Cette enquête de David Thomson, publiée sur « Les Jours » et sortie en livre en décembre 2016 (coédition Le Seuil - « Les Jours »), a reçu le prix Albert-Londres 2017.
La France est le pays occidental le plus menacé, le plus ciblé et le plus touché par le jihadisme. À la fois par l’État islamique mais aussi par Al Qaeda, qui est loin d’avoir dit son dernier mot. De Khaled Kelkal au gang de Roubaix en passant par Mohamed Merah, ce phénomène n’est pas nouveau mais à partir de 2012, deux paramètres l’ont propulsé vers des ampleurs quantitatives inédites. D’une part, la proximité de la guerre en Syrie et ses capacités d’accueil de volontaires étrangers quand, à l’été 2012, des jihadistes s’emparent de certains quartiers d’Alep. Les groupes jihadistes abreuvent les plateformes de partage vidéo en ligne d’images d’exactions de civils par le régime syrien avec pour message « venez sauver le peuple syrien » et suscitent, dès 2012, une émotion sincère ravivée par l’inaction de la communauté internationale et une politique étrangère de la France ambiguë vis-à-vis des rebelles syriens. Jamais une terre de jihad n’avait été aussi facile d’accès, aux portes de l’Europe. D’autre part, il y a la diffusion sur des réseaux sociaux grand public d’une propagande jihadiste francophone extrêmement sophistiquée et attractive. Avant l’époque des réseaux sociaux, la propagande se diffusait dans une sphère de l’internet encore confidentielle, sur des forums réservés à des initiés. Le forum Ansar Al-Haqq (« les partisans de la vérité ») a notamment joué un rôle majeur dans la traduction de textes d’idéologues jihadistes qui étaient et demeurent absents des librairies les plus extrémistes de France : c’était comme une bibliothèque du jihadisme en accès libre.
D’une manière générale, la nouveauté tient plutôt au fait que les jihadistes se mettent à utiliser internet comme tout le monde. Ils sortent de la clandestinité. La diffusion ouverte de cette idéologie dans l’internet public émerge véritablement en 2012 : c’est à partir de ce moment-là que des Français commencent à poster des photos d’eux en armes sur leur page Facebook. Or, ce sont ces selfies postés de Syrie qui ont vraiment provoqué une accélération du phénomène. C’est une sorte de stade ultime de la téléréalité qui vend un « jihad cinq étoiles » comme expérience « LOL ». Pour capter le regard d’autrui, ses acteurs s’exposent avec un narcissisme et une quête de célébrité wahrolienne identiques en prétendant agir en uniques garants de la religion.
Cet engagement relève souvent d’un choix rationnel égoïste mu par une volonté de jouissance purement individualiste. Beaucoup d’interviewés avancent des motivations aussi banales que le fait de vouloir tromper une vie d’ennui sans perspectives en France par une vie exaltante en Syrie. Tous évoquent un sentiment de frustration et d’humiliation en France. Chez beaucoup, être issu d’une minorité donne l’impression de vivre en situation d’infériorité en raison de réelles discriminations et d’une faible représentativité dans les sphères politiques et médiatiques françaises. Un Français qui combattait dans une brigade anglophone de l’EI va même jusqu’à estimer que pour cette raison, la détestation des jihadistes britanniques envers leur pays d’origine est moins grande que celle des Français.
L’État islamique propose à ces egos froissés une dignité, un statut, une revanche sociale et la foi en une transcendance spirituelle. La propagande occupe le vide idéologique de la postmodernité en leur vendant un projet là où les sociétés capitalistes sécularisées ne sont plus en capacité de produire une politique génératrice d’espoir en un mieux. Ce projet jihadiste, c’est l’utopie d’une cité idéale pour tous les musulmans, au nom de laquelle toutes les exactions sont légitimes. Dans ce jihad, les perdants deviennent seigneurs, ils croient accéder au statut de superhéros de l’islam avec l’assurance obsessionnelle d’accéder au paradis dans l’au-delà. Souvent minimisée, la puissance des convictions religieuses réelles et du mythe des faveurs du martyre dans le déclenchement du passage à l’acte violent ne peut être ignorée.
