De Grenoble
«Est-ce qu’il y a des volontaires ? », demande M. Donnat. Ce vendredi après-midi, une seule main se lève pour passer au tableau face au prof d’histoire-géo. C’est l’un des cours
Pas facile de faire connaissance, pourtant, avec des emplois du temps à géométrie variable ; de devenir un groupe quand on ne fait parfois que se croiser entre deux cours. En abandonnant le principe des séries générales (littéraire, scientifique, économique et social), la réforme du bac voulue par le ministre Jean-Michel Blanquer oblige les élèves à choisir trois spécialités en première
Elle réunit 22 élèves (9 gars, 13 filles), dont la grande majorité a fait sa seconde à Mounier. Cette année, les premières sont répartis dans cinq classes toutes différentes. Avant, l’établissement en comptait deux de S, deux de ES et une de L. Fini, aujourd’hui, la concurrence entre les deux escouades de matheux, les effectifs surchargés des économistes et la réputation d’éternels perchés des littéraires. En même temps que les emplois du temps, la réforme a fait exploser ces identités de groupe, devenues souvenirs d’ancien(ne) combattant(e). Quelles conséquences auront l’individualisation des parcours et la plus grande hétérogénéité des classes sur la vie quotidienne des lycéens ? La 1ère G4, le jour de la rentrée, ne donnait pas l’impression d’être un groupe familier. Mais plutôt une somme d’élèves, à quelques exceptions près, qui semblaient ne pas se connaître ou, au mieux, s’être côtoyés de loin.
Ah non, ma tête est pas aux normes en ce moment, y’a plein de trucs qui ont poussé, là.
Ce vendredi, c’est Lucas B. qui se dévoue pour venir sur l’estrade. M. Donnat, le prof d’histoire-géo, dirige la séance d’« enseignement moral et civique ». Il a décidé, explique-t-il, de « l’utiliser pour la méthodologie, pour s’entraîner à la prise de notes et travailler l’oral », au travers des thèmes prévus au programme. Histoire d’anticiper l’une des autres innovations de ce nouveau bac, le grand oral passé en fin de terminale, dont l’Éducation nationale devrait préciser les règles du jeu vers la Toussaint. « Il va falloir que vous maîtrisiez les techniques oratoires de base », avertit M. Donnat.
Silhouette longiligne, bouclettes brunes et pantalon clair, Lucas s’en sort bien pour restituer l’essentiel d’une vidéo sur les feux de forêt qui consument l’Amazonie et le bassin du Congo. L’ado, qui aura bientôt 16 ans, est dans son élément : en spé, il a choisi histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP), sciences économiques et sociales, et littérature anglaise. Plus tard, Lucas, qui vit à Échirolles, la banlieue sud de Grenoble, voudrait faire du journalisme, de la politique ou… du mannequinat. Avant d’accepter de poser pour Pablo Chignard, le photographe des Jours, il fait la moue : « Ah non, ma tête est pas aux normes en ce moment, y’a plein de trucs qui ont poussé, là », s’exclame-t-il en montrant son visage. À ses heures perdues, le garçon gracile est pâtissier (kif du moment : le financier à la pistache), sur « Insta » et vissé à ses écouteurs. Lucas est fan de Mylène Farmer, comme de la refonte du bac : « Sans la réforme, je l’aurais raté, pense-t-il. De base, les maths, j’y arrive pas, je suis très nul. Ça me permet de mieux me concentrer sur ce que je sais faire, sur ce que j’aime. »
Ce que j’aime pas dans la réforme, c’est qu’il y a beaucoup trop d’oraux, ça sert à rien. Je suis pas bon à l’oral et ça va me faire des points en moins.
Quatre jours plus tard, en début d’après-midi, on le retrouve sur les bancs du préau décati de Mounier, qui fait face à la cour en travaux. L’établissement devrait être totalement rénové et reconstruit d’ici à 2020-2021. C’est sur des murs flambants neufs que seront accrochées, dans deux ans, les listes de résultats tant redoutées du premier millésime Blanquer. Aux côtés de Lucas, il y a Jérémy et l’autre Lucas de la 1ère G4, Lucas C. Ce dernier a « pris des trucs bizarres ». Comprendre : sciences économiques et sociales, maths et arts plastiques. Selon le ministère de l’Éducation, 47,7 % des élèves de première ont opté cette année pour des combinaisons inédites, à rebours des anciennes séries S, L et ES.
