Ils ont beau jeter un froid, insensé ce qu’ils sont bavards. Oui, même à zéro degré (6 maximum), leurs clayettes racontent nos vies. Notre besoin animal de calories. Nos envies (du pesto fait maison, une pâte à cookies, une petite blanquette) ; nos petites fringales coupables (du surimi englouti à même la barquette, un cornichon, un nuggets après une bringue arrosée) ; notre souci de manger é-qui-li-bré (ou pas). Mieux, ils sont aussi le révélateur un brin givré de nos amours (solo ? en couple ? en famille ?), nos revenus, notre éducation, nos origines. Eux, ce sont bien sûr les frigos (de frigus, « froid » en latin), débarqués en France il y a tout juste soixante-dix ans. Il s’en vend toujours plus de deux millions par an dans l’Hexagone. Un marché qui, comme le reste du gros électroménager, a pété le feu en 2021, le confinement ayant
Fort bien. Mais que renferment-ils dans le détail ? Suit-on à la lettre les messages sanitaires qui, depuis le fameux « mangez cinq fruits et légumes par jour » de 2007, ne cessent de clignoter (gaffe au sel, au sucre, aux additifs et, depuis peu, aux édulcorants…) ? Sommes-nous bios ou bof ? Locavores ou rien à faire ? Champions du Nutri-Score (le fameux logo lancé en 2017 qui classe la qualité nutritionnelle d’un produit de A à E), de l’application Yuka, qui analyse les étiquettes et leur influence sur notre santé, ou du « au pif » ? Viandards ou portés sur les petites graines ? Inconditionnels de la livraison ou du couple chariot-panier ? Ou de plus en plus très préoccupés par notre pouvoir d’achat rogné par une inflation qui joue à « chauffe Marcel » comme jamais depuis 1985 (plus 4,8 % en avril 2022) ?
Face à tant de questions, Les Jours ont décidé de passer au crible les intérieurs de ces réfrigérateurs et demandé à d’aimables mangeurs de leur ouvrir leur porte. Oui, carrément. Objectif : pénétrer dans leur intimité alimentaire et observer de près ce que constatent à gros traits les études qui s’enchaînent depuis 2001, date du lancement par le ministère de la Santé d’un Programme national nutrition santé (PNNS).
Prenons la dernière enquête Inca 3 publiée par la très sérieuse (et surtout indépendante) Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). À l’en croire, nous engloutissons 2,9 kilos d’aliments chaque jour (60 % de cette ration étant apportée par des boissons) soit environ 2 200 calories. Mais quel est le menu ? L’assiette aurait un genre, avec des « femmes qui privilégient généralement les yaourts et fromages blancs, les compotes, la volaille et les soupes, et des hommes plutôt amateurs de fromages, de viandes, de charcuterie, de pommes de terre et de crèmes desserts ».
L’assiette aurait aussi des progrès à faire : « On trouve toujours plus de produits transformés, encore trop de sel et surtout pas assez de fibres », nous résume l’Anses, qui mentionne en passant qu’au rayon frigo, les aliments ne sont pas toujours bien gardés, avec « des températures pas toujours adaptées et des dépassements de date limite de consommation ». En attendant l’enquête Inca 4 (ou la dernière étude Esteban de Santé publique France), place à nos propres panélistes que nous suivrons tout au long de cette série.
Le premier frigo qu’on a ouvert est celui de Léa, 27 ans, responsable de production industrielle pour une société de cosmétiques à Paris. C’était un vendredi. Le frigo s’était un peu vidé tout en conservant ses basiques : une foultitude de petits pots en verre dans lesquels barbotent des herbes (cerfeuil, persil, estragon…) tandis que dans les rayons, on retrouve un pot d’ail des ours, des citrons confits, de la harissa, de la crème de cacahuètes rapportée de Cuba
En général, je fais la bonne élève en matière de nourriture. Je suis à la limite de l’orthorexie, sauf en vacances avec des potes : là, je peux manger du Nutella H24, alors que je n’en achète jamais pour chez moi.
