Enlevez les proies et les prédateurs périclitent, on l’a vu (lire l’épisode 9, « Les insectes rendent l’antenne »). Mais si vous enlevez les prédateurs ? Les proies d’hier pourraient devenir toutes-puissantes et modifier en profondeur leur environnement. Cet effet domino est plutôt simple à comprendre… mais parfois difficile à prouver, notamment avec les grands mammifères. Justine Atkins, doctorante en biologie à l’université de Princeton, aux États-Unis, a relevé le défi avec les guibs harnachés, des antilopes d’Afrique centrale et méridionale.
Dans une étude publiée le 7 mars dernier dans la revue Science et relayée par le magazine américain Pacific Standard, elle décrit comment ces bestioles profitent au Mozambique de l’éradication des grands carnivores, due à la guerre civile (1977-1992). Dans le parc national Gorongosa, des guibs harnachés audacieux sortent de leur zone de confort, sous le couvert des arbres, pour s’aventurer dans la plaine, où ils étaient autrefois chassés par les léopards, les lycaons, les hyènes et les lions. Conséquence de quoi, ils boulottent en toute quiétude des plantes peu prisées des autres herbivores de la plaine mais plus riches en protéines que celles des parties boisées… Ce qui leur donne un avantage compétitif sur leurs congénères plus craintifs restés dans les zones couvertes.
Justine Atkins a montré que, en disposant dans la plaine des excréments de lion et de l’urine de grands carnivores, et en diffusant des enregistrements de léopards, les antilopes retrouvaient, des années après, leur peur ancestrale… et retournaient sous les arbres. Preuve que les bouleversements de l’écosystème sont, au moins en partie, réversibles. Mais, malgré la réintroduction l’an dernier de 14 lycaons dans le parc, cette expérience ne correspond malheureusement pas à la réalité des superprédateurs dans le monde. À cause de la disparition de leurs proies donc, de la destruction de leur habitat (lire l’épisode 51, « La course arrêtée des jaguars »), mais aussi du changement climatique, ils sont aujourd’hui globalement menacés, comme le documente la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature.
Vous êtes sûrs ? California Dreamin’ ? Mouais. Il y a les sécheresses, qu’on retrouve derrière les incendies de ces dernières années (lire l’épisode 33, « La Pacific Gas & Electric Company a les fils qui se touchent »). Il y a l’activité sismique de la région. Il y a les glissements de terrain, qui ont valu à la Highway 1 d’être coupée pendant quatorze mois entre 2017 et 2018. Il y a les route côtières inondées par les vagues, comme à Corcoran Lagoon, près de Santa Cruz, en 2016.
Une récente étude table, elle aussi, plutôt sur un cauchemar pour le littoral californien. Pilotée par l’Institut d’études géologiques des États-Unis et publiée dans la revue Scientific Reports, elle associe pour la première fois de multiples paramètres. À la hausse du niveau de la mer due au changement climatique, elle ajoute les tempêtes, l’action des marées, l’érosion des falaises, la disparition des plages, etc. Le but : obtenir une estimation plus fine du risque d’inondation sur les côtes.
Histoire de ne pas se contenter de prévisions pour 2010, le modèle utilisé joue avec les variables : hausse des eaux de 25 cm ou de 2 mètres ? Tempête annuelle, de la décennie ou du siècle ? Grâce à ce travail, on constate que même avec des valeurs assez faibles les conséquences sont désastreuses, effets combinés obligent. Comme le souligne le Los Angeles Times, « avec une projection de hausse du niveau de la mer de 25 centimètres pour 2040, le nombre de Californiens exposés à une inondation ne semble pas trop significatif – mais ajoutez une “tempête du siècle” et ce sont sept fois plus de gens qui sont en danger ». Au point de mettre en péril la vie de ces habitants ? On ne le saura pas. Car les chercheurs ont choisi d’insister sur leurs conclusions en dollars sonnants et trébuchants : tant de dégâts chiffrés à telle somme, tant de demeures côtières de telle valeur détruites… L’étude vise manifestement plus les décideurs que les populations.
Aaaaaah, enfin, mon feuilleton estival reprend – oui, un peu comme Orages d’été, mais pas tout à fait quand même. Que je vous raconte… En juillet dernier, dans les premiers rôles de ma saga à moi, pas d’Annie Girardot ni d’Élisa Servier, mais des libellules par dizaines : du parc parisien de la Villette aux Alpes-de-Haute-Provence, du Lot au Cantal, elles me semblaient pulluler. Mais ce boom d’odonates – l’ordre d’insectes qui regroupe libellules et demoiselles – était-il réel ? Impossible de le savoir. J’ai même posé la question à mon éminent collègue Thibaut Schepman à la rentrée ! Las, il n’avait pas la réponse. Un blog du Washington Post semblait partager mon constat et mettait l’hyperactivité des bestioles sur le compte des pluies du printemps et de la recrudescence de proies. Mais c’était plutôt maigre pour mon enquête franco-française… que j’ai fini par oublier avec l’hiver.