Mais ces dynamiques ne sont pas uniquement religieuses. De dominés en France, ils deviennent dominants en Syrie. Soumis à une législation qui, estiment-ils, les opprime, ils deviennent en Syrie les seuls dépositaires, par la terreur, de leur propre législation et du monopole de la violence légitime. Ils s’amusent et ils tuent en direct sur Facebook au nom de la défense de « l’islam authentique » et du mythe de la oumma, la nation islamique. Dès 2013, des Français livetweetent leur départ en Syrie. En 2016 en France, l’un d’eux utilise l’application Facebook Live du domicile de ses victimes tout juste assassinées pour revendiquer son attentat. Grâce à la parfaite maîtrise du web social par ses organes médiatiques officiels, l’État islamique a rendu cette tendance industrielle en inventant le jihadisme viral. Il « ringardise » ainsi la vieille propagande d’Al Qaeda, pour reprendre l’expression du chercheur Romain Caillet. Cette viralité et son relativisme morbide banalisent l’ultraviolence en atteignant instantanément un public jeune et large au sein de ce que nous avons appelé la jihadosphère, cette matrice numérique d’un engouement collectif qualifié par un « revenant » de « transe collective ». Mais ce sont aussi les grandes facilités offertes aux candidats au jihad qui cherchent toutes sortes d’informations sur leur voyage, si bien que les réseaux sociaux sont devenus, entre 2012 et 2016, une sorte de « guide du routard » des apprentis jihadistes. Dès 2014, avec les tutoriels diffusés chaque jour en français pour réussir un attentat de masse ou un assassinat ciblé au travers de moyens rudimentaires, c’est aussi, au quotidien, « le terrorisme pour les nuls ».
Le discours institutionnel rappelle souvent qu’il est difficile de dresser une typologie de profils. Pourtant, des tendances lourdes se dessinent clairement. S’il existe un dénominateur commun entre tous les « Français jihadistes », au-delà des générations et des époques, c’est qu’ils se reconnaissent tous une jahilya, c’est-à-dire une période d’« ignorance » préislamique. Avant le jihad, tous évoquent une vie en dehors de toute piété, souvent dans l’excès, avant de retourner, d’une manière vécue comme pulsionnelle et rédemptrice, à un islam religieux et non seulement culturel. Le jihad, c’est pour eux l’absolution de tous les péchés, de tous les vices, de toutes les frustrations. Auparavant, certains étaient dans la musique, beaucoup venaient du rap. Des lycéens, des étudiants ou des sans-emploi vivant des minima sociaux. D’autres étaient militaires, chauffeurs de taxi, de bus, sportifs, intérimaires, ouvriers ou petits employés. Dans des cas plus exceptionnels, médecins ou ingénieurs et, beaucoup plus fréquents, délinquants. D’autres encore menaient une existence familiale rangée. Contrairement à une idée véhiculée par les autorités, le jihadisme n’arrive peut-être pas qu’aux autres, mais n’arrive pas non plus à tout le monde. Au moment de rompre en quelques mois avec cette jahilya, un substrat bien spécifique a souvent créé un contexte favorable à la bascule rapide.
L’un des principaux facteurs de facilitation est sans surprise sociologique. Mais relever la réalité des déterminismes sociaux n’excuse ni n’explique vraiment. Car le jihadisme n’est pas exclusivement une idéologie de pauvre. Il ne se résume pas à la seule équation immigration-délinquance-banlieue. Cette série, Les revenants, raconte notamment l’histoire d’une famille aisée de médecins, partie en Syrie pour aller y chercher son fils au sein de l’EI. Ou celle d’un ex-enfant de chœur breton revenu en France avec quatre femmes et sept enfants après quatre ans en Syrie. Les classes moyennes et parfois même, dans des cas très exceptionnels, supérieures de la société, peuvent être concernées par ce phénomène. Mais ce « jihad de bonne famille » n’existe qu’à la marge. Car ce sont les milieux populaires qui sont surreprésentés dans le jihadisme français. La majorité des acteurs de ce milieu ont grandi dans les quartiers populaires français et en ont conservé tous les codes. À tel point qu’en Syrie, c’est ce qui leur vaut leur mauvaise réputation et cette accusation d’avoir importé de France leur « jahilya de cité », c’est-à-dire leur habitus des quartiers défavorisés.
La géographie du jihad français valide ce constat. Certes, la quasi-totalité des régions sont concernées. Mais à des degrés divers. Des tendances cartographiques se détachent. Quatre départements sont en tête. Le plus touché reste la Seine-Saint-Denis (département le plus pauvre de France et l’un des trois plus peuplés), dépassant largement la centaine de départs depuis 2012. Les chiffres officiels sont à prendre avec précaution car les recensements du ministère de l’Intérieur ne sont pas toujours identiques à ceux des préfectures à l’échelon local, selon si les femmes et les enfants sont comptabilisés ou non. Une marge d’erreur de 10 à 15 % est communément admise. Mais les tendances sont justes. Après le 93 viennent les Yvelines. Non pas que son chef-lieu de Versailles, bastion de la droite bourgeoise, soit un vivier, mais les chiffres de certains points rouges comme Mantes-la-Jolie ou Trappes, ville la plus touchée de France en proportion de sa population, propulsent le département en haut du classement. Trappes, c’est plus de 80 départs pour 30 000 habitants. Le ratio le plus élevé en France. Les jihadistes locaux ont d’ailleurs surnommé leur ville le « Trappistan ». Viennent ensuite les Alpes-Maritimes et la Haute-Garonne. En chiffres absolus avec plus de cent départs, mais pas en proportion de sa population, Nice est ainsi la ville la plus touchée en France. Cela s’explique par la prédication extrêmement soutenue dans ses quartiers populaires, assurée par une personnalité charismatique du jihadisme français, Omar Omsen, ensuite parti en Syrie.
