Sénoudébou, envoyée spéciale
«Je vous préviens, vous êtes assis sur du piment ! » Devant mon air interrogateur, Samba Dembélé part d’un grand éclat de rire. Il tend les bras vers les fauteuils colorés sur lesquels nous venons de prendre place à son invitation, dans le salon de la maison familiale, au cœur du village de Sénoudébou où nous sommes arrivés depuis Kidira, ville-frontière avec le Mali, dans l’est du Sénégal. « Ce salon, c’est le piment qui l’a payé. Le canapé, les fauteuils, tout ! J’ai eu plus de deux millions de CFA de recettes (3 050 euros), juste avec le piment ! » Les yeux de Samba Dembélé pétillent. L’année dernière, les affaires ont bien marché. Dans la cour de la concession familiale, derrière une palissade, des oignons rouges sèchent au soleil. « Je les vendrai dans quelque temps, quand les stocks se seront épuisés sur les marchés. Comme ça, j’aurai un meilleur prix, explique-t-il. Je vends les oignons et ensuite je repars en France pour trois mois, pour travailler au restaurant. Quand j’arrive, mon patron me dit toujours : “Ça y est, tu es revenu m’emmerder !” » Le rire remplit le salon de nouveau.
Cela fait bientôt quarante ans que Samba Dembélé navigue entre Sénoudébou et Paris, se logeant toujours dans le même foyer du XXe arrondissement. La première fois qu’il a quitté le Sénégal, il avait 27 ans. Il en a 66 aujourd’hui. Avant lui, son père avait fait un séjour en France, dans les années 1960 et 1970. À l’usine où il travaillait, une machine lui avait abîmé la jambe. Samba était l’aîné, alors c’était à lui de « reprendre le flambeau de la famille ».
Dans cette région de la vallée du fleuve Sénégal qui s’étale de Podor jusqu’à Bakel en passant par Matam, on part souvent de père et fils (lire l’épisode 9, « “Il faut des gens qui partent et d’autres qui restent” »). Dans les villages comme Sénoudébou, l’argent des émigrés finance depuis plus de cinquante ans non seulement la vie quotidienne des familles restées au pays mais aussi des infrastructures publiques. Ici, ce sont le collège, le forage, la case de santé et le logement de fonction de la sage-femme qui ont été construits grâce à la diaspora.
Si nous rencontrons Samba Dembélé chez lui, c’est que depuis 2007 il passe plus de temps au village qu’à Paris, où il ne se rend plus que pour des périodes courtes, quelques mois, pas plus de douze d’affilée. Sa carte de séjour de dix ans lui permet de faire ces allers-retours sereinement, sans crainte de rester bloqué d’un côté ou de l’autre. Il sait que pour ceux qui décident de tenter l’aventure européenne aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué. Ici, non loin de la frontière entre le Mali et le Sénégal, les départs ont été nombreux dans les années 2010. Jamais Samba Dembélé n’aurait imaginé que les Sénégalais en seraient là un jour, à prendre la mer ou « les petites routes », comme il dit, en risquant sa vie, simplement pour aller travailler (lire l’épisode 1, « Une pirogue pour les Canaries »). Quand il est parti pour la première fois, en 1982, on voyageait en avion, en toute sécurité, sans visa. « Le risque, c’est pas mon truc », dit-il.
Quand Jacques Chirac a décidé en 1997 de dissoudre l’Assemblée nationale, je me suis dit : “Ça y est, on va avoir nos papiers !”
Pourtant, pour Samba non plus, ça n’a pas toujours été simple. Entre le début et la fin des années 1980, la politique d’immigration de la France s’est considérablement durcie et il s’est retrouvé sans-papiers, coincé à Paris. Impossible de rentrer au Sénégal pour voir la famille
Sur cette période, Samba Dembélé ne s’étend pas. « C’était des hauts et des bas. Les flics pouvaient nous arrêter à tout moment. Alors on faisait profil bas. » Il préfère évoquer la maison construite au village grâce à l’argent envoyé, puis le moment où sa patience a été récompensée. « Quand Jacques Chirac a décidé en 1997 de dissoudre l’Assemblée nationale, je me suis dit : “Ça y est, on va avoir nos papiers !” Et j’avais raison ! » Les yeux de Samba pétillent de nouveau, le souvenir fait remonter le sourire. L’année suivante, la loi Chevènement a permis la régularisation des sans-papiers après dix ans de présence sur le territoire. Pour Samba, le compte était bon. Dix ans après, il est donc retourné à Sénoudébou pour voir la famille, avant de repartir travailler à Paris. Au fil des allers-retours, il y a eu un mariage, des naissances, une seconde épouse, d’autres enfants. Petit à petit, des projets ont pris forme : récupérer les champs du père laissés en friche et occupés par des villageois, démarrer une activité de maraîchage, ouvrir une boulangerie, puis une petite épicerie.
