Sans nier l’existence de cas cliniques, les jihadistes ne sont pas tous fous ou stupides. Pour autant, la donnée psychopathologique ne peut être éludée. Là encore, aucun chiffre, mais quelques exemples. Un Français qui se réjouissait de pouvoir amener le mercredi après-midi ses trois enfants voir un homosexuel être jeté d’un toit puis lapidé en Syrie me confiait avoir été traité psychiatriquement pour schizophrénie durant sa jahilya. Un autre, qui hésitait entre rentrer en France et mener une opération kamikaze en Irak, me confessait avoir multiplié, avant le jihad, les séjours en hôpital psychiatrique pour de graves dépressions chroniques et plusieurs tentatives de suicide. Un autre, devenu bourreau de l’État islamique, me disait, lui, prendre du plaisir à tuer, dans un sadisme sublimé religieusement. Le meurtre ainsi légitimé lui a permis d’assouvir pleinement ses pulsions criminelles antérieures au jihad. Enfin, de nombreuses femmes évoquent le paramètre de troubles psychologiques dus à des violences sexuelles ou domestiques subies antérieurement. Parfois, les refoulés sexuels peuvent constituer une donnée de compréhension. Un « revenant » actuellement en détention après deux ans au sein de l’EI me confesse, lui, avoir toujours été homosexuel, sans pouvoir expliquer dans quelle mesure son engagement jihadiste pourrait avoir un lien avec son orientation sexuelle. Mais ce cas de figure n’est pas unique. Cela étant, la majorité des jihadistes interrogés disaient ne pas afficher de troubles ni de traumatismes psychologiques particuliers dans leur parcours de vie antérieur au jihad.
Jusqu’à la fin de l’année 2016, les sphères politique et judiciaire se sont laissées duper par un biais de genre sexiste au sujet des femmes qui les a poussées à considérer ces dernières comme des victimes. Or, si celles-ci vivent le port du voile intégral comme une libération en raison d’un rapport traumatique à l’altérité masculine, elles partent en Syrie volontairement et font montre d’une détermination idéologique sinon supérieure, du moins identique à celle des hommes. Elles rejettent tout aussi violemment et elles combattent à la fois le modèle de société que leur impose la République française mais aussi les obligations perçues comme étant celles de la femme contemporaine : l’égalité de genre qu’elles estiment contraire à la religion, l’injonction sociétale de réussir sa vie professionnelle, sociale et familiale dans un contexte concurrentiel entre les individus. Dans cette idéologie, elles disent trouver la satisfaction de ne plus être jugées sur le physique ou sur la marque de leurs vêtements, de se retrouver dans une situation d’« égalité ». C’est une soumission volontaire, même si elle résulte également d’un certain déterminisme. Mais leur adhésion au jihadisme relève des mêmes convictions religieuses, du même désir de revanche social et du même rejet des valeurs occidentales que celui des hommes. Leurs motivations de départ en Syrie voire d’attaques terroristes sont identiques. Dans certains couples, la femme est même le moteur de la radicalisation, et certaines sont plus favorables aux attentats terroristes que leurs époux.
Dans leur propagande, les jihadistes français mettent en avant les profils d’ingénieurs ou de médecins dans leurs rangs. Ces cas existent, mais ils sont exceptionnels. En réalité, le niveau général d’instruction est relativement bas. Ce qui ne préjuge en rien de leur degré d’intelligence. Aussi vrai que les jihadistes sont loin d’être tous fous, ils ne sont pas non plus tous idiots même s’il serait tentant et rassurant de le croire. En l’absence de chiffres, il est difficile de dire quoi que ce soit de précis concernant le niveau de formation des Français jihadistes. Si je m’en tiens aux personnes étudiées dans mon premier livre et dans cette série, quelques-unes ont fait des études universitaires – en lettres, en sciences, en droit ou économie… – mais la plupart se sont arrêtées après le bac, voire après un BEP, un CAP ou ont même décroché sans obtenir de diplôme. Cela s’explique aussi par la tranche d’âge concernée. La plupart ont basculé autour de 20 ans. C’est du reste un motif de moqueries entre eux, ce qui prouve l’existence d’une conscience collective assez forte de ce niveau général d’instruction universitaire et religieux assez bas. Entre eux, les insultes de « cas soc’ » ou de « Segpa » – les sections d’enseignement adapté – du jihad sont permanentes.
