Ignoré des circuits touristiques, le XVIIe arrondissement, dans le quart nord-ouest de Paris, ne possède aucune église cotée, aucun grand musée, aucun monument digne de ce nom, sauf le kiosque à journaux de Bassam Gossain. Un kiosque ouvert comme un paquet cadeau, qui expose ses collections temporaires, des Pierre Soulages, des Hans Hartung, des Marc Chagall, toutes des œuvres authentiques, prêtées par des amis, qui trônent entre Le Figaro Madame et un magazine d’aviation. Le kiosquier défend les beaux arts et le style villageois. Il dresse une table de pique-nique pour que ses clients-amis boivent le café. Le dimanche après la messe, on lui offre des petits gâteaux. Personne ne lui a jamais pris L’Humanité. Gossain sent monter la perplexité autour de lui : « Tout le monde est un peu perdu. Un sujet dont on parle, c’est le candidat de droite pour 2022. Bertrand ou Barnier ? Macron ou Zemmour ? » Le kiosquier écoute mais ne se prononce pas. Quoiqu’il voudrait le retour d’un chef, un gaillard comme lui. Un nouveau Pasqua. « Quand je suis arrivé du Liban, dans les années 1980, ça filait droit. Si je voyais un policier, j’avais beau ne rien avoir à me reprocher, je tremblais. Avec Pasqua, même les pierres du mur tremblaient. »
Théo Michel, 27 ans, cherche lui aussi son Charles. Voilà un véritable jeune de droite. Il porte une veste matelassée à la François Fillon et une coiffure proprissime à la François Baroin. Il se tient impeccablement raide avec juste ce qu’il faut de désinvolte, un pied glissé entre sa fesse et la banquette en cuir rouge. Il est 18 h 30 et il déguste une tarte à la framboise sur une table de restaurant. Ce conseiller d’arrondissement dans le XVIIe est par ailleurs numéro 3 des Jeunes Républicains, le vivier qui forme l’avenir du parti et son aile la plus à droite. Son mouvement prévoit d’auditionner les cinq qui visent l’Élysée et qui seront départagés par les adhérents le 1er et le 4 décembre lors d’un congrès en ligne : le doyen Michel Barnier, les rentrés au bercail Xavier Bertrand et Valérie Pécresse, le Méditerranéen Éric Ciotti et le médecin Philippe Juvin. Ce dernier fut le premier à se confronter aux Jeunes LR, une heure vingt de débats visant à rappeler les gros fondamentaux. Théo Michel y est allé de sa question : « Comment contrôlez-vous l’immigration en France ? […] S’il n’y a pas de porte au sein de mon appartement, je ne peux pas contrôler qui peut entrer. » C’est grillé, Juvin a bégayé.
Ce soir d’octobre, il pleuvait des camions-citernes sur le parc Martin-Luther-King. César le héron s’était caché dans les roseaux. Le « peuple de droite » s’était quant à lui abrité dans un cinéma, dans l’une des tours luisantes de cet écoquartier, 55 % de logements sociaux (« C’est énorme, on avait manifesté à l’époque ») aussi bien que des duplex babyloniens (pointes à 17 000 euros le mètre carré). Le maire du XVIIe arrondissement, Geoffroy Boulard, se pliait à un compte-rendu de mandature, et l’auditoire hésitait entre la peur et la gratitude. Beaucoup de questions se sont muées en « merci monsieur le maire », rapport à sa distribution de masques l’an passé. D’autres ont étalé les craintes et les tracas de la vie ordinaire, le tramway qui fait du bruit
Jean-Didier Berthault est arrivé en retard parce qu’il accompagnait Xavier Bertrand à la Foire internationale d’art contemporain. « On était avec Rachida [Dati]. Il y avait une équipe de Quotidien. On va voir ce qu’ils vont en faire ». Deux jours plus tard, on a vu. L’émission « impertinente » a demandé au président de la région Hauts-de-France : « Qu’est-ce que vous aimez dans l’art contemporain ? » Celui-ci a répondu : « La diversité. » Berthault, ancien directeur de campagne de Nathalie Kosciusko-Morizet aux municipales de 2014, se définit « gaulliste social mais sans renier le régalien ». Très important, le « régalien », dans le glossaire de droite. Synonymes : sujets de sécurité, d’identité et d’immigration. L’élu de secteur a tout emprunté au maître. Le programme en faveur du pouvoir d’achat, « première préoccupation des Français ». Les intonations qui disent bonne nuit, le timbre plutôt léger quand certains politiques forcent sur le tabac pour acquérir les graves si rassurants, la manière de renverser les questions : « Vous croyez vraiment que… ? » Xavier Bertrand, un peu mieux placé dans les sondages que ses concurrents LR, mise sur les nouveaux adhérents ou ceux qui se réinscrivent. Les historiques lui en veulent d’avoir pris le large en 2017, pour acter la rupture avec Laurent Wauquiez.
