Les électeurs de Jean-Luc Mélenchon sont sans doute parmi les plus déçus et les plus partagés de cet entre-deux-tours. La fin de campagne leur avait donné espoir de passer le premier tour. Mais dimanche soir, leur candidat n’est arrivé qu’en quatrième position.
Contrairement à ce qui s’était passé il y a quinze ans, lorsque Le Pen père était apparu sur les écrans au soir du premier tour, il n’y a pas eu d’élan spontané et massif de mobilisation à gauche pour contrer le FN par le vote. Aujourd’hui, pour beaucoup d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon, se reporter sur Emmanuel Macron ne relève pas de l’évidence. Loin de là. Jean-Luc Mélenchon lui-même se refuse à donner la moindre consigne de vote. Il ne devrait pas non plus faire connaître son choix personnel avant le 7 mai. Il a appelé ses 450 000 Insoumis à s’exprimer par internet. Ce vote, lancé ce mardi à 18 heures, se terminera mardi 2 mai à midi. Les votants auront trois choix possibles, mais pas celui du Front national : « Je vote blanc ou nul », « Je vote Emmanuel Macron » ou « Je m’abstiens ». Le résultat sera indicatif, précise l’équipe de Jean-Luc Mélenchon : le candidat ne le reprendra pas à son compte. « Il ne s’agit pas de donner une consigne de vote mais de faire connaitre la position des insoumis », précise le texte de la consultation.
Nous avons interrogé des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, des hommes et des femmes croisés dans les séries des Jours, ex de Nuit debout, syndicalistes d’Air France, ancien assigné à résidence ou engagés chez les Insoumis. Ils se retrouvent à devoir voter (ou pas) pour un candidat qui incarne le libéralisme économique contre lequel beaucoup d’entre eux ont structuré leur engagement politique durant ce quinquennat. Davantage, finalement, que la lutte contre le Front national. Depuis dimanche, ils sont de nouveau confrontés au péril lepéniste et contraints de se positionner par rapport à lui.
Martin, le jeune médecin, ancien de Nuit debout, avait prévenu (lire l’épisode 18 de notre série Les électeurs) : si Marine Le Pen s’était retrouvée face à François Fillon au second tour, il ne se serait pas déplacé. Dans la configuration présente, en revanche, « la question se pose ». Il n’est pas beaucoup plus avancé et s’excuse d’avance de sa réflexion encore « bordélique » au lendemain du premier tour. « Si le FN arrivait au pouvoir dans quelques semaines, ce serait une vraie catastrophe », concède-t-il, en prenant l’exemple des municipalités passées entre ses mains. Mais « à moyen terme », « si la gauche de droite reste au pouvoir, c’en est une aussi ». « Le spectacle de Macron et son monde à la télé », dimanche soir, l’a plongé dans un mélange de « colère » et d’abattement. « En toute cohérence, puisque je dis qu’on n’a rien à attendre des élections, je n’ai pas à être bouleversé. Mais ça me met un petit coup quand même. Je m’étais mis à croire que Mélenchon pouvait être au deuxième tour. »
Le médecin ne s’attarde pas sur le cas du Front national. Peut-être parce que sa qualification faisait peu de doute, ou à cause des sous-entendus bien compris : il n’a aucun penchant pour le « danger » Le Pen et n’a pas besoin de développer davantage. Le problème de conscience qui l’agite, désormais, s’appelle Macron. Voter pour lui ou « sortir du jeu électoral » ? Préparer sa procuration ou pas ? Il admet être tenté par un pari « un peu hypocrite » : « se ranger dans le camp de l’abstention pour que les autres fassent le boulot à notre place ».
