À Beni (République démocratique du Congo)
Chemise impeccablement repassée, petite barbe bien taillée et agenda à la main, impossible d’imaginer que le jeune homme en train de siroter son Coca en face de moi dans un restaurant de Beni, en République démocratique du Congo (RDC), est autre chose qu’un jeune diplômé en gestion et administration. Youston Kambale est pourtant l’un des lieutenants de l’Union des patriotes pour la libération du Congo (UPLC, également connue sous le nom de « Maï-Maï Kilalo »), un des principaux groupes armés de la région du Nord-Kivu, formé un peu avant 2016 en réaction à « la mauvaise gouvernance du régime de Joseph Kabila ».
À 31 ans, Youston Kambale a le parcours typique et tragique du milicien lambda, ayant navigué d’un groupe à l’autre au gré des alliances et des démobilisations, tentant parfois de renouer avec une vie civile sans jamais vraiment pouvoir quitter la lutte armée. C’est à 14 ans, alors qu’il n’est encore qu’un jeune garçon, qu’il rejoint la milice d’un certain « Jackson », avec qui il va rester plus d’une décennie, survivant à de nombreuses batailles tandis que les commandants se succèdent et que ses camarades tombent au combat. « Je me rappelle d’un garçon qu’on appelait “Sucre”, il était mon ami. On allait à l’école ensemble et souvent on était avec des Hutus dans la classe. À un certain moment, vous êtes dans l’affrontement et tu vas voir ton ennemi qui est ton camarade de classe. Sucre lui aussi a fini par être tué », raconte-t-il, la gorge serrée. « Le maquis, ce n’est pas une heureuse vie, je dois le dire. »
Youston Kambale et moi nous sommes probablement déjà croisés, sans le savoir, en 2013, entre Kitchanga et Nyamilima, un tronçon de route au nord de Goma que j’avais baptisé « Militia Avenue » tant les groupes armés y pullulaient. Chaque kilomètre ou presque, le contrôle changeait de main, si bien qu’il était difficile de savoir quel commandant appeler pour s’assurer de passer sans encombre. Jackson était mort et le groupe de Youston Kambale était passé entre les mains de Shetani, un homme dont la violence n’avait d’égale que l’alcoolisme. L’armée congolaise les utilisait comme suppléants dans son combat contre la rébellion du M23 et leur faisait miroiter une possible intégration dans ses rangs à la fin du conflit.
Sept ans plus tard, si peu de choses ont changé. Le M23 à peine vaincu, l’armée est venue s’enliser dans des opérations contre les Allied Democratic Forces (ADF), les Forces démocratiques alliées, un groupe armé islamiste venu d’Ouganda, et les massacres ont permis à l’UPLC de recruter de nombreux jeunes hommes parmi les communautés se sentant abandonnées par l’État. À l’hôpital de référence d’Oicha, deux jours après l’attaque de Manzalao (lire l’épisode 1, « En RDC, un meurtre à l’ombre d’Ebola »), c’est ainsi un Youston Kambale version miniature que je trouve assis sur un lit d’hôpital, la mine renfrognée, alors qu’un médecin examine sa main gauche blessée. Bosco, 16 ans, dont un avec l’UPLC, nous raconte sur un ton irrité qu’il s’est tiré lui-même dessus en tentant de prendre son arme « lors d’une embuscade des ADF ». Son corps mince d’enfant dans un maillot de foot bleu et rouge, sa petite taille, son chèche drapé sur ses épaules ajoutent au comique de la situation, et le médecin et moi réprimons un sourire devant cet adolescent qui voudrait être un homme. Mais les raisons qui ont poussé le garçon à rejoindre le groupe armé sont on ne peut plus sérieuses. « J’ai vu des gens se faire égorger », lance-t-il sur le ton du défi quand je lui demande s’il sait qu’il est trop jeune pour se battre selon le droit international et que ses commandants devraient le renvoyer chez ses parents. « Vous, est-ce que vous pourriez supporter ce qui se passe ici ? Nous sommes partis avec six amis parce que nous ne pouvions pas rester sans rien faire. » Des enfants bien plus jeunes encore font partie des rangs de la milice.
