Loïc Bureau a trouvé son fils « très affaibli » samedi au téléphone. Cela fait désormais plus de trois semaines que Loup Bureau, 27 ans, est retenu en Turquie, accusé de terrorisme et incarcéré, sans autre charge, semble-t-il, qu’un reportage effectué voilà quatre ans auprès de combattants kurdes en Syrie. Mercredi 16 août, les sociétés des journalistes (SDJ) d’une quinzaine de médias français ont lancé un appel pour sa libération, auquel se joignent Les Jours. Loup Bureau a pu recevoir vendredi dernier une première visite consulaire (les trois premières demandes avaient été refusées), trois personnes sont venues le voir (son avocat turc, un représentant du consulat et celui de Reporters sans frontières en Turquie), puis le lendemain, samedi 10 août, il y a eu ce coup de fil inattendu pour son père.
« Au début, j’ai pensé que cela faisait suite au communiqué d’Emmanuel Macron disant que l’Élysée s’emparait du dossier et qu’un contact aurait lieu avec Erdogan la semaine suivante, raconte Loïc Bureau. Puis on m’a expliqué qu’en Turquie, on pouvait, au bout de deux semaines de détention, passer un coup de fil. » Il a duré au total cinq minutes, en deux appels, Loup Bureau devant utiliser des cartes téléphoniques d’une durée assez courte. « Cela commence à être dur pour lui, poursuit le père. Pourtant, mon fils est plutôt solide, assez enjoué. » Le père en a appris un peu plus sur son fils par le comité de soutien, lancé en Belgique par les camarades de promotion de Loup – étudiant à l’Institut des hautes études des communications sociales de Bruxelles, où il doit théoriquement passer son oral de master le 4 septembre. « Ils m’ont dit qu’en Syrie, il avait vu beaucoup de gens mourir, qu’il avait déjà fait de la garde à vue. » C’est différent d’une incarcération de plusieurs semaines dans une prison turque.
Au téléphone, Loup Bureau s’inquiétait pour sa famille, pour les frais d’avocat que son arrestation occasionne. Puis il a raconté à son père son quotidien. Il est seul dans une cellule assez petite, a droit à des promenades dans une cour fermée qui mesure environ 60 m2. Pas d’activités, pas de salle de sport. Les autorités pénitentiaires lui ont même refusé les livres, des classiques, apportés par le consulat. « Ils disent qu’ils doivent être traduits en turc », soupire le père, qui s’est beaucoup renseigné sur le système carcéral turc (et a lu intégralement La charnière et La bascule), pour comprendre où se trouvait son fils. « D’après ce que j’ai compris, dit-il, la Turquie a fait beaucoup d’efforts, sous la pression de l’Europe, pour que ses prisons ne ressemblent plus à celle de Midnight Express. Elles ont désormais bien meilleure apparence, sont propres, mais tout y est bétonné, impersonnel. J’ai l’impression que l’enfermement mental y est beaucoup plus fort. »
Le père a appris à son fils qu’un contact allait avoir lieu entre les présidents français et turc. « Il m’a fait répéter deux fois, dit-il. Cela lui a redonné du courage. » Le garçon lui a précisé que le jour de son arrestation à la frontière irakienne, le 26 juillet, il a d’abord été relâché par le commissariat de Sirnak avant qu’un peu plus tard, alors qu’il attendait un bus, une voiture de police se gare devant lui et l’embarque. Il s’agissait de l’antiterrorisme. Après quelques jours de garde à vue, Loup Bureau a été présenté à une jeune juge qui vient d’être nommée à l’antiterrorisme. Jusque-là, elle était juge des enfants. « Avec les purges phénoménales, ils sont obligés de nommer beaucoup de nouveaux magistrats en peu de temps et je ne suis pas certain qu’ils aient toujours les compétences nécessaires », murmure le père. Un autre phénomène joue. Dans la justice comme dans la police, les purges massives ont installé un climat de terreur et les fonctionnaires ne veulent prendre aucun risque. Ils incarcèrent à tour de bras, parfois pour des soupçons absurdes, afin de ne pas risquer d’être à leur tour écartés, s’ils venaient à rendre une décision déplaisant au pouvoir. Les geôles turques sont pleines de citoyens victimes de ce système, et d’un jeune journaliste qui découvre cela.
