Mission impossible : trouver de l’huile. Non, ce n’est pas le dernier-né de la saga mais bien l’histoire vraie qui préoccupe une grande partie de la France ces dernières semaines. Qui aurait pu croire qu’un produit aussi banal de notre alimentation que l’huile de tournesol deviendrait un jour un tel objet de convoitise ? C’est la guerre en Ukraine qui, depuis l’invasion russe le 24 février, a fait de l’huile de tournesol le nouvel or jaune. Parmi les 800 000 tonnes d’huiles végétales consommées en France chaque année, l’huile de tournesol est en effet la plus vendue en supermarché, selon le groupement des professionnels de l’huile Terres Univia. Il y a la vinaigrette, les frites et la cuisson, mais l’huile se glisse aussi dans de nombreux produits transformés : fritures, panés, sauces, pâtes à tarte, viandes marinées, lécithine pour le chocolat, glaces… Les Jours se devaient donc d’aller jusqu’au fond du bidon pour mener l’enquête sur l’huile de tournesol en trois épisodes
Depuis que Poutine a déclenché sa guerre en Ukraine, les rayons des supermarchés se sont vidés vitesse grand V, certaines enseignes se contraignant à économiser leurs stocks en appliquant des quotas par client. Le grossiste Metro s’est mis lui aussi à rationner : 50 litres maximum par client. C’est que l’Ukraine et la Russie sont les plus gros exportateurs d’huile de tournesol de la planète, représentant à eux deux 80 % du commerce mondial. Sauf que depuis l’éclatement du conflit, l’envahisseur russe bloque les ports ukrainiens de la mer Noire et seul un demi-million de tonnes de marchandises parvient à quitter le pays par les routes et le rail
Si la pénurie d’huile de tournesol est géopolitique, son histoire l’est tout autant. Le développement du tournesol est le fruit de nombreux allers-retours entre Vieux et Nouveau Continent. Originaire de la vallée du Mississippi, il est cultivé par les Amérindiens dès 3000 avant Jésus-Christ, qui l’utilisent pour des teintures et en consomment les graines. La plante n’est introduite en Europe qu’au XVIe siècle, les Espagnols ayant été séduits par cette curiosité biologique et sa qualité ornementale. Vers 1697, le tsar de Russie Pierre le Grand, lui aussi conquis par le tournesol, achète des graines à des horticulteurs hollandais. Peu à peu, des fleurs jaunes apparaissent en Ukraine et dans le Sud de l’actuelle Russie avant de s’échapper des jardins et redevenir sauvages. « Peut-être que les rudes conditions climatiques de la steppe russe ressemblent à sa prairie américaine natale » suppose Nicolas Romillac, chercheur agronome.
En 1716, Arthur Bunyan, un inventeur anglais, met au point un procédé d’extraction de l’huile à partir de la graine de tournesol, qu’il fait breveter. Mais ce sont les Russes, vers la fin du XVIIIe siècle, qui parviennent à faire du tournesol une plante de grande culture. Fini la déco et les graines grillées pour l’apéro, place à l’huile alimentaire. En quelques dizaines d’années, les campagnes russes parviennent à augmenter la teneur en huile des graines de tournesol de 20 à presque 30 %. À ce stade, l’autofertilité (c’est la capacité de la plante à produire des semences sans l’aide de pollinisateurs) est accrue et l’aptitude à l’égrenage (séparation du grain mûr de la plante par l’action du vent ou des oiseaux), réduite. Et la teneur monte encore après la Première Guerre mondiale, lorsqu’une pénurie d’huile se fait sentir dans la jeune URSS. Quelques décennies plus tard, en 1955, elle atteignait 45 %. Depuis, l’arrivée du tournesol oléique permet aujourd’hui d’obtenir une graine composée à plus de 50 % d’huile.
Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, les pogroms poussent de nombreux Juifs russes à émigrer pour l’Argentine. « Ils emportent avec eux la variété “mammouth” », précise Nicolas Romillac. Une variété géante de plants de deux à quatre mètres de hauteur surmontés de fleurs pouvant atteindre 30 centimètres de diamètre. Si, à l’époque, l’Argentine consomme avant tout de l’huile d’olive, la guerre civile espagnole (1936-1939) et la Seconde Guerre mondiale coupent les exportations. L’huile de tournesol devient alors un substitut, la pampa argentine se révélant tout aussi favorable que les steppes russes et la prairie nord-américaine. L’Argentine est encore aujourd’hui le troisième plus gros producteur mondial d’huile de tournesol.
Entre-temps, depuis son implantation sur le sol russe, le tournesol a gagné l’Europe de l’Ouest. À tel point que dès la fin du XIXe siècle, la France exporte des tourteaux de tournesol (c’est le résidu du pressage de l’huile), utilisés pour la consommation animale. Mais avec ses colonies d’Afrique de l’Ouest, le gouvernement français préfère miser sur l’huile d’arachide. Une tendance qui ne prendra fin qu’après l’indépendance des anciennes colonies en Afrique dans les années 1960. À l’image du Sénégal qui, ambitionnant de devenir un exportateur d’huile, nationalise ses plantations d’arachide et coupe ainsi les huileries françaises de leur approvisionnement.
Au même moment, les maladies cardiovasculaires, qui sont alors la première cause de mortalité, deviennent une préoccupation publique en métropole. « Pour nos sociétés occidentales, les relations entre la santé et l’alimentation commençaient à être étudiées et le secteur des huiles végétales et son interprofession ne furent pas étrangers à cette nouvelle dynamique, écrit Guillaume Dilas, ex-secrétaire général de la Fédération nationale des industries des corps gras, dans un article en 2005. De nombreux travaux démontrèrent l’intérêt nutritionnel des acides gras essentiels et le rôle de l’acide linoléique dans la prévention des maladies dites “de civilisation” telles que les maladies cardiovasculaires. » Justement, l’huile de tournesol présente un bon équilibre en acides gras et va servir à confectionner de la margarine, une alternative au beurre. En 1982, elle devient donc l’huile la plus vendue en France, mettant ainsi fin au règne de l’huile d’arachide dans l’Hexagone.
Ces ruées sur les rayons ont été le fait de précipitations émotionnelles. C’est le même phénomène à l’œuvre que pendant le premier confinement avec le papier toilette.
Mais revenons à la guerre, celle d’aujourd’hui. Depuis le 1er avril, la Russie a cessé
Face aux difficultés d’approvisionnement, le 26 avril, le ministère de l’Économie a autorisé pour six mois les industriels à supprimer ou remplacer l’huile de tournesol contenue dans leurs produits sans modifier la liste des ingrédients sur l’emballage (le processus étant jugé long et coûteux). Sont donc principalement concernés : les plats préparés, les biscuits apéritifs, les denrées du rayon boulangerie ou issues de la pêche, les soupes, les sauces et les condiments. Au 3 juin, plus de 2 800 produits de supermarché avaient vu leur composition modifiée. L’huile de tournesol contenue a ainsi majoritairement été remplacée par de l’huile de colza (la France en est le premier producteur européen) et certains par de l’huile de coco, de soja ou de palme. Problème : la qualité nutritionnelle de nombreux produits s’est retrouvée dégradée, selon l’association UFC-Que Choisir. Un avertissement déjà lancé par l’association Foodwatch début avril.
Pourtant, la France dispose de sa propre production de tournesol, aux alentours d’1,7 million de tonnes par an et 750 000 tonnes d’huile
Pas de pénurie pour le moment, mais jusqu’à quand ? « Si l’Ukraine n’arrive pas à planter, il y aura une crise majeure sur l’huile de tournesol », affirmait lui-même le directeur général du groupe Avril, Jean-Philippe Puig, le 11 mars. Le prolongement de la guerre pourrait entraîner une pénurie, bien réelle cette fois. Avec cette conséquence dramatique qui sera l’objet du deuxième épisode de L’huile de la tentation : la mort des frites.