsi que « la crainte de commettre une erreur ».
Ces facteurs de risque valent aussi pour les conducteurs. La nouvelle procédure de départ des trains s’annonce pour eux comme une nouvelle charge mentale. Mi-octobre, le droit de retrait massif des cheminots à la suite d’un accident a montré à quel point les « mécanos » souffrent de sentir le poids de la sécurité reposer de plus en plus sur leurs épaules. « La SNCF elle-même nous a appris que pour garantir la sécurité, il faut toujours deux acteurs en jeu dont les procédures se complètent pour assurer une boucle de rattrapage, rappelle Martin, conducteur dans le nord de la France. Si on en enlève un, les risques augmentent. » Le cheminot vit comme « un choc » de voir cette règle d’or remise en cause.
Peu après le week-end houleux du droit de retrait, la SNCF laissait entendre qu’elle tenterait de reporter les nouvelles règles de départ des trains. La compagnie l’estime désormais impossible, compte tenu notamment « des risques associés à la coexistence » de différentes procédures. Elle s’engage à « des préparations complémentaires » des agents, à mettre en place une « hotline métier » et à maintenir des personnels au sol pendant six mois, en renfort. Martin, lui, va devoir apprendre un nouveau langage, adapté à l’heure de la rationalisation des effectifs et de l’ouverture prochaine à la concurrence. Jusqu’à présent, le « ding ding » qui parvenait dans sa cabine signifiait que les contrôleurs avaient reçu de l’agent d’escale le signal qu’il pouvait s’élancer en toute sécurité. À partir de mi-décembre, « cela voudra seulement dire que le service commercial est terminé ». « Personne ne me confirmera plus l’ouverture du signal, regrette-t-il. On enlève encore un garde-fou. »