Tout est résumé là, dans ce cartouche d’acier brossé, un genre d’eau-forte représentant la figure du père. « Studio Jean-Luc Lagardère », est-il écrit sur la gravure apposée à l’entrée du centre névralgique de la station, celui où Europe 1 fait son antenne, sis au troisième étage de l’immeuble de Lagardère News. Le bâtiment abrite ce qu’il reste de médias dans le groupe : celle qui ne s’appelle plus « Europe n°1 » depuis des lustres, l’influent Journal du Dimanche, l’écrin à puissants qu’est toujours Paris Match, RFM, Virgin Radio. L’élégante bâtisse blanche en bord de Seine, à Paris, s’appelle « Le Jade »
Bernard Arnault, paraît-il, verrait bien le JDD tomber dans son escarcelle siglée LVMH et remplacer l’édition du dimanche du Parisien, qu’il possède déjà. Quant à Vincent Bolloré, il se dit qu’il qualifie Europe 1 de « diamant ». Sûr que Louis de Raguenel, venu de Valeurs actuelles pour prendre la tête du service politique de la station, ne déparerait pas dans le collier de médias de Vincent Bolloré, où brille déjà de mille feux ultraconservateurs et populistes la chaîne d’info CNews. L’annonce du transfert, révélé vendredi dernier par Les Jours, est un événement considérable à Europe 1 où, unanimes, les salariés ont immédiatement sorti les herses. Il est aussi un symbole d’une porosité d’un grand média aux idées de la droite la plus extrême, alors que ses divers hérauts pullulent déjà sur les chaînes info. Ce média-là, c’est Europe 1, en panade niveau audiences depuis des années : troisième station de France en 1990, elle sombre peu à peu, désormais pas loin de la dixième place.
Ce jeudi matin à 9 h 30 devait se tenir la conférence de rentrée d’Europe 1 au siège du groupe : annulée. Un mail en a averti mercredi après-midi simultanément salariés et journalistes invités : « Dans le contexte actuel, la priorité de Constance Benqué, présidente d’Europe 1, est et reste le dialogue ouvert et constructif avec les équipes de la station et leurs représentants. » Dans la version pour l’équipe, le message indique que c’est « ma priorité » et il est simplement signé « Constance ». Annuler ainsi son raout de rentrée, qui se tient devant toute la presse, et à quelques heures seulement de l’événement dit toute la fébrilité qui a saisi la direction de la station. À la place et pile à la même heure, Constance Benqué et le directeur de l’information d’Europe 1, Donat Vidal Revel, ont reçu les élus syndicaux et de la Société des rédacteurs (SDR) pour leur annoncer qu’ils ne renonçaient pas à la venue de Louis de Raguenel, que demandaient pourtant les salariés. Minime concession : l’ancien rédacteur en chef de Valeurs actuelles ne sera pas chef du service politique, mais adjoint, sous l’autorité de Michaël Darmon qui prend le poste. Ce même Michaël Darmon, chargé de l’émission politique dominicale d’Europe 1, qui s’était distingué lundi en étant le seul à s’exprimer en faveur de l’arrivée de Louis de Raguenel lors de l’assemblée générale des salariés. Ce même Michaël Darmon à qui il faut reconnaître une certaine constance : en 2016, alors qu’il était à i-Télé, lors de la grève historique, il avait appelé, aux côtés de Pascal Praud, les journalistes à reprendre le travail (lire l’épisode 35 de la série L’empire). C’est la pauvre issue en forme de sale tour d’une semaine de négociations et de réunions, mardi et mercredi. Entretemps, la direction a consulté « l’actionnaire », Arnaud Lagardère (il n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien) qui a donc validé le recrutement de Raguenel. Ce même actionnaire qui, en 2015, s’était plaint d’une une du JDD trop favorable à Marine Le Pen.
Cela suffira-t-il à éteindre le brusque incendie qui s’est déclenché vendredi dans une station pas spécialement réputée pour sortir les crocs à la moindre lubie de la direction. Réaction immédiate et unanime tant chez les journalistes que chez les animateurs, rareté encore. « On est plusieurs à avoir notre tronche sur les affiches à ne pas être d’accord », indique ainsi un de ceux qu’on appelle ici « les porteurs de tranche », à savoir les animateurs d’une émission. À l’assemblée générale convoquée lundi à 10 heures par la SDR et le Syndicat national des journalistes, il y a du monde réuni sur une terrasse du quatrième étage de l’immeuble d’Europe 1.
