C’est l’histoire d’un plat de lentilles qui mène à la création d’un syndicat. Sa présidente n’y aurait sans doute pas cru quand elle a décidé d’inscrire la question d’une alternative végétarienne quotidienne au menu des discussions entre l’école maternelle de sa fille, l’association de parents d’élèves à laquelle elle adhérait et les élus de sa ville de banlieue parisienne. Dans son récent livre La puissance des mères, Fatima Ouassak, consultante en politique de la ville, militante antiraciste, féministe, anticapitaliste et écologiste, arabe et musulmane, raconte comment une lutte locale sur l’alimentation l’a conduite à fonder un syndicat de mères des quartiers populaires, Front de mères, et à miser sur l’écologie pour faire entendre leurs voix. « Pour moi, l’écologie est actuellement le seul outil de libération efficace dans les quartiers populaires, explique-t-elle à la table d’un bistrot parisien, au milieu de sa tournée de promotion. Le communisme, c’est mort ; le féminisme, ça ne marche pas, c’est un microcosme ; l’antiracisme, c’est inopérant, vous êtes tout de suite accusée de communautarisme. Je relie l’écologie à la dignité. Dire aux gens : “Il faut s’organiser pour que nos enfants puissent jouer dehors ou aient droit à une alimentation de qualité”, c’est de l’écologie. » C’est précisément l’objet de cette nouvelle saison de La fin du monde. Au moment où la crise sanitaire et la crise économique creusent encore un peu plus les inégalités en France, quelles batailles « fin du monde » et « fin du mois » se livrent-elles ou peuvent-elles livrer ensemble ?
Si j’avais été blanche et de classe moyenne, j’aurais été élue parent écolo de l’année.
Quatre ans avant la publication de son manifeste qui appelle les mères des quartiers à reconquérir l’espace public et la parole politique, Fatima Ouassak, habitante de Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, a fait l’expérience de la suspicion, du racisme et de la récupération. Dans un récit circonstancié, elle narre comment, au milieu des années 2010, alors qu’elle demande de réfléchir à la possibilité d’une option végétarienne quotidienne dans la maternelle de sa fille, des personnels administratifs et des représentants de parents d’élèves, à plusieurs niveaux de la fédération FCPE du département, majoritaire, de gauche et dirigée par des classes moyennes supérieures blanches, refusent d’écouter ses arguments sanitaires et environnementaux. Ils l’accusent, sans en démordre, de vouloir faire entrer le halal à la cantine, première étape supposée d’une islamisation de l’école. Cette première bataille, d’une grande violence, livrée de bureaux municipaux en arrière-salle de café où se tiennent les réunions associatives, se solde par son éviction des listes de parents délégués. Fin de la discussion. « J’aurai tout essayé. Et j’aurai échoué parce que je suis une mère arabe et musulmane habitant les quartiers populaires de la ville. C’est l’unique raison, on me l’a fait comprendre. Si j’avais été blanche et de classe moyenne, j’aurais été élue parent écolo de l’année », écrit-elle.
La deuxième manche, une revanche, démarre à la création d’un collectif alternatif de mères des quartiers, « Ensemble pour les enfants de Bagnolet », qui essaime bientôt dans les communes voisines et préfigure le Front de mères. De réunions publiques en pique-niques végés sur la dalle, la dizaine de mères se démènent, affûtent leurs arguments, rôdent leurs discours. « Elles nous ont impressionnés par leur capacité à mobiliser toute une communauté, par leur engagement pour l’intérêt général. Musulmanes ou pas, leur combat était un engagement politique », souligne Laure Ducos, chargée de campagne agriculture et alimentation à Greenpeace, qui les a sollicitées pour former ses propres militants à organiser leurs campagnes locales pour des menus végétariens. La sortie du tout-viande est l’un des chevaux de bataille de l’ONG : la surconsommation de protéines animales est à la fois néfaste pour la santé et pour l’environnement, l’élevage représentant le premier poste d’émissions de gaz à effet de serre du secteur de l’alimentation, qui représente lui-même un quart de l’empreinte carbone des Français. Les cantines scolaires, qui servent 80 000 tonnes de viande et 120 000 tonnes de produits laitiers, sont aux avant-postes de la transition alimentaire. Cette dernière est appelée par de très nombreux scientifiques dans la perspective d’éviter de se prendre 3 degrés de plus dans le coco d’ici à la fin du siècle, et de s’épargner le spectacle de l’agonie de l’ensemble du vivant sur le globe.
Le menu végétarien est un vecteur d’équité et l’école est censée parvenir à cela : l’alimentation est à la croisée des enjeux d’inégalités sociales et d’écologie.