Comme Youston Kambale, Bosco assure qu’il rentrera chez lui quand « la guerre » sera finie. Depuis plusieurs mois, l’UPLC collabore plus ou moins étroitement aux opérations de l’armée congolaise contre les ADF. Des pourparlers pour intégrer ses effectifs aux rangs des forces armées de la RDC (FARDC) ont été entamés, éternelle rengaine. L’élection de Félix Tshisekedi à la présidence du pays a apporté un nouveau souffle d’espoir malgré les controverses, et Youston Kambale envisage de nouveau une vie civile. « Je vais me marier avec une fille de Beni », dit-il un sourire jusqu’aux oreilles.
C’est que ces derniers mois, la chance a tourné pour le jeune lieutenant de l’UPLC, qui a enfin pu trouver l’argent nécessaire à la dot pour la famille de sa promise. D’août à octobre 2019, il a travaillé comme communicateur pour la « Riposte », la réponse internationale à l’épidémie d’Ebola en RDC. De ce fait, il a été payé 15 dollars par jour (13 euros). Un rapport, produit par un agent du pilier communication de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et illustré par une photo d’une équipe de la « Riposte » posant avec plusieurs combattants maï-maï armés, atteste qu’il a au moins participé à une mission en septembre.
Youston Kambale n’est pas un cas isolé. En fait, certaines factions de l’UPLC auraient collaboré de manière informelle avec la « Riposte » depuis la fin 2018, pour permettre aux équipes d’accéder à certaines zones sous leur contrôle et pour « gérer la résistance », selon Youston Kambale. Le Maï-Maï m’explique avoir envoyé ses hommes comme escorte pour garantir la sécurité des agents. « On disait que les gens qui créent la résistance, ce sont les gens de l’UPLC. Donc dans les zones que nous contrôlons, nous avons décidé de faire la facilitation », dit-il.
Si dialoguer et négocier un accès avec des groupes armés peut être un processus nécessaire au fonctionnement d’une opération humanitaire, les payer est contraire à toute éthique. Pour contourner la règle, « des individus au sein de la “Riposte”
En effet, début 2019, le docteur Jean-Christophe Shako fait grand cas de ses efforts pour sensibiliser les groupes armés dans les médias. Le coordinateur de la « Riposte » à Butembo multiplie les rencontres avec divers commandants. De son propre aveu, il leur offre alors des missions rémunérées. « À Kanyonga, j’ai choisi parmi les Maï-Maï celui qui sait écrire, celui qui va faire la liste et va suivre [les contacts d’un cas confirmé] pendant vingt-et-un jours. » Ces hommes seront payés 10 dollars par jour chacun (8,50 euros), soit 210 dollars (180 euros) pour toute leur mission, renouvelable au besoin.
Le docteur Shako nous a demandé de sensibiliser la population et les chefs maï-maï qui sont en brousse.
Jean-Christophe Shako ne s’arrête pas là et prend contact avec « Petit Jean » Mutamu, le frère d’un agent de l’Agence nationale de renseignement (ANR), Jonas Kabuyaya. « Je lui avais demandé de me mettre en contact avec les groupes maï-maï vers Kalunguta », raconte le médecin. « Petit Jean » le connecte alors avec Roger Nzanzu Vyamkehere, alias M. Berlin, ainsi qu’avec… Jean Kambale Mokusa et Samuel Kambasu Loyi. Tous les trois sont actuellement en prison, accusés d’avoir participé à la planification du meurtre du docteur Richard Mouzoko (lire l’épisode 2, « Ils ont tué le « docteur Richard » »). « Nous étions dans un restaurant de Butembo. Le docteur Shako nous a demandé de sensibiliser la population et les chefs maï-maï qui sont en brousse », confirme Samuel Kambasu Loyi.
Une liste de personnes-clés est établie, incluant notamment « Pablo Boiteux »
Le médecin rencontre aussi Jacques Buligo, alias « Safari », un Maï-Maï bien connu appartenant aux Forces patriotiques populaires du général Kabidon, lui aussi arrêté dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Richard Mouzoko. « Avec [le chef de la protection civile] Joseph Makundi, nous avions rencontré Safari dans un restaurant de Butembo. J’étais même accompagné par un ami de l’OMS, le docteur William Perea », admet Jean-Christophe Shako. L’agence de l’ONU n’a pas donné suite à mes demandes répétées de réponses concernant les diverses accusations contenues dans cet article.