Martin a lu, lundi matin, un édito « assez convaincant » de Daniel Schneidermann sur le site Arrêt sur images, qui offrira sa voix à Macron, du bout des doigts. Le jeune médecin ne peut pas encore se résoudre à ce « candidat manufacturé par l’oligarchie, marketé comme le reste de ses produits ». Il veut prendre le temps d’y penser, d’écouter les arguments. « Je n’attends pas de consignes de vote pour réfléchir », précise toutefois Martin. Que Mélenchon n’en donne pas ne l’a « pas surpris », « compte tenu de ce que défendent les candidats qui restent ». Le parallèle avec les États-Unis lui revient à la bouche. « Bernie Sanders a été exclu hier. Si j’étais un Américain abstentionniste parce que Clinton me dégoûte comme Macron, je regretterais peut-être ensuite que Trump soit élu. »
À Échirolles, en banlieue grenobloise, Brahim J. est agent technique pour une régie de quartier. Nous l’avions suivi après les attentats du 13 Novembre, lorsqu’il s’était retrouvé subitement assigné à résidence plusieurs semaines. Avant que le ministère de l’Intérieur revienne sur sa décision. Au lendemain du premier tour, il ne se met pas la rate au court-bouillon. « Si je veux pas que ma porte tombe tous les jours, il faut que je vote Macron. On n’a pas le choix. Voter blanc, ça sert à rien. »
Il n’a aucune affection pour Emmanuel Macron, « un produit des banquiers » qu’il trouve « trop jeune » – pour Brahim J., il faut avoir « au moins 50 ans » pour devenir président de la République. Mais il reconnaît au candidat d’En marche quelques qualités : « Il peut être bien pour les autoentrepreneurs » et « sur l’islam, je le sens comme Hamon, ouvert ». La question de la stigmatisation des musulmans en France et de la laïcité est importante pour Brahim J., comme il nous l’avait expliqué durant la primaire de gauche, à la laquelle il avait participé (lire l’épisode 6 de notre série Les électeurs). « S’il ne ment pas, il arrêtera de nous taper dessus. La loi de 1905 est très bien. Si on s’en tenait à ça, on serait tranquilles. » Brahim J. ne doute pas de sa victoire. Marine Le Pen « va faire comme son père, au deuxième tour mais pas plus. Mathématiquement, elle peut pas. Les écolos, la gauche, la droite, les gens vont faire barrage ». Et puis il ne croit pas « que les Français soient prêts à mettre une femme au pouvoir ».
Bien qu’elle soit prise dans « un vrai dilemme » entre vote Macron et vote blanc, Ambre Froment est sûre d’une chose : « Je vais participer. » On avait rencontré la jeune femme à la cité des 3 000 d’Aulnay-sous-Bois, peu après l’affaire Théo L. Désormais candidate de la France insoumise aux législatives, dans la dixième circonscription de Seine-Saint-Denis (Aulnay-sous-Bois, Bondy, Les Pavillons-sous-Bois), l’étudiante en philosophie de 23 ans attend « d’avoir des retours de la plateforme » mise en place par son mouvement. Elle précise qu’elle parle en son nom propre, et ne donne en attendant aucune consigne de vote. « La participation citoyenne a été le fil rouge de la campagne. Je trouve ça sain de poursuivre, de débattre. C’est un bon moyen d’y voir plus clair. » Pour ce faire, Ambre Froment doit inviter les Insoumis de sa circonscription à une « assemblée » cette semaine. Elle aimerait aussi organiser une ou plusieurs réunions publiques dans sa ville, Aulnay-sous-Bois, où Jean-Luc Mélenchon est arrivé premier (lire l’épisode 10 de notre série Outrage et rébellion).
À titre personnel, la jeune femme a été « interpellée » par un post du compte Facebook « La République mais pas trop », ce lundi : « Voter pour la cause ou les conséquences ? J’hésite… » « La cause », explique-t-elle, c’est Emmanuel Macron. « Le prolongement de la politique d’austérité, le libéralisme sans bornes, une politique violente qui fait augmenter la précarité et la détresse sociale. » La conséquence : « La montée du FN, le repli, le discours de haine comme refuge. » « Est-ce que je dois vraiment rentrer dans cette logique du pire ? Le Pen au pouvoir, c’est une horreur. Mais cinq ans à cracher du sang avec Macron qui gouverne par ordonnances, ça fait pas non plus rêver. » Comme Martin, la candidate voit des correspondances entre ce second tour et l’élection américaine. Ce qui tendrait plutôt à la pousser vers le vote Macron : « Avec l’élection de Trump, les actes racistes, xénophobes, les attaques contre les acquis et les droits des femmes se sont multipliés. »
Simple électeur de Jean-Luc Mélenchon, Vincent Martinez ne s’est pas impliqué dans la campagne de la France insoumise. Ses engagements à lui sont syndicaux, du côté de la CGT. Délégué du personnel d’Air France, il s’est retrouvé au centre de l’affaire de la « chemise arrachée », et a été licencié le 1er septembre 2016 sur décision de la ministre du Travail, Myriam El Khomri. « Jean-Luc Mélenchon est le seul à nous avoir soutenus dans ce combat. Alors c’est normal que je vote pour lui, c’est presque une forme de politesse », estime-t-il. En 2012 déjà, il lui avait donné sa voix, pour la même raison que cette année : « C’est lui qui parle le plus des ouvriers. » « Époustouflé par sa campagne », il le voyait déjà au second tour. Alors dimanche soir forcément, il a été déçu. « Arriver quatrième, c’est dur, surtout derrière Fillon. » Mais l’entre-deux-tours s’annonce sans états d’âme : il votera blanc. Très attaché à son ancien syndicat, pas question pour autant que celui-ci lui dicte sa conduite. « Même si le secrétaire général de la CGT devait appeler à voter Emmanuel Macron, ce sera sans moi ! »