D’ailleurs, les temps changent sur le front des légumineuses. En novembre 2018, la loi alimentation, dite aussi « Egalim », rend obligatoire, à partir de l’année suivante, l’offre d’au moins un menu végétarien hebdomadaire à la cantoche. Dans une cartographie comparative publiée ce mardi 22 septembre, Greenpeace montre qu’aujourd’hui, sous l’effet de la loi, 71 % des écoliers français mangent désormais veggy une fois par semaine contre 10 % deux ans plus tôt. Encore rares sont les municipalités à proposer une option quotidienne, mais c’est déjà le cas à Pau, à Troyes et à Valence. « Les retours d’expérience montrent que lorsqu’une alternative quotidienne est proposée les inscriptions à la cantine augmentent, et 30 % à 35 % des demi-pensionnaires choisissent cette option. Evidemment, cela ne correspond pas à la proportion de végétariens en France : l’alternative végétarienne, c’est aussi une manière laïque de regrouper des enfants dont certains font ce choix pour des raisons confessionnelles », explique Sébastien Demange, médecin généraliste, membre de la commission nutrition santé de l’Association végétarienne de France, régulièrement sollicité par des élus, des gestionnaires de mairie ou des collectifs de parents. Qui dit augmentation des effectifs dit augmentation du budget municipal, en particulier dans les quartiers populaires
À Bagnolet d’ailleurs, certains avaient déjà mis de l’eau dans leur vin bio. Quelle n’a pas été en effet la surprise des membres du collectif Ensemble pour les enfants de Bagnolet quand les mères ont découvert, en décembre 2018, une invitation à une réunion d’information intitulée « Nos enfants ont droit à une meilleure cantine » et sous-titrée « Focus sur la viande industrielle », organisée par la FCPE locale. Les députés venaient donc de voter l’obligation d’un menu végétarien hebdomadaire, sur une proposition de La République en marche. Les blettes braisées exhalent visiblement moins le parfum de Daesh quand elles sont promues par la start-up nation. « On fait le sale boulot, on s’en prend plein la gueule, on se fait traiter de communautaristes et une fois que la question devient légitime, ces mêmes gens nous invisibilisent, récupèrent le truc. Il faut le vivre pour se rappeler que c’est ça, l’histoire des luttes des classes populaires, commente Fatima Ouassak. Faut-il laisser passer puisque c’est pour la bonne cause, se dire que notre revendication a de meilleures chances d’aboutir puisque c’est la FCPE qui s’y colle, qu’on n’a qu’à se mettre sur un autre dossier ? Non, parce que ce sera rebelote la prochaine fois. Et c’est aussi à considérer quand on se demande comment faire pour mobiliser le maximum de gens et notamment les classes populaires sur les questions écologiques. On revient toujours à la question du pouvoir. »
Celui qui l’a pris à la FCPE
De marches pour le climat en « Fridays For Future », de nombreux maires, de toutes les couleurs politiques, ont récemment dû mettre du vert dans leur programme, soit par opportunisme, soit par conviction. À Montreuil, en Seine-Saint-Denis, c’est à Mireille Alphonse, tête de liste Europe Écologie - Les Verts, que le maire communiste Patrice Bessac a proposé une mission sur la transition, la démocratie alimentaire et les cantines publiques. Élue écolo de longue date, Mireille Alphonse s’était engagée auprès des membres d’« Ensemble pour les enfants de Montreuil », association sœur des militantes de Bagnolet, à mettre en place l’alternative végétarienne quotidienne. Le slogan « Fin du monde, fin du mois » résonne particulièrement dans une ville dont une partie de la population se gentrifie sous l’effet de la pression foncière parisienne tandis qu’une autre
Le 18 juillet dernier, la marche pour Adama Traoré, à Beaumont-sur-Oise, dans le Val-d’Oise, était ainsi coorganisée par le Comité Adama et le mouvement écolo et de désobéissance civile Alternatiba-ANV-COP21, sous la bannière polysémique « On veut respirer ! ». Les deux organes ont pris langue en partie par l’entremise de Fatima Ouassak. « Nous sommes en phase avec elle sur la nécessité de reconquérir le territoire, de reprendre le pouvoir en tant que citoyens : se rapprocher du Comité Adama nous permet de parler d’écologie populaire, explique Élodie Nace, porte-parole d’Alternatiba-ANV-COP21. Notre discours a changé parce qu’on n’a plus besoin d’expliquer le dérèglement climatique, tout le monde voit les températures caniculaires et les incendies en Californie. Le combat maintenant, c’est que chacun se sente à sa place dans nos mouvements, et légitime à parler d’écologie. » Sur le front de Bagnolet, on poursuit sur les légumes. Plutôt que de s’inscrire sur les listes d’attente de l’Amap des riches, les mères d’Ensemble pour les enfants de Bagnolet ont décidé d’en créer une, dans les quartiers. « Ce n’est pas qu’une question d’agriculture ou de nourriture, c’est une question de système. Si l’Amap existante s’ouvrait aux classes populaires, tout s’effondrerait parce qu’il n’y a pas assez de maraîchers pour tous les clients des quartiers populaires, note Fatima Ouassak. C’est sûr qu’on ne va pas faire le Grand Soir avec notre petite Amap, mais c’est une manière de faire notre part pour changer radicalement de système. » Sur les dalles, le vert n’a sans doute jamais été aussi rouge.