« Dans ma tête, je me suis toujours dit ça : “Je vais en France pour travailler et je reviens pour investir, pour améliorer la vie ici.” J’ai acheté un pick-up qui amène les gens vers Kidira parce qu’on n’avait que les charrettes pour faire le trajet. J’ai installé un moulin à céréales pour alléger le travail des femmes du village qui faisaient tout au pilon. L’épicerie, c’est pareil : c’est des produits de première nécessité, ça évite de faire des kilomètres pour les provisions. » Des services du quotidien qui répondent à une demande, fournissent de l’emploi et produisent des revenus
Dehors, la chaleur commence à être écrasante mais Samba Dembélé tient à nous montrer ses champs, les manguiers, la pépinière de piments, à quelques kilomètres de piste de la maison. Les toutes premières pluies de l’hivernage, arrivées trois jours plus tôt, ont fait surgir du sol ocre de minuscules brins d’herbe d’un vert pétant. À moins de cent mètres coule le fleuve Falémé qui marque la frontière entre le Sénégal et le Mali. « Vous voyez cette eau ? », demande Samba Dembélé. Le lit du fleuve semble immobile, d’une couleur saumâtre. « Avant, il y avait du courant et on pouvait voir les poissons. Mais depuis que les orpailleurs chinois se sont installés sur le fleuve, c’est comme ça. On s’inquiète beaucoup, surtout quand on sait qu’ils utilisent des produits toxiques, comme du mercure et du cyanure. »
Depuis quelques années, la lutte contre l’orpaillage est la nouvelle bataille de Samba Dembélé. Avec d’autres agriculteurs concernés, il a monté une association pour alerter les pouvoirs publics et militer pour la protection du fleuve. Il dit qu’il est comme ça, qu’il aime faire bouger les choses, organiser des actions. « En France, au foyer, je m’occupais d’une association d’entraide pour les rapatriements des corps et je faisais facilitateur pour ceux qui étaient dans les démarches de régularisation. D’ailleurs, hier, j’ai relancé la diaspora pour un appareil d’échographie, pour les dames du village. »
Samba Dembélé dit qu’il ne serait jamais parti dans les conditions d’aujourd’hui, qu’il ne voudrait pas non plus que ses enfants partent dans ces conditions-là. Il dit que le père de Doudou Faye, l’adolescent mort en mer lors d’une tentative de traversée, n’a pas réfléchi à ce qu’il faisait. Mais il sait aussi que l’autre route, celle qui n’exige pas de risquer sa vie, est devenue de plus en plus inaccessible pour qui ne dispose pas du sésame qu’il a gagné après dix ans de séjour irrégulier. Il n’a jamais entamé les démarches pour demander la nationalité française, n’y pense pas plus que ça. Sauf une fois : « L’année dernière, mon fils s’est brûlé la main et ça a mal cicatrisé. Je me suis dit : “Si j’avais la nationalité, je pourrais amener mon enfant en France pour le faire soigner.” Là, ce n’était pas possible. Alors je me suis renseigné ici et j’ai trouvé une clinique spécialisée à Dakar. C’est le piment qui a payé l’opération. » Samba sort son téléphone pour montrer une photo. « Regarde, là, Ibrahima est à la clinique. Ils l’ont bien soigné. Heureusement qu’il y a le piment ! », rit-il encore.
Juste avant de se quitter, devant la petite épicerie, Laurent Hazgui qui m’accompagne depuis le début de ce voyage, appareil photo en bandoulière, se tourne vers Samba :
« Je voulais te demander : c’était quel Pizza Hut où tu travaillais ?
À Opéra, le Pizza Hut d’Opéra à Paris.
Je crois que tu connais ma sœur. Elle travaillait là-bas aussi, elle était étudiante, c’était les mêmes années que toi. Elle s’appelle Nadia.
Nadia, Nadia… Mais oui, je me souviens de Nadia ! Il y avait beaucoup d’étudiants chez Pizza Hut.
Et c’était comment ton nom, à l’époque ?, je demande.
Demba ! Demba Niang », dit Samba Dembélé.
Il sourit, nous aussi. Le monde nous semble soudain très petit.
Au Pizza Hut, il y avait des Cingalais, un Tamoul et des Africains, avec tous un passif d’histoires et de non-dits. Ils envoyaient l’argent gagné au pays et j’avais l’impression qu’ils étaient en mission.
Le soir, Laurent me lit le message de sa sœur : « Ça ne m’étonne pas que Demba fasse toutes ces choses pour son village. Quand nous travaillions au Pizza Hut, dans les cuisines et à la plonge, il y avait des Cingalais, un Tamoul et des Africains, avec tous un passif d’histoires et de non-dits. Ils envoyaient l’argent gagné au pays et j’avais l’impression qu’ils étaient en mission. Derrière le costume Pizza Hut, ils étaient quelqu’un d’autre ailleurs, dans une autre vie que nous, jeunes étudiants français, ne pouvions que deviner. »
L’année prochaine, Samba Dembélé, l’ancien cuistot de Pizza Hut, briguera peut-être le mandat de maire à Sénoudébou, un poste qu’il a déjà occupé, entre 2009 et 2014. Il n’y a pas que le piment, il y a aussi la politique.