Si la direction est absente
Quelques heures plus tôt, ce lundi, dans la tranche que présente Matthieu Belliard, l’imitateur Nicolas Canteloup n’a pas manqué d’ouvrir sa Revue de presque (oui, oui…) par l’affaire qui les réunit sur cette terrasse. « Écoute le monde changer, a dit Canteloup avec la voix de Belliard en reprenant le slogan d’Europe 1, et regarde les arabes voler. » Bon. À l’AG, l’ambiance est beaucoup plus « polie », rapporte aux Jours un de ses participants : « Ce n’était pas du tout énervé, mais c’était très résolu. » Une dizaine de personnes prend la parole, toutes applaudies, et la sortie pro-Raguenel de Michaël Darmon n’est même pas huée.
Mais ce sont évidemment les interventions pour s’opposer à l’arrivée de Louis de Raguenel qui marquent l’assistance. Celle de Patrick Cohen, qui s’exprime juste après les élus syndicaux et ceux de la SDR : il appelle Louis de Raguenel « l’impétrant », raille sa jeunesse (33 ans) en l’invitant à venir faire un stage, tout en alertant sur le piège de la stigmatisation. Il y a Hélène Zelany, qui a fait toute sa carrière à Europe 1 : elle se dit « blessée » des messages qu’elle a reçus pendant le week-end, lui demandant : « Vous n’avez pas honte ? » Elle souligne que la station n’avait vraiment pas besoin de ça en cette « rentrée cruciale ». Jean-Rémi Baudot, journaliste politique, a lui aussi reçu des messages, de politiques justement, effarés par le recrutement du journaliste de Valeurs actuelles, rapporte-t-il devant l’AG. Il y a ce chef du reportage qui rappelle les engagements pro-Manif pour tous de Louis de Raguenel. Et ce journaliste du web qui en profite pour rapporter les cas de burn-out dans son service.
Benalla aussi, il a un formidable carnet d’adresses, pourquoi on ne l’embauche pas ?
Point commun à tous les intervenants à propos de Louis de Raguenel : « Pas au service politique. » C’est d’ailleurs l’angle d’attaque des élus, et le sens de la question soumise au vote à la fin de l’AG et plébiscitée par 114 voix contre 3 : « Oui ou non, soutenez-vous la demande de la SDR pour que la direction renonce à nommer Louis de Raguenel à la tête du service politique d’Europe 1 ? » Manière de laisser une porte de sortie à la direction : « À la limite qu’ils le recrutent comme débatteur ou chroniqueur, mais pas comme chef du service politique. » Elle a décidé de prendre une autre porte de sortie qui voit tout de même Raguenel entrer au service politique par la fenêtre, en tant qu’adjoint. Pourtant, cette semaine, certains se prenaient à espérer que, face à la fronde, Louis de Raguenel ne décide de lui-même de ne pas venir. Personne n’a digéré le mail envoyé samedi par le directeur de la rédaction à tous les salariés, s’indignant des « procès d’intention » et louant la « grande gentillesse » de Louis de Raguenel, ses « sources de première main » et sa « relation de grande confiance avec de nombreuses et nombreux responsables politiques ». Ironique, une journaliste persifle auprès des Jours : « Benalla aussi, il a un formidable carnet d’adresses, pourquoi on ne l’embauche pas ? »
Il est vrai que, même si on s’efforce de balayer la dimension idéologique du bonhomme
Autant de lignes dans le CV que de raisons pour ne pas devenir chef d’un service politique, et pas plus chef adjoint : un passé de militant, un passé de conseiller dans un ministère, un passé dans un hebdo à la droite de la droite, qui vient juste d’être épinglé et est poursuivi pour une publication raciste sur la députée de La France insoumise Danièle Obono. Sans oublier ce fait d’armes, datant de 2014 et raconté par Libération, d’un Louis de Raguenel employant des méthodes de barbouze pour dévoiler les sources des journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme, dans le but de prouver l’existence d’un cabinet noir à l’Élysée destiné à faire tomber Nicolas Sarkozy. Et ce détail, oh tout petit, il n’a jamais dirigé de service politique, ni fait de radio. Même si on lui doit ce scoop, la toute première interview dans Valeurs actuelles d’un président de la République en exercice : c’était Emmanuel Macron en octobre 2019. « Il faut savoir ce que ça veut dire, chef du service politique à Europe. Ce n’est pas seulement donner des ordres, c’est être là à l’antenne en permanence. La radio, c’est un métier, ça ne s’improvise pas », peste un reporter.