Que penser des méthodes du docteur Shako ? L’homme est clairement apprécié au sein la « Riposte ». De nombreux articles dans la presse internationale font de lui un héros, certains notant son impulsivité, mais faisant de ce trait de personnalité une des raisons pour lesquels le lecteur devrait l’admirer. Ce qui est clair, c’est que l’homme a un rapport tout personnel au règlement, qu’il n’hésite pas à contourner.
En février 2020, un article de Libération révèle comment un certain nombre de pontes de la réponse humanitaire ont fait louer leurs propres voitures par l’OMS. Un conflit d’intérêts devenu emblématique du fameux « Ebola Business », pratiqué au vu et su de tous, qui aurait rapporté à certains plusieurs dizaines de milliers de dollars en plus de leur salaire. Le docteur Shako fait partie des personnes citées pour avoir loué son propre véhicule entre décembre 2018 et mars 2019. À Libération, il nie d’abord les faits, puis invente une étrange histoire de frère jumeau portant le même nom que lui. Lorsque je lui pose la question lors de notre troisième entretien, il ne cherche plus à nier, mais recourt au récit héroïque qu’il me servira à chaque fois qu’une question le mettra dans l’embarras. « J’avais le courage d’aller voir les Maï-Maï. Il n’y a aucun particulier qui va accepter que son véhicule puisse courir des risques comme cela », me dit-il. À cette période, la « Riposte » loue pourtant 700 véhicules sillonnant les routes de la région.
« Et cela avait été validé par votre hiérarchie ?, lui demandé-je.
Ah non, ça, c’était une opinion personnelle (sic), je n’ai pas contacté la hiérarchie.
Mais vous leur avez facturé la journée ?
Quand on s’est vus avec le comptable, il m’a dit : “Coordo, vous avez utilisé le véhicule ?” J’ai dit oui, pendant deux mois et quatorze jours. Alors il a dit : “Bon, voilà, on va vous remettre l’argent.” À 80 dollars par jour. Ce n’est pas moi qui fixe le prix des véhicules, c’est l’OMS. »
Selon Libération, Jean-Christophe Shako aurait ainsi gagné 9 700 dollars (8 300 euros). Lui parle d’une somme plus proche de 6 000 dollars (5 132 euros). Blaise Amaghito, le chef de l’Agence nationale de renseignement à Butembo, aurait encaissé de son côté 92 260 dollars (78 920 euros) pour la location de sept voitures entre décembre 2018 et juin 2019. Le maire, Sylvain Kanyamanda, est aussi cité. Tous deux démentent ces accusations.
Le 14 mars 2019, le docteur Shako est brutalement muté à Bunia, en Ituri, la province au nord du Nord-Kivu. Le docteur ne prévient pas ses contacts qui se retrouvent le bec dans l’eau. « Pablo demandait chaque jour : “Où est Shako ? Il n’y a pas de boulot. On avait eu la promesse de boulot” », me raconte Samuel Kambasu Loyi en prison. C’est Justus Nsio qui reprend alors le poste de coordonnateur de la « Riposte » à Butembo, ainsi que la relation avec Safari et un certain nombre de personnes avec qui Jean-Christophe Shako avait été en contact. Roger Nzanzu Vyamkehere me dira avoir reçu 375 dollars (320 euros) du nouveau « coordo ».
Après avoir fait la découverte d’un courrier de l’auditorat militaire daté de mai 2019 accusant le maire Sylvain Kanyamanda d’avoir autorisé une réunion entre la coordination de la « Riposte »
Pourtant, ni Jean-Christophe Shako, ni Justus Nsio n’ont été inquiétés par la justice. Les deux médecins n’ont même pas réellement été interrogés. L’implication du second est d’autant plus troublante que c’est lui que le docteur Jean-Paul Wuitende Mundama, un des commanditaires présumés du meurtre de Richard Mouzoko, accuse d’avoir exercé des pressions autour du détournement de l’argent du projet Pirc, un programme de l’OMS qui forme et paye le personnel soignant local (lire l’épisode 5, « Le meurtre du docteur et l’argent d’Ebola »). Justus Nsio n’a pas donné suite à mes demandes répétées d’interview. Le maire, Sylvain Kanyamanda, admettra au téléphone avoir été mis au courant de la réunion entre la « Riposte » et les commandants maï-maï. Mais selon lui, elle était approuvée par l’Agence nationale de renseignement, il ne devait donc pas y mettre son nez.