Vincent Martinez ira voter car « c’est un devoir ». « Mais je refuse de choisir entre l’extrémiste Le Pen et Macron, le candidat de la finance. C’est la peste et le choléra. » Faire « barrage » ? « Non, je vote pour des idées, pour un programme, pas contre. » Et puis « Emmanuel Macron est un beau parleur, il fait de belles phrases mais son parcours politique, il le doit à François Hollande. Ce serait comme réélire quelqu’un du gouvernement. Celui de la loi travail, qui n’a pas respecté les syndicats. Non, vraiment, ce n’est pas possible. » À l’entendre, sans le quinquennat passé et les promesses de la campagne de 2012, les choses auraient pu être différentes. Cette année, la porte est totalement fermée : « J’ai voté François Hollande au second tour en 2012, candidat soi-disant contre la finance. Il accouche d’un candidat qui en est issu. On ne m’y reprendra plus. » De toute manière, les choses sont déjà jouées dans son esprit : « On risque d’avoir un 60/40 pour Macron. »
Quant aux promesses de Marine Le Pen de sortir de l’Union européenne ou de revenir au franc, il estime que ce serait « dangereux ». Et « elle ne fait campagne que sur la peur du terrorisme ». Certains points de son programme, pourtant, « ne sont pas négatifs », estime-t-il. « En tant qu’ancien élu CGT, on est pour arrêter les délocalisations, garder les entreprises en France avec des salariés français. Mais elle non plus, ce n’est pas possible, c’est la haine. » Au final, la position de son candidat lui convient parfaitement : « Jean-Luc Mélenchon a bien fait de ne donner aucune consigne. » Non seulement sa réserve ne le choque pas, mais elle était la seule position cohérente : « Je ne le vois pas retourner sa veste et appeler à voter Emmanuel Macron. Et je ne suis pas dans sa tête, mais lui-même, je pense, va voter blanc. »
En colère, dépité et inquiet : trois adjectifs pour résumer l’état d’esprit de Philippe Adnot au lendemain du premier tour de la présidentielle. Syndicaliste Sud chez Air France, il a participé à l’organisation de plusieurs meetings de Jean-Luc Mélenchon en région parisienne et à « la caravane des Insoumis » en région Paca. « On avait un programme magnifique, trop beau certainement. Un programme qui redonnait de l’espoir à des millions de gens ! Et chiffré, validé par 130 économistes. » L’absence de son candidat au second tour lui laisse un goût amer. Au point de verser dans la théorie du complot, sans hésiter : « La finance était derrière Macron. Ils l’ont imposé avec l’aide des médias de masse. Tout est bon pour arriver à ses fins. Ce second tour est le produit d’une manipulation inacceptable. » La menace Le Pen, aussi, était programmée : « Ils nous ont survendu Macron avec l’épouvantail Le Pen en face. Et Macron a été présenté comme le seul barrage à l’extrême droite. » Alors pas question de choisir entre les deux candidats. Philippe Adnot remplira son devoir de citoyen. Il ira voter. Mais il votera blanc. « La reconnaissance du vote blanc était dans notre programme », fait-il remarquer. Tout comme le vote obligatoire, et ce dès 16 ans.
Ce second tour marche sur la tête, selon lui, il est même « monstrueux » : « On a eu un président social-libéral pendant cinq ans, qui a fini à 4 % de cote de popularité. Et là, on a le choix entre le libéralisme à outrance ou la haine. » Emmanuel Macron n’est donc pas une option. Voter contre Marine Le Pen non plus. Pas question d’aller faire « barrage ». « Il faut respecter la démocratie. Si les gens veulent ça, ils l’auront. Nous, on avait autre chose. Ça ne plaît pas et bien tant pis. Au pire, on prend un bateau et on se sauve. » Peu importe, donc, que l’extrême droite arrive au pouvoir. Sa conscience est tranquille. « On peut se regarder dans le miroir, on a fait une belle campagne », se félicite-t-il. « Au début, les médias nous ignoraient. Grâce à un système de mobilisation parallèle sur internet, nous avons mobilisé beaucoup. Et à partir de là, ils nous ont pris au sérieux. » Puis, de nouveau, le syndicaliste revient à la même rhétorique complotiste pour expliquer le résultat de dimanche : « Il y a eu manipulation des médias. L’Émission politique, sur France 2, avec Jean-Luc Mélenchon, était odieuse. Et dans les débats télé, on ne peut rien dire, à peine le temps de parler cinq minutes. »
Philippe Adnot y a cru, vraiment. Le candidat de la France insoumise qualifié pour le second tour, « sans être euphoriques, on y pensait sérieusement. Et après, tout était possible ». Alors le lendemain de vote est cruel. Et l’émotion à fleur de peau.