Ce CV-là, plusieurs salariés de la station l’ont transmis à Constance Benqué durant le week-end. Direct à la grande patronne de Lagardère News, en sautant l’étape Donat Vidal Revel et en espérant qu’elle saurait y voir clair. Venue de la pub où elle a fait une bonne partie de sa carrière (L’Expansion, Prisma, L’Obs), elle a rejoint le groupe Lagardère en 1999, d’abord en dirigeant la régie publicitaire avant de coiffer ce qu’il reste de médias depuis 2018. Plusieurs des salariés avec lesquels nous nous sommes entretenus la voient comme un recours, Constance Benqué, en comparaison avec Donat Vidal Revel, jugé « très raide ». « Avec elle, c’est la première fois qu’a été posée la question du management d’Europe 1 », témoigne une journaliste. Et dans cette station, cette question-là est particulièrement épineuse. Un audit sur les risques psychosociaux, mis en route « après une série de plaintes multiples », selon les mots de l’Ircaf, le cabinet qui l’a mené, a été réalisé en fin d’année dernière. Ses résultats ont été délivrés lors d’un comité social et économique (CSE) de la radio le 17 janvier et Les Jours ont pu en consulter les minutes. Le rapport de l’Ircaf est violent. « L’entreprise sait se remettre en question par le biais du turnover de la direction et des modifications de grilles qu’il entraîne, elle peut donc constater ses échecs, mais reste en interne dans une absence de dialogue autodestructrice. » Et les experts de l’Ircaf de pointer trois grandes catégories de problèmes à Europe 1 : « la charge de travail », « des situations de violence » et « la misogynie ». Pour la première, il s’agit d’« ingérence du travail dans la vie privée », le cabinet citant le cas de salariés devant répondre à des SMS à 23 heures ou encore des « dépassements réguliers des dix heures de travail consécutives ». Pour ce qui est de la violence, l’Ircaf se dit « surpris » : « Une majorité de salariés ont été victimes ou témoins de situations de violence » : violences des échanges, violences verbales envers les salariés de telle émission sans que la direction n’agisse. La misogynie, enfin, est éprouvée par « la majorité des femmes rencontrées » par l’Ircaf. « Quelques blagues » en réunion, selon les hommes entendus par l’Ircaf, qui n’a pas souhaité les reproduire dans son rapport : « C’était clairement irrespectueux, sexiste et misogyne. »
Personne n’a été capable de nous définir la ligne éditoriale de la radio.
Au cours des entretiens, les salariés parlent aussi au cabinet de « reconstruire ou construire la ligne éditoriale » d’Europe 1, mais, constate l’Ircaf, « personne n’a été capable de nous définir la ligne éditoriale de la radio ». Un aveu. Et pourtant, relève encore le rapport, il y a là des « salariés passionnés, qui aiment la radio et qui sont motivés pour lui redonner son prestige ». Les experts sont formels : « Vous disposez d’une motivation qui ne demande qu’à être mise en marche. » De fait, c’est aussi ce dont parlent aux Jours les journalistes d’Europe 1, d’un gâchis que vient mettre en lumière le recrutement de Louis de Raguenel : « C’est dégueulasse par rapport à toute la rédac, parce qu’on bosse et on bosse dur… »
Dans le compte rendu du CSE, Constance Benqué répond qu’elle a « conscience, à la lecture de ce dossier, qu’il existe des problèmes cités dans ce rapport que nous devrons traiter. Il va falloir les traiter (…) avec un angle de prévention ». Sur la misogynie, elle insiste : « Je suis une femme. Ce sujet m’est cher. J’y tiens vraiment. » Neuf mois plus tard, force est de constater que c’est loupé. Car nombreux sont les journalistes à voir dans le recrutement de Louis de Raguenel une manifestation de la misogynie et de la violence du groupe Lagardère. Le poste de chef du service politique était en effet vacant depuis des mois, depuis qu’à l’automne 2019 son titulaire David Doukhan était parti pour Le Parisien. En attendant, c’est l’adjointe du service, Aurélie Herbemont qui assurait l’intérim. « J’ai de la peine pour elle, rapporte un journaliste. D’abord, on lui dit : “Si on ne trouve pas mieux, ce sera toi.” Et ensuite, non seulement on ne promeut pas une femme, mais on lui met dans les pattes un jeune mec de 33 ans ! » Une autre soupire : « C’est l’archétype d’Europe 1 : quelqu’un qui a tout donné pour la boîte et se fait marcher dessus. » Jeudi, dans son mail aux salariés confirmant la venue de Raguenel, Donat Vidal Revel précise que « Aurélie Herbemont est confortée dans ses fonctions ». Sauf qu’elle ne dirige pas le service et qu’elle se trouve sur un pied d’égalité avec Raguenel. Réflexion globale d’un salarié : dans la station, « il y a le syndrome de l’enfant battu : les gens se font taper dessus et ils demandent encore des preuves d’amour ».