Loup Bureau n’a pas attendu d’être diplômé pour parcourir le monde et apprendre son métier dans les zones de conflit. « C’est une vocation, soupirait la semaine dernière son père. Il veut être reporter de guerre. On n’a rien pu faire ou dire pour l’en dissuader, et d’ailleurs, on n’a pas essayé. » Loïc Bureau, professeur d’histoire-géographie, qui nourrit parfois ses cours avec les photographies, les récits, que son fils rapporte de ses périples, décrit un jeune homme passionné, d’abord par l’image, puis par le journalisme. Après un bac option cinéma, Loup Bureau a commencé par un BTS de monteur audiovisuel, puis une licence professionnelle de documentariste, avant de s’engager franchement vers le journalisme. Il voyage beaucoup, recherche les zones de conflit, de révolution, pour essayer à chaque fois de vendre des sujets, des photos. Il est ainsi allé, pendant ses études, en Afghanistan, au Pakistan, en Ukraine, en Crimée, en Égypte, en Jordanie. Et en 2013 au Kurdistan syrien, ce qui lui vaut ses ennuis actuels.
« Mon fils a un peu tendance à entrer par la fenêtre quand on lui dit qu’on ne peut pas passer par la porte, glisse son père. Pour un journaliste, c’est sans doute une qualité, pour des parents, c’est beaucoup de souci. » En 2013, Loup Bureau entre en contact avec les YPG, milices kurdes en première ligne en Syrie contre les jihadistes. Il passe du temps avec les combattants, comprend le contrôle de l’image, la science de la propagande. Il s’intéresse surtout aux populations civiles et parvient à son retour à vendre à TV5 Monde un sujet de trois minutes sur un instituteur kurde qui a rejoint les YPG et participe au contrôle d’une route qui mène au front, à Serekaniye (nom kurde de Ras al-Aïn, à la frontière turco-syrienne). Dans le reportage, on voit à un moment, sous une tente, un portrait d’Öcalan, le leader kurde emprisonné en Turquie.
Quatre ans plus tard, Loup Bureau était de retour en juillet dans la région. « Peut-être voulait-il retourner dans la même ville, retrouver ses personnages pour faire un suivi », suppute son père, qui n’en sait pas plus. Le garçon se pose d’abord à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, à 80 kilomètres à l’Est de Mossoul. Il y reste une semaine, puis traverse à pied la frontière turque, le 26 juillet, à Habur. Là, on le contrôle longuement. Logique, il est occidental et transporte des appareils photo. Dans l’un d’eux, les gendarmes tombent, raconte le père, sur une photo extraite du reportage de 2013. On y voit son fils entouré de combattants kurdes en treillis.
Dans un premier temps, avant d’être libéré puis de nouveau arrêté, Loup Bureau est retenu, « mais il peut avoir un contact au consulat, à qui les autorités disent qu’il sera relâché à la fin de la journée », poursuit le père qui, à ce moment-là, ignore tout des soucis de son fils. C’est la petite amie de Loup Bureau qui l’appelle la semaine suivante, pour lui dire que cela fait quatre jours qu’elle n’a plus aucune nouvelle. Loïc Bureau appelle alors la cellule de crise du Quai d’Orsay, qui apprend que le garçon se trouve depuis une semaine en garde à vue à Sirnak, ville turque à la frontière avec l’Irak. Le 1er août, vers midi, Loup Bureau peut passer un premier coup de fil à son père et lui apprend qu’il est accusé de terrorisme, qu’il a besoin d’un avocat. Après la photo trouvée dans son appareil à la frontière, les policiers ont fouillé les réseaux sociaux et trouvé le reportage de 2013 avec les combattants, la photo d’Öcalan. On met donc le Français en examen et on l’incarcère pour terrorisme à cause d’un reportage diffusé à la télévision, réalisé voilà plus de quatre ans, et même pas en Turquie.
« Théoriquement, les policiers et les juges avaient le temps, ils pouvaient prolonger la garde à vue, relevait la semaine dernière Martin Pradel, avocat français commis par la famille. Ils se sont volontairement précipités et l’ont déféré au bout de quelques jours pour l’inculper de participation à une entreprise terroriste et l’incarcérer à Sirnak. Je suis frappé par cette précipitation, alors que pour Mathias Depardon et pour vous, les autorités avaient tergiversé, s’étaient contentées de la rétention. Il y a très clairement le franchissement, cette fois, d’un cap. »
En Turquie, l’indépendance est souvent perçue comme une rébellion vis-à-vis du pouvoir. La neutralité porte en germe, pour beaucoup de Turcs, la partition de la nation.
