De Colmar (Haut-Rhin)
Samedi 30 mai, 15 heures. Le médecin Jean-Rémy Savineau sort de la dernière chambre occupée par un patient Covid-19 aux urgences de l’hôpital Louis-Pasteur, à Colmar. Il vient d’indiquer au jeune homme qu’il doit s’isoler chez lui. « Ses premiers symptômes datent d’il y a moins de 24 heures. Il vaut mieux le tester mardi prochain », explique le docteur en enlevant surblouse, lunettes de protection, charlotte, gants et masque FFP2. Les trois derniers lits Covid de l’unité d’hospitalisation de courte durée (UHCD) sont donc libres. Lors de la première semaine de juin, sur plus de 350 patients testés aux urgences de Colmar, seules trois personnes étaient positives au coronavirus. Dans une salle de pause à l’odeur de menthe fraîche, Jean-Rémy Savineau profite de cette baisse d’activité Covid pour goûter quelques cerises apportées par une collègue. Il parle du coronavirus comme d’« une parenthèse déjà fermée pour reprendre la casse de l’hôpital public ».
Avec leurs collègues de Mulhouse, les urgentistes de Colmar ont été les premiers à faire face à la pandémie de coronavirus en France. Les soignants colmariens se situaient à une quarantaine de kilomètres du quartier de Bourtzwiller, où s’est tenu un rassemblement de l’église évangélique La Porte ouverte chrétienne, mi-février. Cet événement est aujourd’hui considéré comme l’origine du premier « cluster » français de Covid-19. Par la suite, une vague d’un millier de patients Covid a déferlé sur les urgences de Colmar. Médecins et infirmières se souviennent d’avoir « intubé à la chaîne » des personnes dont l’état respiratoire se dégradait de façon « fulgurante ». Selon le chef du pôle urgences, Yannick Gottwalles, que Les Jours ont régulièrement interviewé tout au long du confinement, près de 90 personnes sont décédées des suite du coronavirus au sein des hôpitaux civils de Colmar. Début juin, il ne restait plus que deux personnes en réanimation.
C’est donc ici que Les Jours ont décidé de s’installer pour se mettre au chevet de l’hôpital public et vérifier si les promesses gouvernementales sont tenues : après une saison 1 d’Urgences en immersion à l’hôpital Delafontaine, en Seine-Saint-Denis, pendant la grande grève de 2019, nous voici à Colmar, dans une des régions les plus touchées par le Covid-19. Là, la pénurie de l’hôpital dénoncée avant l’épidémie s’est elle aussi retrouvée en première ligne face au virus, exposée aux yeux de tous. Dix jours avant le confinement, Yannick Gottwalles alertait déjà l’agence régionale de santé (ARS) Grand Est : « Je leur disais qu’on ne tiendrait pas face à l’afflux de patients Covid… Je n’ai jamais eu de réponse, même pas un accusé de réception », raconte le médecin de 55 ans. Sa reconnaissance va plutôt aux 217 membres du personnel soignant qui ont travaillé aux urgences pour accueillir près d’un millier de patients positifs au Covid-19. Il remercie aussi les entreprises et les particuliers qui ont fait don de milliers de masques, dont la gestion par le gouvernement a été tellement remise en cause : « Mi-mars, pendant une semaine, nous avons pu travailler grâce à ces donations en attendant les stocks d’État. »
Fin mai, les urgences de Colmar ont repris leur configuration normale. À part une attention accrue au port systématique du masque par les soignants et les patients, Yannick Gottwalles ne note pas de modification majeure dans l’agencement de son établissement. Seule trace du coronavirus : des dizaines de dessins accrochés aux murs. Les enfants du Haut-Rhin ont ainsi exprimé leur reconnaissance envers le personnel soignant engagé face à la pandémie.
Le flux de patients revient aussi à la normale : en période de Covid, 70 à 75 personnes se présentaient aux urgences chaque jour, contre 140 passages quotidiens habituellement. Ce samedi 30 mai, derrière un ordinateur du poste de contrôle des urgences, Yannick Gottwalles prévoyait « environ 120 passages d’ici la fin de la journée », la moitié d’entre eux sont blessés suite à une chute, un accident de moto ou de voiture. L’autre moitié est orientée vers le service de médecine générale : « Ce sont tous ceux qui viennent pour des douleurs chroniques depuis deux mois ou une grippette, une toussette ou une crachotte. » Autre signe de l’accalmie relative aux urgences colmariennes : sur un mur du poste de contrôle, un tableau blanc indique des dizaines de lits disponibles en médecine, en réanimation ou en chirurgie. « En mars, toutes les cases étaient remplies de zéros », décrit Yannick Gottwalles. Par manque de places au pic de la pandémie, l’hôpital de Colmar a dû évacuer près de 300 patients vers d’autres hôpitaux de France, Allemagne ou Luxembourg.