Après un bout de temps accroupie devant son petit frigo (fourni dans son meublé parisien), Léa se relève et se marre : « J’ai le frigo classique d’une bobo célibataire, un peu tarée sur la bouffe. Quand c’est pas bon, je suis totalement déprimée. Je ne comprends pas ceux qui s’en foutent. Et avalent du thon au Saint-Moret. C’est pas parce que je suis toute seule que je vais manger de la merde. Mais c’est pas caviar et poutargue non plus, plutôt riz au safran. Et en général, ajoute Léa, je fais la bonne élève en matière de nourriture. Je suis à la limite de l’orthorexie [obsession de manger des aliments sains, ndlr], sauf en vacances avec des potes : là, je peux manger du Nutella H24, alors que je n’en achète jamais pour chez moi. Mes amis se moquent, parce que d’habitude je suis plutôt légumes, petites graines, et peu de viande. »
Après Léa, on a taillé la bavette avec d’autres jeunes chez qui le frigo est bien plus qu’un conservateur de nourritures. Adrien (éducateur) et Paula (étudiante), 25 ans tous les deux, ont fraîchement emménagé ensemble dans le XXe arrondissement de Paris. Histoire de nourrir leur vie commune, ils ont très vite investi dans un gros frigo blanc (166 litres, 206 avec le congélo). Ce soir-là, il est bien rempli : nuggets, lardons, chorizo, lait, œufs, crème fraîche, pâte feuilletée (pour tarte au chèvre ou quiche), moutarde, beurre salé, fromage à croque-monsieur, harissa, parmesan et pecorino (leur kit à pâtes), jus d’orange, quelques légumes (poivrons, tomates, courgettes). « Bien de saison », ironise Paula, qui a pourtant affiché sur les murs le calendrier des fruits et légumes de saison, mais, justifie-t-elle : « Moi, c’est plutôt légumes à chaque repas. Curry de légumes avec riz basmati, pâtes aux légumes, genre crème de poivron avec courgettes… La viande n’est pas trop mon kif. » Adrien : « Depuis qu’on vit ensemble, j’essaie de m’adapter. Mais les nuggets, c’est moi », rigole celui qui tente de faire le puzzle complet de la France avec les magnets des départements offerts par la marque Le Gaulois (le monsieur des cordons bleus). Des différends culinaires ? Ils font bloc. « On a tous les deux très faim. On mange beaucoup », assurent-ils en chœur. L’une en rêvant de plats asiatiques, de nouilles sautées, l’autre qui salive à l’idée d’une belle pièce de bœuf avec aligot. Et surtout de petits restos, mais « là, financièrement… c’est pas possible ».
Chez Pauline, 32 ans, business analyst pour un grand créateur de mode, le frigo sis en proche banlieue parisienne ressemble ces derniers temps au désert des Tartares : « Normalement, la bouffe fait partie de mes hobbies. Je peux parler cuisine pendant des heures, me lancer dans des minestrones bien chauds et réconfortants, des polpette à l’italienne, des chilis végétariens, travailler la farine pour confectionner des scones, des pancakes, des babkas, des brioches… Et je suis plutôt du genre entrée-plat-dessert. Mais je viens de me séparer. » Dans le gros frigo (« Avec congélateur, sinon à quoi ça sert d’avoir une sorbetière et comment faire des cocktails sans glaçons ? »), il reste de quoi prendre le petit-déjeuner (fromage blanc, confiture, compotes de fruits, beurre) de la feta pour des salades rapides, du lait d’amande, du Coca et de l’Orangina (« Pour les gueules de bois »), du Tonic Water pour les cocktails. « Et toujours des cornichons à grignoter quand je rentre et que j’ai faim. Je suis une experte du rayon cornichons. » Et une ribambelle d’assaisonnements japonais laissés par l’ex… « C’est temporaire, une phase de transition, en ce moment je ne mange que du vite fait acheté chez Monoprix avec ma carte Ticket Resto », lâche-t-elle dans sa petite cuisine où elle a réussi à caser ses bouquins de recettes préférés. « J’ai l’intégrale de Jamie Oliver, je l’ai découvert en arrivant à Paris, j’aimais bien son esthétique, il a été pionnier, il m’a donné envie de cuisiner. Sa tourte au poulet est l’un de mes plats doudous. »
Après deux ans de pandémie avec confinement, à cuisiner matin et soir, j’en ai marre. Mais je ne veux pas acheter des plats tout faits, sauf les nuggets, cordons bleus et pizzas.
