De Marseille
«Je vous jure que j’ai rien à voir ! » D., 27 ans, s’époumone alors qu’il est traîné au sol par trois hommes en noir jusqu’au coffre d’une voiture. La scène a été filmée par des voisins puis diffusée sur les réseaux sociaux. Il est minuit passé, le 22 août dans le quartier populaire des Chartreux, à la limite du centre-ville de Marseille. Un peu plus tard et deux kilomètres au nord, D. est retrouvé dans les quartiers nord, aux Cyprès, cité du XIIIe arrondissement. Mort, brûlé dans le véhicule. Du côté de la police judiciaire, on parle de la résurgence d’une vieille et sanglante méthode dite du « barbecue ». La fumée retrouvée dans ses poumons précisera que, contrairement aux précédentes victimes de ce mode d’exécution, D. a été brûlé vivant. Plus tôt dans la même soirée, deux autres hommes ont été tués par balles à la cité de la Marine bleue dans le XIVe arrondissement. Le tout, trois jours après l’assassinat de Rayanne, 14 ans, aux Marronniers. Quatre règlements de compte en quatre jours. La police judiciaire tient le registre. Et rappelle souvent qu’un meurtre doit répondre à trois critères pour entrer dans la catégorie des « réglos ». D’abord, une victime connue des services de police ou présumée impliquée dans le trafic. Ensuite, un mobile en lien avec le trafic. Enfin, le mode opératoire.
Alors, à chaque mort à Marseille, dans les quartiers nord
Pour enrayer ce que lui appelle un « cancer qui ronge la ville », le Président a annoncé un plan à 150 millions d’euros pour la police et un renfort de 200 fonctionnaires. Emmanuel Macron a aussi fait un stop à la cité Bassens, accueilli par les « il est là ! Il est là ! » de tous les minots du quartier. Pour cette occasion très spéciale, le coin a été nettoyé comme jamais. « C’est comme les médiateurs avec le T-shirt orange, là, je les avais jamais vus ici avant », charrie un petit malin. Le cortège est noyé sous les caméras. Le Président échange quelques phrases avec des habitants à bout
Comme souvent dans ces dossiers, l’histoire commence avant le premier mort. À la mi-juin, une fusillade éclate à la Paternelle, dans le XIVe arrondissement, juste à côté de l’autoroute du Soleil qui scinde les quartiers nord en deux. Sans faire de victime, le commando semble avant tout rechercher l’intimidation. Au même moment, un évènement festif débute dans le secteur : la HCup, tournoi de football interquartiers. Son but ? Réunir la jeunesse marseillaise pour « donner une autre image » des cités, expliquent les quatre fondateurs au journal Le Monde. Pendant le confinement, les équipes sautaient les grilles pour accéder aux stades. Pour cette première édition officielle, tout est organisé. L’initiative reçoit la bénédiction de la nouvelle municipalité socialiste. Elle tourne court le 25 juin, lorsqu’à la fin d’un match un joueur au maillot floqué « Malpassé »
Est-ce en lien avec le coup de force mené à la Paternelle quelques jours plus tôt ? Difficile à établir pour l’heure. Mais les enquêteurs esquissent un scénario : « Bassens est monté sur la Paternelle et la guerre a commencé », affirme l’un d’eux dans Le Monde le 12 août. Selon une source policière interrogée par Les Jours, l’appropriation de la Paternelle, qui abrite elle-même plusieurs points de vente, serait le nerf de la « guerre de territoire » engagée entre les deux cités. Notre interlocuteur précise que ces dernières ont vu leur chiffre d’affaires augmenter avec l’ouverture d’une voie rapide en 2018 : « Bassens et la Paternelle sont situées de part et d’autre de la L2. Cette rocade a désenclavé les deux cités, ce qui profite aux habitants mais aussi aux trafiquants. Les acheteurs peuvent s’y rendre rapidement, et ils n’ont même plus besoin de sortir de leur voiture pour toucher. » La rumeur dit que c’est Bassens qui a inventé la méthode du « cannabis drive ».
Cette rivalité centrale ne signifie pas pour autant que les douze règlements de compte de l’été sont liés. Mais après la soirée du 25 juin, la violence explose. Trois jours plus tard, un homme est tué à Bassens, un autre à Frais-Vallon. Le 5 juillet, un troisième à la cité des Hirondelles. Le 8 juillet, une jeune bachelière de 17 ans, victime collatérale. La mort de Younes, juste avant les élections régionales, n’avait pas attiré foule de commentateurs. Dans le creux de l’été, c’est encore pire. À tel point que fin juillet, La Provence alerte être la seule rédaction à se déplacer encore sur les scènes de crime. Là où quelques années plus tôt, on dénombrait toujours « a minima une demi-douzaine de journalistes ». Mais la donne change à la fin de l’été. Quinze morts plus tard donc, dont une victime de 14 ans et une autre brûlée vive. Le 24 août, Gérald Darmanin affirme : « C’est un drame quand un gamin de 14 ans meurt au pied d’un immeuble. » Le soir, le JT de France 2 diffuse un reportage ahurissant à la cité des Marronniers, là où Rayanne a été exécuté. « Je vais appeler le gérant. S’il dit oui, tu rentres, s’il dit non, désolé… », expose un jeune guetteur de 15 ans. Avec ses autres collègues poids plume, ils sont chargés de filtrer les entrées dans la cité endeuillée. Pour les caméras, ce sera non. Le lendemain, BFMTV tentera quand même le coup. Il faut dire que l’entrée des Marronniers est désormais une scène de crime et les habitants, des voisins endeuillés. Dans le reportage diffusé par la chaîne d’information en continu, l’un d’eux précise d’ailleurs que le barrage filtrant a été monté au cours de cet été meurtrier. Sur place, notre photographe, Théo Giacometti, a, lui aussi, dû subir quelques tensions.