Mais localement, des petites ou moyennes villes ont également constitué des bassins de recrutement affichant entre vingt et cinquante départs pour 20 000 à 50 000 habitants. C’est le cas par exemple de Nîmes, de Lunel, de Roubaix ou d’Hérouville-Saint-Clair. La logique mimétique du « groupe de potes » n’est pas universelle, mais elle est aussi un facteur important. C’est celle qui a prévalu à Strasbourg pour le groupe d’un des kamikazes du Bataclan ou à Lunel, d’où on a compté une vingtaine de départs parmi un même réseau d’affinités d’école ou de quartier. Après eux, le mouvement s’est tari. L’un d’eux me racontait d’ailleurs qu’un de ses frères, qui dealait du shit et faisait du rap, avait été attiré en Syrie par leur grand frère pour « le remettre sur le droit chemin ». Il posait avec chaîne en or et casquette bas du front devant une BMW tunée quelques semaines avant de partir. Il n’a commencé à prier qu’en Syrie. Quelques mois après son arrivée, tous deux sont morts à Deir ez-Zor. Certains sont ainsi partis sans aucune conviction, pour rejoindre un copain du quartier ou un frère, et se sont initiés à l’idéologie, endurcis et enfermés dans sa spirale meurtrière, seulement ensuite, en Syrie.
Le jihadisme séduit d’autant plus aisément des individus qui cultivent déjà un ressentiment antisystème et une hostilité envers les institutions publiques françaises. Une majorité d’interviewés ont ainsi baigné dans la radicalité du « nique la France et la police » du rap français, mais également dans les théories conspirationnistes volontiers antisémites. Une partie est passée par la prison ou la délinquance. Cette idéologie ne propose pas tant au mode de vie délictuel de changer que de rester le même tout en étant légitimé religieusement. Tout change pour que rien ne change. Les mots et les usages semblent se métamorphoser alors qu’ils s’islamisent en apparence pour rester les mêmes en réalité. Les codes iconographiques et les normes sociales de ces deux univers paraissent aux antipodes les uns des autres. Ils sont en réalité très proches et tout à fait solubles. Dans le jihad, on ne représente plus son quartier, mais la dawla (l’État islamique). On passe du rap aux anashid (les chants de guerre), du vol et des braquages à la ghanima (le butin de guerre), avec facilité et rapidité. Tout en jouissant d’une hypersexualité potentielle grâce à la polygamie, aux réservoirs de femmes dans les maqqar et même à l’esclavage des Yézidies.
Les dynamiques de jihadisation de la délinquance sont d’autant plus favorisées qu’elles mettent en conformité islamique un mode de vie délictuel ou criminel du point de vue du droit positif, devenu antinomique à celui de Dieu, non pas en lui intimant le changement, mais au contraire, en lui offrant une onction transcendantale. Les prédispositions à la radicalisation religieuse sont ainsi plus fortes que la moyenne dans les milieux du petit banditisme mais aussi en prison. Or ces deux univers à la composition sociologique similaire, aux codes et aux normes fortement compatibles, non seulement se croisent en détention mais sont condamnés à une cohabitation forcée et durable. Ces ingrédients font donc de la prison un lieu de diffusion idéal de la pensée jihadiste à un public particulièrement susceptible d’y être réceptif. Et ce, aujourd’hui plus que jamais. Le nombre de détenus terroristes atteignant en effet des proportions inédites. Pour autant, gare, là aussi, à une généralisation excessive. Si les anciens délinquants sont surreprésentés dans les attentats, ils le sont moins dans la sociologie générale des Français actifs en Syrie. Et 70 % des détenus terroristes n’étaient encore jamais passés par la case prison. La tentation de réduire la sociologie jihadiste à la délinquance est donc grande. Elle fonctionne souvent, mais pas à tous les coups.