L’ANR… Sous l’égide du redoutable Kalev Mutond, directeur de 2011 à mars 2019 et bras droit de Joseph Kabila, les services de renseignement congolais ont acquis au fil des années une terrifiante réputation. Les abus, meurtres et violations des droits de l’homme commis par ses agents ont valu à Kalev Mutond une place sur la liste des personnes sous sanction des États-Unis et de l’Union européenne. Pourtant, l’OMS n’hésite pas à collaborer avec ses services, et à les payer, en contravention des règlementations propres aux agences des Nations unies.
L’emprise de l’ANR sur la « Riposte » est telle que ses activités ne se limitent pas à contribuer à la sécurité des équipes médicales. En relisant mes notes à mon retour, je tique sur une expression employée par Samuel Kambasu Loyi pour décrire le travail que lui et Jean Kambale Mokusa ont effectué pour la « Riposte ». « Nous étions des “personnes non apparentes” », dit-il. Après vérification auprès d’un contact à l’OMS, les « personnes non apparentes » sont des agents de l’ANR chargés du suivi des personnes contacts de cas d’Ebola confirmés. En d’autres termes, la « Riposte » n’hésite pas à déployer les services de renseignement pour traquer des malades potentiels, avec l’aval de l’OMS. Des méthodes qui n’ont rien à faire dans une opération chapeautée par une agence de l’ONU.
Les tentatives de dénonciation (…) par des lanceurs d’alerte ont au mieux été étouffées et au pire ont abouti à la mort, comme dans le cas du docteur Richard Valery Mouzoko.
Le docteur Richard Mouzoko semble avoir partagé mon incrédulité. Dans une première version d’un rapport rédigé pour le département du développement international britannique et vu par l’agence de presse spécialisée The New Humanitarian, ses auteurs notent que le médecin camerounais avait exprimé de sérieuses préoccupations quant à certaines pratiques au sein de la « Riposte ». « Les tentatives de dénonciation (…) par des lanceurs d’alerte ont au mieux été étouffées et au pire ont abouti à la mort, comme dans le cas du docteur Richard Valery Mouzoko Kiboung », écrivent-ils. Qu’avait-il tenté de dénoncer exactement ? Les escortes militaires ? La collaboration de la Riposte avec l’ANR ? Les relations nouées par ses collègues du ministère avec les groupes armés ? Impossible de ne pas repenser aux paroles relayées par le docteur François Katsuva Mbahweka, le directeur de la clinique universitaire du Graben : « Une semaine avant le meurtre, [Richard Mouzoko] m’avait dit avoir “peur des Maï-Maï” et m’a demandé de changer de salle pour sa réunion quotidienne. »
Que dire dans ce cas des attaques contre les Centres de traitement Ebola quelques semaines plus tôt ? Selon l’avocat général, le groupe de miliciens aux arrêts était responsable d’au moins un des incendies. Il n’y a alors qu’un pas pour conclure que ces attaques pourraient avoir été fomentées pour augmenter le flux d’argent destiné aux forces de sécurité. Selon une source travaillant pour les Nations unies en RDC, il n’était pas rare que l’armée congolaise invente de toutes pièces des incidents pour augmenter le nombre d’escortes accompagnant les équipes de la « Riposte » sur le terrain, et ainsi, les paiements aux militaires.
Si telle était l’intention des assaillants, la stratégie paie. Après l’assassinat de Richard Mouzoko, la militarisation de la réponse contre Ebola s’accentue. Le maire de Butembo place Blaise Amaghito à la tête de la commission sécurité de la « Riposte ». Les services de renseignement contrôlent ainsi les escortes, qui sont généralisées, et installent des militaires dans les hôpitaux. L’OMS finance directement les services de sécurité à hauteur d’une moyenne de 620 000 dollars par mois (530 000 euros), dont 200 000 (170 000 euros) vont spécifiquement à l’ANR. Une somme dont les soignants locaux, en première ligne devant la maladie, continueront d’être privés.