Cherchant à mettre les bouchées doubles, on a poursuivi notre tournée des frigos dans des familles chez qui bien le remplir frigo rime avec… obligation. Un lundi soir, on a toqué chez une famille de cinq : Gwen (50 ans), sans emploi, et Renaud (63 ans), gros poste dans une banque, et leurs trois enfants (une infirmière de 22 ans, une étudiante en droit, un garçon en seconde). « On a pris le modèle de frigo le plus important. Celui d’une famille nombreuse qui reçoit beaucoup. Il est toujours blindé. » Même sur le dessus, où trône un généreux assortiment à apéros. Dans cette caverne d’Ali Baba, « on est très légumes, herbes et condiments » (carottes, navets, poireaux, concombre, coriandre, persil…) précise Renaud, qui fait l’inventaire : « Ma menthe fraîche pour mon thé, les bières de madame et son jus de gingembre, jus orange-carotte et jus de pomme de la petite tribu, un maximum de sauces, de pesto, de petites compotes, de laitage, de la viande pour la semaine, de la volaille, du jambon, la vinaigrette de la semaine… Mais on a aussi toujours une bouteille de champagne au cas où on aurait un truc à fêter. »
« Les déjeuners sont à géométrie variable, ça dépend de qui est là. Le soir, on mange ensemble. L’hiver, on est soupes un jour sur deux, résume Gwen, qui passe au moins une heure par jour en cuisine. On mange tous les jours des légumes et des féculents. Les enfants aiment moins la viande que nous, on en tient compte. Après deux ans de pandémie avec confinement, à cuisiner matin et soir, j’en ai marre. Mais je ne veux pas acheter des plats tout faits, sauf les nuggets, cordons bleus et pizzas. » « Je regarde Nutri-Score, j’ai Yuka, et je suis bio à fond », intervient Renaud. « Moi, je ne prends que le lait et les œufs en bio, j’ai une notion du budget et du temps passé à faire les courses », précise Gwen, qui ajoute : « On aime bien cuisiner, mais la cuisine du quotidien fait chier. » C’est dit.
Direction chez Coline et Yoan, 33 ans tous les deux, un bébé de 10 mois, un garçon de 4 ans, quatre poules, plein de tortues et une petite maison à Lucenay, près de Villefranche-sur-Saône. Encore un numéro que ce frigo. Carrément un deux-portes acquis avant l’arrivée du premier enfant. Coline, aide-soignante : « On voulait un frigo américain mais… » Yoan, chargé de formation dans une grande chaîne de fast-food, précise : « Il fait pas les glaçons en direct. Y a pas d’arrivée d’eau, juste un réservoir. Mais ici, tu peux venir quand tu veux, il y a toujours à manger et à boire [un cubi de rosé, ndlr]. » Il enchaîne : « Je fais du fast-food, de la malbouffe, mais c’est pas pour ça que je m’alimente mal. » Coline : « Dans notre frigo, c’est à peu près toujours la même base. » Des fromages (comté, gruyère râpé, saint Agur, Cousteron), des knackis pour le petit, des yaourts grecs, de la compote, du cervelas ( « C’est trop bon, et c’est un hommage à ma grand-mère qui m’en servait souvent »), du surimi pour grignoter avec de la mayonnaise, de quoi faire une quiche, des gros plats comme un sauté de porc dont une partie est congelée. « On est très viandes, avoue Coline. Ça, je peux pas m’en passer. Quand j’ai faim, mon cerveau dit “viande”. J’essaie aussi d’avoir un plat avec légumes et féculents. Mais Yoan et Nolan [le petit de 4 ans, ndlr] n’aiment pas trop les légumes… Pourtant, j’ajoute de la crème. » Elle réfléchit : « En fait, faudrait faire des menus. » Yoan : « Oui, on a du stock qui dort. » Coline : « Ce serait plus équilibré. » Yoan : « Oui, faudrait… »
Ainsi s’achève notre première virée avec déjà quelques surprises : mais comment se fait-il qu’en sus du basique commun à tous (œufs, laitages, beurre, jambon souvent), tous nos interviewés aient de la harissa dans leur frigo ? Ça va pimenter la suite de notre enquête…