Blond aux yeux bleus, passionné de dessin, Lucas C. « [s]’en fou[t] un peu des métiers pour l’instant ». La réforme, « c’est bien pour le lycée, mais faut voir après, redoute-t-il. Avec ES, L ou S, ton choix était fait, tu étais sur une voie sûre ». Il a 16 ans, trois frères et deux sœurs (en comptant les demis) et vient du Trièves, un canton montagnard à cheval sur les massifs du Vercors, du Diois et du Dévoluy. Trop loin pour faire des allers-retours quotidiens avec Grenoble. Lucas vit donc à l’internat du lycée Deschaux de Sassenage, en périphérie de la métropole, à 25 minutes de tram de Mounier. « Mais c’est pas grave », sourit-il.
Il partage sa chambre avec l’un de ses frangins et retrouve le reste de la fratrie en pointillés, selon si c’est week-end chez son père ou chez sa mère. Quand Mounier se sera refait une beauté, le bahut sera doté d’un internat de 200 places pour pouvoir enfin héberger ses propres élèves. « Ce que j’aime pas dans la réforme, c’est qu’il y a beaucoup trop d’oraux, ça sert à rien. Je suis pas bon à l’oral et ça va me faire des points en moins. Et les entraînements aux oraux, ça va faire encore plus d’oraux… », se désespère Lucas.
Jérémy, lui, craint que le grand oral n’alourdisse les révisions : « Ça va être plus vaste, on va devoir travailler sur beaucoup plus de sujets. » Il ne sait pas non plus ce qu’il veut faire plus tard
En sport, « c’est clair », le grand brun est « à l’aise ». Ça va bientôt sonner, c’est justement le premier cours d’EPS de l’année avec M. Trelat, prof principal de la 1ère G4. « Il est nouveau, plutôt jeune, ça va être bien », jauge Jérémy. Dans le gymnase antédiluvien, la G4 de Dominique Trelat est réunie avec une autre classe pour faire les groupes d’activités qui seront présentées au bac : badminton, musculation et step, natation ou athlétisme. Des élèves hésitent sur le dernier choix. M. Trelat se veut rassurant, à sa façon : « Bon, s’il y en a qui tombent dans les pommes au bout de deux courses ou s’il y en a qui doivent mettre les brassards et la bouée canard, on changera de groupe ! »
Il reste une demi-heure pour faire un peu de badminton. Quatre minutes d’échauffement, six allers-retours en trottinant. « La semaine prochaine, on fera aussi des abdos, la totale », lance le coach. Râles indignés des lycéens. « Oui, oui, je sais, vous êtes tous mous après les vacances. Le muscle qu’on travaille au badminton, ce sont les abducteurs, donc on va faire un taquet de pas chassés. » L’exercice se complique : demi-tour subit quand le prof brame. « Ça y est, le pouls commence à monter, ça fait plaisir ! Sur cet exercice, j’ai déjà eu un trauma crânien, je ne veux plus jamais que ça arrive ! » Certains rigolent comme des baleines
« La première cause d’échec d’un élève, c’est parce qu’il n’écoute pas », tance Dominique Trelat. Il répartit les ados sur les six filets installés pour jouer en relais. « Attention, mon premier coup de sifflet au lycée, émotion », se marre-t-il. Deux coups courts, pour tourner la page de quatorze ans d’enseignement en collège, dans un établissement REP de Cergy, dans le Val-d’Oise. Le prof d’EPS, qui a obtenu sa mutation après huit ans de vœux dans les Alpes, se serait bien vu atterrir en Savoie ou en Haute-Savoie. Ce sera Grenoble, sa cuvette polluée, ses bouchons lancinants et sa mauvaise réputation. Mais Dominique Trelat n’est pas du genre à se lamenter : il est déjà en train de prospecter pour acheter une maison, « s’installer pour de vrai, construire quelque chose ici ». Il n’a pas connu le lycée avant la réforme et demande juste, pour le moment, à voir.
Sur l’un des terrains, Lucas B. le politiste brandit sa raquette face à Léna. Blonde élancée, yeux verts, la jeune fille frappe le volant sans perdre son maintien. Léna danse depuis ses 4 ans. Elle a fait les classes à horaires aménagés du collège Münch, à Grenoble, qui permettent de ne passer que des demi-journées à l’école, le reste à faire des pointes et des entrechats au conservatoire. Depuis son entrée au lycée, chaque jour, elle enchaîne les cours avec trois heures de danse. Après le bac, elle vise le conservatoire national supérieur de Lyon. « Je veux pouvoir vivre de la danse. C’est devenu vital : quand je ne danse pas, je deviens nerveuse », dit celle qui « dessine aussi un peu ». Mais la ballerine n’a pas oublié d’assurer ses arrières : en spé, hormis les arts plastiques, elle a choisi histoire-géo-sciences-po, et sciences économiques et sociales.