Là, c’est calme. Ça fait du bien. Avant le coronavirus, on avait parfois des couloirs remplis de patients sur des brancards.
Tous les membres du personnel soignant goûtent cette période creuse. Christine sort d’une chambre nettoyée après le départ d’un patient. D’ordinaire, l’aide-soignante de 59 ans est débordée par plus d’une dizaine de malades, souvent grabataires, en attente d’être hospitalisés. Mais aujourd’hui, un service de pneumologie a rouvert après avoir été transformé en zone Covid. De quoi soulager l’équipe de l’unité d’hospitalisation de courte durée. Christine en profite pour faire des inventaires. L’aide-soignante n’a aucune envie de revenir au rythme de travail qui a précédé la pandémie : « Là, c’est calme. Ça fait du bien. Avant le coronavirus, on avait parfois des couloirs remplis de patients sur des brancards. Les personnes voulaient aller aux toilettes, mais même avec la meilleure volonté du monde, on n’avait pas le temps de s’en occuper. »
En arrivant aux urgences de Colmar avec le photographe Mathieu Cugnot, nous avions encore en tête les images de personnels soignants débordés, sous-équipés et en sous-effectif. La réalité est toute autre en cette fin du mois de mai. Personne ne court. Le silence est parfois troublé par le passage d’un aspirateur. Lorsqu’un patient appelle un infirmier ou une infirmière en appuyant sur un bouton dédié, un soignant en blouse verte accourt rapidement. À côté, la salle de pause des urgences est pleine de brioches, de viennoiseries et autres cheesecakes. Des internes en médecine ont apporté de quoi fêter leur dernier jour aux urgences de Colmar. L’ambiance est chaleureuse, les rires fusent.
Après sept mois de stage et une crise sanitaire inédite, la timidité des internes s’est évanouie. Au poste de contrôle, un étudiant vanne des collègues en entendant les rots sonores d’une patiente de 26 ans prise de fortes douleurs à l’estomac. « Ça se lâche en fin d’internat », constate une médecin spectatrice des blagues douteuses. Arthur, 25 ans, commence son stage en médecine libérale la semaine suivante. À Colmar, le jeune homme se félicite d’avoir beaucoup appris sur le premier diagnostic d’un patient aux urgences, entre l’analyse du teint de la peau, des signes cardiaques ou pulmonaires. La période Covid a aussi été « très intéressante au niveau des pathologies respiratoires ». Mais l’étudiant se satisfait aussi de ne plus avoir à traiter de patients Covid-19 à la chaîne : « Le coronavirus demande un travail très systématique, des examens, des prises de sang, des tests PCR, parfois des scanners des poumons. Au bout d’un moment, ça devient juste chiant. »
Avec des patients moins nombreux, le personnel soignant retrouve aussi des gestes d’attention et de réconfort qui rendent le travail plus humain. Après avoir vérifié les constantes (tension, rythme cardiaque, température…) de ses patients, Émilie entend la faible voix d’une personne âgée couchée sur un brancard. Elle s’approche :
« Qu’est-ce qui ne va pas, Madame ?
Ça me fait mal à la tête [en montrant son serre-tête].
Attendez, je vais le remettre.
Vous êtes vraiment gentille [en sanglotant].
Mais il ne faut pas pleurer, Madame, sinon je vais me mettre aussi à pleurer [en lui tenant la main]. »
Puis l’infirmière de 34 ans sort prendre une pause. Émilie s’allume une clope, puis une deuxième. L’ancienne travailleuse sociale auprès de personnes âgées a surtout souffert psychologiquement à partir de la mi-mars : « Les restrictions d’âge par rapport à l’admission en réa, c’était dur à gérer… » Elle se souvient aussi d’un homme de 79 ans, sans antécédent médical, « qu’on a dû laisser partir, parce qu’on n’avait pas de place en réa… ».
On est juste des soignants et on veut juste faire le taf le mieux possible.