Rayanne est la plus jeune victime jamais recensée à Marseille. Était-il déjà trop impliqué dans le réseau ? Pas forcément, selon la justice, qui voit apparaître un nouveau phénomène : celui des frappes (quasi) à l’aveugle. « On va rafaler les personnes présentes sur un “point stups” pour les terroriser et leur faire comprendre que le point de vente est revendiqué », détaille la procureure de Marseille, Dominique Laurens, en conférence de presse. Parce que les enjeux sont colossaux, la magistrate parle d’une lutte « économique » entre des clans en « recomposition ». Les spécialistes estiment que les plus gros points de deal génèrent jusqu’à 80 000 euros de chiffre d’affaires quotidien. Une somme qu’il faut bien sûr diviser entre tous les salariés du shit, laissant aux petites mains entre 100 et 200 euros par jour travaillé. Plantées à l’entrée des cités pour faire le guet, elles sont des cibles faciles pour les tireurs. Surtout que les « états-majors » du réseau sont inaccessibles, retirés en prison ou à l’étranger. En février, le grand trafiquant marseillais Hakim Berrebouh a, par exemple, été arrêté à Dubaï.
Selon Bruno Bartocetti, secrétaire national pour la zone sud du syndicat Unité SGP Police-FO, « cette lutte est d’un genre nouveau. D’un côté, les chefs sont hors d’atteinte ; de l’autre, les petits vendeurs sont plus volatils qu’avant. Parce qu’ils sont plus nombreux donc interchangeables, et parce qu’avec la création de la livraison à domicile, ils ont commencé eux-mêmes à se déplacer ». C’est pourquoi, selon lui, les brigades de terrain ne peuvent suffire à calmer le jeu. « Oui, on gêne le trafic lorsqu’on occupe les cités, mais on ne le freine pas », conclut-il. Tragique illustration de ce constat : dans la cité des Marronniers, des CRS étaient déployés la veille de l’assassinat de Rayanne. Au printemps, les policiers avaient déjà confisqué 30 kilos de cannabis, de la cocaïne et des espèces.
Aux Marronniers comme ailleurs, partout, le même scénario. Depuis le début de l’année, on compte à Marseille 807 opérations de démantèlement, 1 210 gardes à vue et 177 personnes écrouées. Les chiffres viennent des conseillers de l’Élysée qui, lors d’un « briefing presse » avec les journalistes ce mardi en vue de la visite d’Emmanuel Macron, expliquaient miser sur la « présence dissuasive des policiers sur le terrain ». En début d’année, Gérald Darmanin a annoncé un renfort net de 300 policiers pour les Bouches-du-Rhône avec des recrutements sur trois ans. Pas suffisant selon le maire de Marseille, le socialiste Benoît Payan, qui a demandé ce mardi au micro de Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV 800 policiers supplémentaires, mais aussi des magistrats. La juridiction interrégionale spécialisée (Jirs), qui s’étend de Nice à Perpignan en passant par la Corse, ne compte que huit procureurs et huit juges pour traiter tous les dossiers de criminalité organisée... « Ça ne marche pas de s’attaquer à des cartels, à une mafia internationale, avec des policiers en tenue ! », estime-t-il.
Parler de “cartel”, c’est hors sol et délirant. C’est ce genre d’exagération qui encourage les politiques répressives, alors qu’on voit qu’elles ne fonctionnent pas !
La formule fait bondir les connaisseurs. « Par définition, le trafic de drogue est international puisque le cannabis est importé. Mais parler de “cartel”, c’est hors sol et délirant. C’est ce genre d’exagération qui encourage les politiques répressives, alors qu’on voit qu’elles ne fonctionnent pas ! », estime un avocat spécialisé dans les dossiers de stupéfiants. Pas de cartel, juge-t-il, mais une situation « très sensible, nauséabonde » où « tout le monde a peur », conclut l’avocat, qui souhaite rester anonyme pour sa sécurité et celle de ses clients frappés par le deuil. Pour Soly Mbaé, médiateur depuis trente ans dans la cité de la Savine, dans le XVe arrondissement, à l’association B.Vice, l’angoisse est bien palpable : « Maintenant que les assassinats sont de moins en moins ciblés et qu’on déplore même des victimes collatérales, la peur est montée d’un cran, explique-t-il aux Jours. C’est évident que ça force les gens à se taire. »
Ce jeudi matin, le président de la République fera sa rentrée à l’école élémentaire Bouge dans le XIIIe. En contrebas de la cité des Lauriers, haut lieu du trafic et paysage d’enfance pour au moins deux hommes tombés sous les balles cet été.