Avant de passer au jihadisme, beaucoup ont par ailleurs été sensibilisés à l’islam par des familiers, ou dans les mosquées de musulmans très prosélytes, rigoristes mais non violents – des salafistes, des tablighis. Nombre de ces personnes se sont d’abord tournées vers un salafisme quiétiste et ont eu le sentiment de ne pas pouvoir exercer leur religion en France en raison du principe de laïcité. Ces personnes perçoivent le droit français comme un instrument tourné contre l’islam. Ce sont des néopratiquants qui se considèrent presque tous comme des convertis et qui se coupent, dans un second temps, de ces milieux quiétistes qu’ils jugent compromis par leur acceptation des pouvoirs séculiers. Il est à noter aussi que la quasi-totalité des interviewés venaient de foyers hostiles au jihadisme mais avaient reçu dans leur enfance une éducation religieuse. Cette éducation a, selon leurs dires, été influente. En son absence, beaucoup estiment que l’idéologie jihadiste n’aurait peut-être pas coïncidé avec leur radicalité politique initiale.
Cette idéologie offre un cadre psychologique structurant et apaise aussi des identités complexes, confuses et conflictuelles. De façon empirique, nous pouvons estimer qu’environ 70 % des acteurs concernés sont issus de foyers de tradition musulmane parfois conservateurs mais quasiment jamais sympathisants jihadistes. Les 30 % restants sont des convertis venus du christianisme qui étaient souvent pratiquants. Chez eux, une spécificité est signifiante : ils sont pour la plupart de milieux prolétaires et, au moins dans la moitié des cas, issus d’autres minorités ethniques. La proportion de ceux élevés dans des foyers chrétiens issus de l’immigration subsaharienne mais aussi souvent antillaise, portugaise ou, dans une moindre mesure, asiatique (coréenne ou vietnamienne) est très importante. La France d’outre-mer est aussi très fortement représentée parmi les jihadistes convertis. Quelques individus issus de la communauté des gens du voyage sont même recensés. Pour eux aussi, en majorité issus des couches populaires de la société, le jihadisme offre une cuirasse identitaire qui transforme un vécu humilié, l’intériorisation d’une infériorité sociale, en un sentiment cathartique de surpuissance, en prétendant faire table rase des nationalités, des inégalités ethniques, tout en se posant comme unique détenteur et garant de la vérité islamique.
À tous ces éléments s’ajoute souvent un contexte familial particulier. L’institution présente la famille comme une solution. Dans bien des cas, elle semble être au contraire une partie du problème. Sans verser dans la facilité analytique d’une psychologie de comptoir, et tout en rappelant que beaucoup ont aussi leurs deux parents, on note cependant que de nombreux interviewés évoquent une relation fusionnelle avec la mère et l’absence d’un père. Autre schéma récurrent, celui d’enfants issus de couples ethniquement ou religieusement mixtes. Chez ces enfants éduqués dans une France blanche républicaine et universaliste, une contradiction identitaire peut se heurter aux injonctions assimilationnistes face auxquelles le jihadisme confère un rempart, là-aussi structurant. Parfois, des cellules familiales sont même totalement dysfonctionnelles. Citons par exemple le cas de cette jeune femme du sud de la France, partie en Syrie, et qui s’était convertie au jihadisme après avoir été élevée par des parents toxicomanes. Sa mère avait fini par se prostituer et par mourir d’une overdose. Citons aussi le cas de cette autre convertie originaire du centre de la France et dont le père alcoolique battait elle et sa mère, ouvrière. Citons enfin le cas de cette Française convertie après avoir subi des violences sexuelles et s’être prostituée. Certains parlent aussi de violences sexuelles au sein même des familles. D’autres ont été confrontés à la mort brutale, la maladie d’un parent ou à son abandon. Des dysfonctionnements, parfois imperceptibles de prime abord, au sein des cellules familiales sont donc souvent aussi à prendre en compte.
Les acteurs concernés vivent ainsi le jihadisme comme une purification qui les laverait de ce qu’ils perçoivent comme étant des souffrances ou des péchés qu’eux ou leurs proches auraient commis. En ce sens, cette idéologie les soulage et leur redonne foi en un avenir promis comme paradisiaque dans l’au-delà, avec un code de conduite qui régit tous les aspects de la vie terrestre et qui leur redonne un sentiment de fierté, de supériorité sur les non-croyants, l’impression d’une renaissance en appartenant à la communauté des élus. Bien sûr, l’addition de ces cas particuliers ne suffit pas non plus pour dresser des tendances lourdes, tout simplement parce que beaucoup de jihadistes n’ont jamais vécu le moindre traumatisme et affichent un parcours scolaire et familial qui frappe uniquement par sa banalité.
Demain sur « Les Jours » : la suite de l’analyse de David Thomson, qui ausculte les ressorts psychologiques et religieux de la radicalisation, et les enjeux, pour la France, du retour de ces anciens jihadistes.