Malgré la baisse continue du nombre de patients Covid, le personnel soignant des urgences de Colmar reste sur ses gardes. Noémie Steffan est une ancienne infirmière. Depuis 2019, elle exerce en tant que « bed manager ». Cette nouvelle profession doit permettre de soulager les soignants sur le terrain en suivant le nombre de lits disponibles, en répertoriant les besoins en hospitalisation pour organiser le transport des patients à opérer. Dès le mois d’avril, l’infirmière référente a passé plusieurs semaines à anticiper une éventuelle deuxième vague. Au sous-sol, elle a préparé plusieurs chariots remplis de masques, de gel hydroalcoolique, de charlottes ou encore de surblouses : « Chaque chariot permet aux urgences de tenir deux jours », explique-t-elle. Noémie Steffan a aussi photographié toutes les portes condamnées ou marquées d’un panneau « zone Covid » pour faciliter le basculement de l’établissement en mode pandémie.
Ici, la totalité du personnel soignant redoute surtout une réforme trop timide du système de soins français. Infirmier des urgences de Colmar depuis dix ans, Sonny Febrissy se serait bien passé de l’héroïsation de son métier par la communication gouvernementale : « On est juste des soignants et on veut juste faire le taf le mieux possible. » L’homme en blouse verte se moque volontiers de la médaille annoncée. Il souhaite avant tout une revalorisation salariale pour les infirmiers et s’inquiète de voir le Collectif inter-urgences écarté des négociations du « Ségur de la santé » entamées le 25 mai.
Les revendications du personnel soignant sont nombreuses : la « bed manager » Noémie Steffan aimerait que les fermetures de lits cessent et que les urgences puissent recruter de nouveaux aide-soignants. Le médecin Jean-Rémy Savineau souhaiterait que les économies soient faites au niveau des postes administratifs et des agences régionales de santé plutôt qu’à l’hôpital, « déjà à bout depuis plusieurs années ». Côté gouvernemental, le Premier ministre promet une revalorisation « significative » du salaire des soignants. Tout en évacuant le sujet de la gouvernance des hôpitaux, Édouard Philippe s’est aussi prononcé pour une réforme du statut des hospitaliers. Elle permettrait notamment de moduler les rémunérations des médecins en fonction du risque, de la pénibilité ou de la technicité de leur travail. Le ministre de la Santé, Olivier Véran, s’est aussi prononcé pour un « cadre beaucoup plus souple » au niveau du temps de travail hebdomadaire.
Au plus bas de l’échelle salariale, les agents des services hospitaliers (ASH) craignent d’être les « oubliés » de la concertation gouvernementale. Après avoir nettoyé les couloirs et les chambres des urgences depuis 6 heures du matin, Frédéric Henlein prend une pause. Entre deux taffes sur sa cigarette électronique, il évoque ses doutes quant à l’impact du « Ségur de la santé » sur sa profession. Malgré un salaire de 1 300 euros net, l’amateur de sports de combat juge que la réforme doit porter en priorité sur la gestion des ressources humaines : « En quatre ans, on a perdu deux postes et demi. Et les cadres ne comprennent toujours pas que ce métier est trop physique pour l’exercer pendant vingt ans. Il faut plus de flexibilité face à des ASH blessés qui demandent à changer de poste. »
Le directeur des urgences, Yannick Gottwalles, dit « ne rien attendre de ce “Ségur” ». Pour le chef de pôle, les dernières réunions avec l’ARS ont prouvé que les discours de réduction budgétaire et de fermetures de lits prévues avant l’épidémie restent d’actualité. Or, le docteur estime qu’un véritable « changement de cap » est nécessaire aujourd’hui : « Les épidémies successives, H1N1, Ebola, Sars-Cov puis Covid-19, montrent qu’il faut accepter des variations importantes dans la quantité de patients à admettre et dans les moyens à mettre en place. Cela signifie qu’il faut avoir des services fermés mais avec un personnel mobilisable tout le temps. » Chef du service des urgences en binôme avec Yannick Gottwalles, Éric Thibaud se dit « lucide donc pessimiste » face au « Ségur de la santé » : « J’ai déjà connu six concertations du monde de la santé, une par ministre. » Mais pour le médecin, rien ne s’est jamais amélioré par la suite : « On attend toujours un changement de la façon de penser le financement du monde de la santé. »
Désormais, les deux responsables des urgences colmariennes ne craignent plus une deuxième vague de coronavirus. Mais pour Éric Thibaud, « une crise sociale entraînera une dégradation de la santé de la population, entre hausse de la toxicomanie, baisse de l’hygiène de vie ou augmentation de l’obésité ». Yannick Gottwalles anticipe lui aussi un nouvel afflux de patients lié à la crise économique à venir. Les urgences sont-elles prêtes à faire face à cette nouvelle vague ? Le directeur réfléchit un instant : « On n’a jamais vécu ça. »