La lecture psychologisante du phénomène ne doit pas faire oublier la réalité des convictions et du conditionnement provenant de textes religieux et de livres d’idéologues. Ils vivent le jihadisme comme un engagement religieux et politique, assis sur la conviction absolue qu’il s’agit de la seule lecture authentique de l’islam. Cette certitude de vivre la pureté de l’islam s’opère dans un huis clos idéologique qui rend d’autant plus difficile sa remise en question. Ils n’ont pas le sentiment d’être dans une secte mais simplement d’appliquer le seul vrai islam. Cette conception politico-religieuse est en réalité « rationnelle », ou en tout cas cohérente : les jihadistes combattent la démocratie parce que la souveraineté populaire usurpe le droit à produire la loi, qui n’appartient qu’à Dieu, et parce que, ce faisant, elle met l’homme à la place de Dieu. Voilà pourquoi le simple fait de leur présenter en miroir un autre islam, normatif, républicain, en leur répétant comme à des alcooliques anonymes qu’ils se trompent, pour les « déradicaliser », ne fonctionne pas. Car les jihadistes n’inventent pas les textes de la tradition musulmane, ces versets du Coran et ces centaines de milliers de hadith, sur lesquels ils fondent religieusement chacune de leurs actions. Y compris les plus violentes. Mais quand l’infinie majorité des musulmans martèle que ces textes sont à replacer dans le contexte du VIIe siècle, qu’ils ne correspondent plus à l’époque contemporaine, les jihadistes, eux, au contraire, insistent sur ces notions de combat, les interprètent à leur manière, et vont jusqu’à les utiliser pour disqualifier les autres musulmans et justifier leurs meurtres.
L’intervention de la coalition contre nous, c’est la preuve que l’État islamique est sur la voie prophétique ! Donc maintenant, je me pose plus de questions, moi je bouge pas d’ici, je veux mourir ici.
Ils appliquent de façon littérale ces textes dont ils n’ont souvent eu accès qu’en version traduite en français sur des documents PDF. Ils cherchent à vivre dans l’imitation de la vie du prophète et de ses compagnons des VIIe et VIIIe siècles, tout en gardant leurs Air Max aux pieds et leur iPhone à la main. À mi-chemin entre le consumérisme capitaliste et l’imaginaire des batailles des premiers temps de l’islam. L’EI est particulièrement habile à établir des correspondances entre ces textes scripturaires et l’actualité contemporaine, dont la force est telle que rien ne semble pouvoir les combattre. Un Français que j’avais rencontré à Paris en 2013 avant son départ me contacte ainsi à l’été 2014 de Syrie pour me faire part de son désir de rentrer en France. Blessé au combat, il souffre et se lasse. Mais en août 2014, les premières frappes américaines contre les positions de l’EI balayent tous ses doutes. Car à ses yeux, cette intervention occidentale est un signe clair validant la prophétie eschatologique musulmane. À Paris, il nous expliquait qu’il allait participer à la construction d’un califat. Il disait aussi qu’une fois ce califat proclamé, selon un hadith, une coalition de 80 étendards se mettrait en branle contre eux pour le détruire. « Tu te souviens du hadith des 80 étendards dont je te parlais à Paris avant de partir au Sham ?, demande-t-il, extatique, comme hypnotisé par son propos. Je t’avais dit qu’il y aurait une coalition contre nous après le retour du Khilafa ! L’intervention de la coalition contre nous, c’est la preuve que le hadith disait vrai, c’est la preuve que le hadith des 80 étendards, il est authentique, c’est la preuve que la dawla, elle est sur la voie prophétique ! Donc maintenant, je me pose plus de questions, moi je bouge pas d’ici, je veux mourir ici. » Le hadith en question a pourtant été utilisé par tous les groupes jihadistes, depuis la naissance du jihad contemporain en Afghanistan dans les années 1980, pour galvaniser leurs volontaires. Mais pour lui, l’intervention de la coalition est un signe divin incontestable, la preuve que le projet de l’État islamique est porté par la providence.