En cette rentrée, l’épisode Raguenel est le coup de trop pour des salariés qui ont instantanément pris vapeur. Dix ans que l’audience d’Europe 1 dégringole sans que les incessants changements de grille n’y fassent rien (à peine une accalmie en janvier 2020), des mois qu’on leur promet que le prochain ne sera peut-être pas payé, des siècles qu’ils subissent une stratégie de n’importe quoi, à mettre n’importe qui, n’importe où (qui a culminé à la rentrée 2018 avec Nikos Aliagas à la matinale). Et désormais, Vincent Bolloré qui vole en rond au dessus de sa proie. Après avoir fait mine de prêter secours à Arnaud Lagardère endetté jusqu’au cou et menacé à la tête de son groupe, le voilà qui s’allie à son ennemi Joseph Oughourlian, du fonds d’investissement Amber Capital, dans sa quête pour déboulonner l’héritier de Jean-Luc de là où son daron l’a solidement vissé. L’affaire est désormais devant la justice, mais Vincent Bolloré est un prédateur patient, il l’a montré avec Canal+, et il veut mettre la main sur Europe 1, qu’il souhaite acoquiner avec sa chaîne CNews. Qui, ça tombe bien, est devenue une véritable succursale de Valeurs actuelles, dont les journalistes et chroniqueurs peuplent les plateaux à longueur de journée et dont le maître à penser, Éric Zemmour, est devenue depuis un an la tête de gondole.
L’arrivée de Louis de Raguenel est-elle une manière de faire des ronds de jambe anticipés au futur patron ? Ou est-il à la manœuvre en sous-main ? Il faut dire que la coïncidence est troublante : « On te dit en permanence que tout va se jouer avant Noël pour Europe, avec l’hypothèse d’une mise sous clé par Bolloré, et voilà qu’on t’annonce la venue de ce mec… », explique-t-on à la rédaction, que la possible arrivée de Bolloré horrifie. « Ils ne se doutaient pas que Raguenel allait déclencher un tel tollé parce que ça fait des semaines qu’ils jouent à nous faire peur, qu’ils nous disent qu’il faut marcher dans le même sens qu’eux, sinon on va à l’échafaud. » Et comme si un seul tonton flingueur ne suffisait pas, il y a aussi Charles Villeneuve que les salariés voient derrière le recrutement de Louis de Raguenel, Villeneuve qui hante chaque jour Le débat des grandes voix (dans les couloirs, on appelle l’émission qui rassemble des journalistes retraités « Les vieilles voix »), Villeneuve qui est proche de Donat Vidal Revel et passe son temps fourré dans son bureau, au point qu’un journaliste le décrit comme « son Iago », Villeneuve qui est le vice-président de Valmonde, la société éditrice de Valeurs actuelles. Il dément être à l’origine de la venue de Louis de Raguenel ? « Il ment éhontément », tranche un journaliste. Et tant qu’on est à convoquer les vieilles gloires, Nicolas Sarkozy, qu’Arnaud Lagardère considère comme son « frère », ce Sarkozy également proche de Bolloré, ce Sarkozy pour lequel Europe 1, le long de son mandat, roula au point de récolter le surnom de « radio Sarko », ce même Sarkozy aujourd’hui administrateur du groupe Lagardère, ce Sarkozy-là, cela lui déplaît-il de voir un ancien de ses rangs rejoindre le service politique de la station ?
Un jour, devant les salariés, Arnaud Lagardère a raconté que son père lui avait fait jurer de ne jamais se séparer d’Europe 1. Les citations posthumes de celui qu’on n’appelle que « Jean-Luc » ne manquent pas : Lagardère père aurait aussi fait jurer à Bernard Arnault de ne pas laisser tomber son fiston. Mais cette promesse à son père, Arnaud Lagardère la ressert régulièrement, à vos serviteurs, par exemple, lors d’une visite des anciens locaux d’Europe 1, rue François-Ier, dans le VIIIe arrondissement de Paris, en passant par le studio qui portait déjà le nom de Jean-Luc Lagardère. S’il n’a pas encore cédé la radio, Arnaud Lagardère, avec l’arrivée d’une des signatures de Valeurs actuelles, a déjà commencé à vendre un peu de l’âme d’Europe 1 ; après tout, il faut bien tuer le père.