Alix Bougeret a un truc spécial : elle donne envie de voter à droite, à en croire les gens de gauche qui l’ont approchée. L’ambassadrice de Valérie Pécresse doit justifier le positionnement « gaulliste social » (elle aussi) de la présidente d’Île-de-France, son évasion (aussi) du parti fin 2017 et son retour à la hutte pour la primaire. « Valérie est une bonne gestionnaire, une grosse bosseuse, faut suivre !, énumère la première adjointe du XVIIe. On la surnomme “la Dame de faire’’, je trouve que ça lui va bien. » Fou comme les candidats déteignent sur leurs porte-voix : Bougeret est pimpante, fringante, une certaine incarnation de la modernité. Elle est raccord avec son écosystème, Batignolles, les terrasses à bistrots qui, dit-on, virent bohèmes. Une enclave bobo de droite ? Elle analyse : « Ça vote [Yannick] Jadot. De droite mais écolo. » À côté des bières microbrassées, les superbes nouveaux ensembles du héron César, bâtis sur les friches ferroviaires. Lieu de droite abstentionniste. À propos de ce quartier, le kiosquier Bassam Gossain dit : « C’est grand, c’est large, c’est futuriste. On se croirait en Amérique, non ? »
Le XVIIe recèle sa citadelle plus traditionnelle en lisière de l’Arc de Triomphe. Les façades sont pochées à la crème chantilly, ce qui les distingue des constructions haussmanniennes, trop égalitaires. Chaque habitation a fondu sa coquetterie sans emphase, une volute par-ci, une divinité grecque par-là. C’est le XVIIe des maréchaux et des conquêtes au sabre, avenues de MacMahon ou de Wagram, traversant la plaine Monceau et proches du parc du même nom (enterrée dans le sous-sol : la dépouille de Robespierre). L’électeur de droite y est réputé conservateur, orphelin de Fillon. Peut-être est-ce le fief de Michel Barnier, le favori des sondages pour cette primaire. Ici, l’ancien commissaire européen est vaillamment représenté par son ancienne collaboratrice au ministère de l’Environnement, la députée Brigitte Kuster, ex-sarkozyste. Pour la réunion municipale, la conseillère s’est fait excuser, « retenue à l’Assemblée ». Kuster apparaît un peu guindée dans une vidéo promotionnelle, à l’instar de son héros. Elle en dit : « C’est l’anti-Macron. C’est l’homme qui respecte et considère chacun. C’est celui qui sait rassembler, c’est celui qui sait fédérer. C’est aussi celui qui sait s’imposer comme il l’a montré récemment, lors des négociations du Brexit. »
Le maire d’arrondissement n’a pas encore choisi son cheval. « Moi, je n’aurais même pas fait de vote, confie Geoffroy Boulard. Chacun se lançait et on faisait les comptes à la fin. » Il sait que son « village » synthétise toutes les droites possibles, de plus en plus nerveuses et farouches : il y a la traditionaliste, la libérale, la centriste
Vrai que le peuple de droite n’a pas encore cicatrisé. Guerre Fillon-Copé pour la présidence du parti en 2012. Épopée de Fillon pour 2017, taillant un costume monstrueux à Sarkozy mais oubliant de payer le sien. Le XVIIe arrondissement a subi ses propres outrages, comme en 2012, quand Brigitte Kuster est déboutée des législatives par Bertrand Debré. Elle dénonce le sexisme, lui l’accuse (à tort) d’avoir antidaté une vidéo de soutien signée Jean-Pierre Raffarin. Dati s’en mêle et insulte le professeur de médecine… Dix ans plus tôt, Bernard Pons et Françoise de Panafieu s’étripaient pour devenir député. Le premier était adoubé par Jacques Chirac, la seconde par Bernadette Chirac… Sans même parler de 1977, quand le giscardien Michel d’Ornano propose au candidat RPR local de se désister. Il lui offrirait en échange une place de ministre ou la présidence de la Croix-Rouge. Le représentant gaulliste décède d’un arrêt cardiaque pendant la campagne, mais d’Ornano est quand même battu.