Le procureur de Sirnak a décidé par ailleurs de placer la procédure sous le secret, comme le lui permet un décret signé fin juillet 2016 par le président Recep Tayyip Erdogan. Du coup, l’avocat turc choisi par Martin Pradel n’a eu accès qu’à l’ordonnance de placement en détention du Français. Une jeune avocate commise d’office avait, dans un premier temps, vu toute la procédure. La seule charge mentionnée était le reportage effectué en 2013 en Syrie. L’avocat a contesté la procédure, le placement en détention, et déposé une demande de remise en liberté.
Interrogé sur son reportage de 2013, Loup Bureau aurait répondu au juge qu’il n’a fait que son travail, sans prendre position, de façon objective et neutre, en toute indépendance. « Mais là, il y a un vrai décalage culturel, relève Martin Pradel, l’avocat de la famille, par ailleurs très investi en Turquie pour la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme et pour l’Union internationale des avocats. La Turquie a un vrai problème avec la notion d’indépendance. Pour nous, en Europe, l’indépendance fait partie de l’ADN du journalisme. C’est même une attente de la société vis-à-vis de cette profession. En Turquie, l’indépendance est souvent perçue comme une rébellion vis-à-vis du pouvoir. La neutralité porte en germe, pour beaucoup de Turcs, la partition de la nation. » Dans un pays ultrapolarisé, les citoyens sont sommés de prendre partie. Et celui qui refuse de le faire, ou le journaliste qui rencontre toutes les parties, est de fait assimilé à un complice des opposants au régime, eux-mêmes presque systématiquement qualifiés de terroristes.
Les temps deviennent de plus en plus difficiles pour la presse en Turquie. Plus de 150 journalistes turcs se trouvent actuellement incarcérés, et 19 journalistes et dirigeants de Cumhuriyet, quotidien d’opposition laïc, sont jugés depuis le mois dernier. Pour les Occidentaux, la répression est pour l’instant moins brutale, mais réelle. Au total, en un an, selon Reporters sans frontières, une cinquantaine de journalistes auraient été refoulés, expulsés ou poussés au départ, notamment par le non-renouvellement de leur carte de presse, dite « carte jaune ». D’autres sont arrêtés au prétexte qu’ils n’ont pas d’autorisation pour travailler dans des zones précises, notamment dans le Sud-Est, où les populations kurdes ont été soumises l’hiver dernier à des couvre-feux et des bombardements qui se sont soldés par des centaines de morts. Les poursuites sont souvent pour complicité de terrorisme, parfois pour avoir insulté le Président.
Jusqu’à ce jour, les seuls journalistes étrangers incarcérés avaient la double nationalité, germano-turque par exemple pour le correspondant du quotidien allemand Die Zeit, Deniz Yücel, emprisonné depuis le 14 février 2017. Le placement en détention de Loup Bureau « est sans doute un nouveau message », dit Martin Pradel. Le père du journaliste se demande de son côté s’il n’y a pas aussi une part de marchandage. Une façon pour les autorités turques de mettre la pression sur le gouvernement français. Mercredi 9 août, l’avocat turc de Loup Bureau a appris d’un procureur que les autorités préparaient le transfert de son client dans une prison de Van, à la frontière iranienne. À six heures de route de son avocat et de ses juges – une technique souvent utilisée contre les militants kurdes. Le consul s’est par ailleurs vu refuser quatre visites consulaires. Seul l’avocat turc du journaliste a pu le rencontrer, deux ou trois fois, mais pour d’assez longues visites. Le transfert serait justifié par une volonté de proposer de meilleures conditions d’incarcération. Prétexte selon l’avocat, qui a noté que le Français était bien traité, dans une cellule individuelle.
Pour l’instant, on n’entend pas beaucoup la voix de la France.
La famille essaie de tenir le coup, encaisse les coups « d’ascenseur émotionnel ». Et trouve pour l’instant le gouvernement français remarquablement silencieux. Les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont parlé cette semaine au sujet du jeune homme, mais les parents attendent toujours une prise de position publique. « Pour le dire le plus diplomatiquement possible, quand on regarde les mobilisations, on a l’impression que notre fils est un ressortissant belge », ironise Loïc Bureau. En Belgique, où le garçon est étudiant, nombre d’hommes et femmes politiques, de journalistes, se sont immédiatement mobilisés. Alors que « pour l’instant, on n’entend pas beaucoup la voix de la France », regrette-t-il. Mercredi 16 août, il confiait son espoir que son fils sorte vite. Mais ajoutait : « Il faudra cependant continuer d’interpeller, et faire en sorte qu’il n’y ait plus de tels retards à l’allumage de la part de la diplomatie française. »
Mis à jour le 16 août 2017 à 19 h 05. Suite au coup de fil de Loup Bureau à son père samedi 10 août, modification des premiers paragraphes.