De fait, la mise en relation des prophéties et des événements par la propagande fournit aux yeux de nombreux jihadistes la preuve de la vérité coranique dont ils pensent détenir le monopole. Et ce n’est pas un hasard si l’EI inonde chacune de ses productions médiatiques de hadith ou de versets du Coran. Le titre de la vidéo de revendication des attentats du 13 Novembre s’intitule ainsi : « Et tuez-les où que vous les rencontriez. » C’est un extrait du verset 5 de la sourate 9 : « Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade… » Les jeunes qui découvrent ces versets et ces hadith sur internet sont complètement sourds à tous ceux qui, à la mosquée ou ailleurs, peuvent essayer d’expliquer que le sens des prophéties s’inscrit dans un contexte symbolique, inapplicable aujourd’hui : pour eux, qui sont venus aux textes seuls ou avec la propagande jihadiste, l’interprétation moderniste figurée est une « innovation », c’est-à-dire la pire des choses puisqu’elle dénature et biaise le sens qu’ils pensent être original. Pour eux, les musulmans qui refusent leur interprétation littérale des textes apostasient leur religion dans la mesure où ils rejettent une partie des textes saints « pour plaire aux mécréants ». Or, en l’absence de clergé, même si une autorité spirituelle structurée existe en Arabie saoudite pour les salafistes quiétistes, aucune n’apparaît comme suffisamment légitime pour remettre en cause cette lecture ultraminoritaire de l’islam. Refusant d’admettre cette réalité d’un lien entre les textes de la tradition musulmane et le jihadisme, le paradigme médiatique français préfère se réfugier dans la rhétorique du « cela-n’a-rien-à-voir-avec-l’islam », quand des leaders musulmans influents se murent, eux, dans un déni complotiste revenant à ne voir dans le jihadisme qu’une création de l’Occident ou du sionisme.
C’est ainsi qu’un des « revenants » de cette série se présente comme un repenti mais continue de penser que cet islam est le seul authentique. Il a rejoint les rangs des « ex-muslims », ainsi qu’ils se nomment, en reniant en bloc sa religion. Plusieurs autres disent avoir quitté le jihadisme pour revenir au salafisme quiétiste. Enfin, une majorité d’entre eux, et surtout ceux qui sont en prison, sont rentrés déçus par ce qu’ils ont vécu mais pas repentis. Ils restent fidèles et profondément ancrés dans le jihadisme. Deux femmes revenues de l’État islamique disent vouloir repartir. L’une d’entre elles dit même espérer de nouveaux attentats en France. Depuis le printemps 2016, l’État islamique recule sur tous ses fronts et a perdu ses postes-frontières avec la Turquie. Ce qui faisait sa force et son originalité, à savoir le contrôle territorial proto-étatique, est très largement menacé : sa capitale irakienne, Mossoul, a été reprise après huit mois de bataille. Son équivalent en Syrie, Raqqa, va subir le même sort. Les départs et les retours se sont très nettement tassés depuis l’été 2016. Les troupes locales anti-EI, aidées par les forces spéciales occidentales, cherchent à éliminer le maximum de combattants étrangers qu’ils trouvent dans la zone.
L’État islamique n’est plus aujourd’hui en capacité d’accueillir massivement des nouvelles recrues de l’étranger. Désormais, en France, la courbe des départs et celle des retours de jihadistes risquent de s’inverser. Les autorités, submergées, tâtonnent, expérimentent, sans savoir comment gérer cette population potentiellement très dangereuse. Alors qu’Al Qaeda n’a jamais disparu, l’État islamique entame un déclin militaire et médiatique mais continue d’exister sous une autre forme. Et son message reste. Ses vidéos sont de moins en moins nombreuses et en France, ses partisans se font discrets avec la multiplication des peines de prison ferme pour apologie du terrorisme. Ils n’osent plus se montrer à visage découvert sur les réseaux sociaux. Pour eux, c’est la fin de l’euphorie.
Mais ce retour progressif à la clandestinité n’est pas forcément une bonne nouvelle pour la France. Car la stratégie terroriste globale de l’EI s’est inversée pour se calquer sur celle d’Al Qaeda. Alors que son porte-parole incitait à rejoindre ses territoires, en mai 2016, dans son dernier message avant d’être « droné » par les États-Unis, il n’appelle plus ses partisans à la hijra mais leur ordonne de rester dans leur pays pour y tuer le maximum de civils par tous les moyens possibles. La menace est triple : celle des retours d’éléments formés militairement et missionnés pour tuer ; celle des revenants déçus mais non repentis capables de passer à l’acte violent individuellement ; et celle des sympathisants restés en France pénétrés par ce discours. De l’avis de certains revenants, ces derniers sont parfois plus fanatisés encore que ceux partis en Syrie. Un péril décennal résumé dans ce slogan tiré de la propagande de l’État islamique après la perte de la ville de Manbij en Syrie, en août 2016 : « Nous avons perdu une bataille, mais nous avons gagné une génération qui connaît son ennemi. »
David Thomson est lauréat du prix Albert-Londres dans la catégorie Livres pour « Les revenants ».