À les écouter parler, rêver du passé et refaire le futur (ou inversement), on se dit que ce n’est peut-être pas le conflit qui risque de nuire à la droite mais, au contraire, l’absence de frictions. Et s’il fallait déclencher une bonne vieille bagarre générale ? Certes, début octobre, 70 militants LR du XVIIe ont bu le spritz au café Prince Wagram. Alix Bougeret résume : « Ils ont demandé aux chapeaux à plumes de ne pas se taper dessus. » Mais le parti végète. Moins il s’écharpe, moins il semble trouver sa place derrière Macron, Le Pen, voire Zemmour, celui qui lui ponctionne l’attention médiatique et les sympathisants. C’est jusqu’au glossaire de droite qui hésite : « argent magique » désigne les coupes dans l’argent public, « immigration incontrôlée » permet de ne pas fustiger toute « l’immigration ». Éviter de parler comme Zemmour. Ne pas la jouer hyper-libéral ou hyper-patriote. Seul Éric Ciotti occupe le créneau. Et Théo Michel.
Quand j’ai pris ma carte aux Républicains, Zemmour était l’homme qui apportait des idées. Il a été invité par Laurent Wauquiez. J’étais là et j’ai applaudi. Il y avait la queue jusque dans la rue. Mais de là à ce qu’il soit Président, j’émets quelques réserves…
Le numéro 3 des Jeunes Républicains scrute les sondages : 77 % des électeurs LR s’inquièteraient d’un « grand remplacement » ; en comptant Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignan, le parti est dépassé sur sa droite par 35 % des électeurs ; etc. Le numéro 3 des Jeunes Républicains entend riposter. Ses collègues de 16 à 35 ans (l’âge limite chez les JR) semblent pencher soit vers Barnier, soit vers Ciotti. Théo Michel reste neutre. Mais marque une pause quand on lui demande ce qui le sépare du polémiste classé à l’extrême droite. « C’est compliqué de répondre à cette question… » Il se lance : « En politique, je suis plutôt fidèle et j’ai envie que ma famille politique l’emporte. Quand j’ai pris ma carte aux Républicains, Zemmour était l’homme qui apportait des idées. Il a été invité par Laurent Wauquiez [c’était en janvier 2019 et Wauquiez avait déclaré « Éric est ici chez lui », ndlr]. J’étais là et j’ai applaudi. Il y avait la queue jusque dans la rue. Mais de là à ce qu’il soit Président, j’émets quelques réserves… »
Cette soirée, au cinéma des Batignolles, on était subjugué par la droite junior. Cet adolescent aux lunettes de repos dorées devait être à l’âge de passer le brevet. Il accompagnait sans doute un adulte du premier rang. Par la magie d’internet, on découvre qu’il a 27 ans, qu’il s’appelle Théo Michel. Qu’il est fiscaliste de métier et élu conseiller d’arrondissement, délégué à l’implantation des entreprises. On découvre son incursion sur CNews deux jours plus tôt : « Quand on n’est pas d’accord avec vous, on est des gros fachos, des gens d’extrême droite. Quand on vous a demandé de qualifier ce qu’était l’extrême droite, vous n’avez pas su le dire… » En face de lui, deux militants de gauche incapables de riposter. On découvre que Théo Michel fait bredouiller tout le monde.
Cette campagne pourrait engager plus que la présidentielle de 2022 : la survie d’un parti qui, depuis de Gaulle, possède sa brosse à dents dans la salle de bains de l’Élysée. Plusieurs cadres redoutent une implosion, entre la fin de la primaire et la présidentielle, des trahisons et ralliements vers Emmanuel Macron, vers Édouard Philippe (qui lance son mouvement et lorgne 2027), pourquoi pas vers Éric Zemmour… Seuls les Jeunes Républicains semblent savoir où ils en sont. Ils ont ratissé 9 000 nouveaux adeptes malgré une élection sanglante en avril dernier et un positionnement assumé à droite, franchement à droite. D’ailleurs, la liste de Théo Michel était désavouée par les barons du parti mais s’impose avec 62 % des suffrages. Comme si la tête de LR était coupée de sa base… Les jeunes, au nombre de 11 500, représentent plus de 10 % de leur parti. Ils continuent de mettre la pression dans la bataille présidentielle. En septembre, ils ont adopté une batterie de propositions. Théo Michel en résume trois : « zéro charge » pour un contrat d’apprenti ou pour les six premiers mois du premier emploi d’un jeune, suppression des allocations familiales « pour les parents de mineurs multirécidivistes », systématisation des tests osseux pour débusquer « les soi-disant mineurs isolés »… Du gros « régalien ».
Dans son kiosque à merveilles, Bassam Gossain plaisante avec gravité de l’air ambiant et des crises de questionnements. Ses clients ne sont pas en reste, sans que l’on sache l’ampleur du fond de vérité caché derrière l’humour, la masse des colères, la densité des peurs. Un habitué, qui lui achète un Figaro et un Parisien, se fend la poire : « Ça va, l’Arabe ? » Le vendeur prend une voix très fâchée, mais pour de rire : « Tu es de quelle origine, toi ? Franco-français ? Eh bien, retourne dans ton pays ! »