Heureusement, un article de Libération paru ce dimanche est venu me rappeler à mes amours de vacances. Jean-Pierre Boudot, un des plus grands spécialistes français, y parle de la seconde édition du Cahier d’identification des libellules de France, Belgique, Luxembourg et Suisse (Biotope Éditions, 2019) qu’il cosigne. S’il ne commente pas directement la prolifération de ses insectes préférés, son ouvrage constate que, parmi les 106 espèces et sous-espèces étudiées, cinq sont nouvelles dans nos contrées : venues d’Espagne et d’Afrique, elles sont poussées vers le nord par le changement climatique. En revanche, au moins une espèce, Sympecma paedisca, a disparu en France, à cause de la fragilisation de son habitat.
Dans la préface du guide, Klaas-Douwe B. Dijkstra, également chercheur ès libellules, alerte : « Alors que les eaux douces ne couvrent qu’un pour cent de la surface terrestre, elles hébergent dix pour cent des espèces animales. Ces dernières y sont plus menacées que dans n’importe quel autre type d’habitat. Les libellules et les demoiselles font figure d’ambassadrices de ce monde négligé. » Dans Libération, Jean-Pierre Boudot appelle, lui, à rester prudent : « Il faut faire attention à ne pas attribuer au seul changement climatique ces déplacements [de libellules]. Elles peuvent tout simplement effectuer des changements d’habitats, bien qu’il y ait souvent des synergies entre les changements d’habitats et les changements climatiques. » Chouette, comme Orages d’été, le feuilleton Les Libellules de juillet aura une suite.
Dans un remarquable entretien pour la revue Ballast, le philosophe Pierre Charbonnier disait en septembre dernier : « Il y a 58 réacteurs [nucléaires] en France répartis sur 19 centrales en activité. Donc à moins d’habiter à côté d’une centrale, (…) on ne voit pas les sites de production d’électricité. » Avant d’ajouter : « Pour le pétrole, c’est pareil, car il y en a très peu en Europe – ceux qui existent sont majoritairement offshore. On vit donc sur un socle énergétique qui est en apparence extra-territorial, non pas parce que l’énergie apparaît par magie, mais parce que les infrastructures sont quasiment invisibles. » Mais quand l’illusion est rompue, elle est rompue. C’est le cas depuis près d’un mois pour les habitants des communes d’Autouillet, de Vicq et de Boissy-sans-Avoir, dans les Yvelines.
Depuis que, le 24 février dernier dans la soirée, une fuite a été signalée sur le pipeline d’Île-de-France, quelque part entre le dépôt de Gargenville, dans les Yvelines, et la raffinerie de Grandpuits, en Seine-et-Marne (l’oléoduc prend sa source au port du Havre). Le lendemain matin, l’endroit d’où s’écoulaient les hydrocarbures était repéré, mais 900 mètres cubes de pétrole avaient eu le temps de s’échapper, souillant une dizaine d’hectares de champs et des ruisseaux alentour.
Très vite, le ministre François de Rugy se rend sur place, la préfecture des Yvelines prend des arrêtés, les autorités diligentent des études. Les résultats sont publiés : on évoque une « faible mortalité animale », avec « 1,5 kg de petits poissons, 11 gros poissons, 9 oiseaux, 5 ragondins » tués. On contrôle les « eaux superficielles », les « eaux souterraines », les « zones naturelles »… De son côté, Total, le propriétaire du pipeline, assure la com de crise. Le géant organise des réunions publiques d’information, diffuse, lui aussi, de nombreux résultats d’analyse, affirme avoir pompé 430 mètres cubes d’hydrocarbures purs et 800 autres mélangés à de l’eau, et nettoyé 80 % des cours d’eau touchés au 13 mars. Bref, tout le monde fait plutôt le job…
Et pourtant… La défiance s’est installée dans la population, raconte BFMTV. Une riveraine exprime ainsi ses doutes sur la situation en profondeur, évoque le nuage de Tchernobyl arrêté à la frontière française… Rien n’y fait, l’annonce des 30 000 mètres cubes de terre qui vont être remplacés – à grands renforts de camions qui émettront des gaz à effet de serre – ne rassure pas comme elle devrait. Peut-être parce que l’origine du problème est toujours inconnue à ce jour. Peut-être aussi parce que l’accident – comme la catastrophe – a parfois cet effet : il dessille les yeux. Ici, il pointe notre dépendance au pétrole, l’extrême fragilité de notre modèle énergétique.
La fin du monde, pas pour les enfants ? Pffff, n’importe quoi ! Ils y ont droit aussi, pas de raison. C’est ce que prouve magistralement Émile Bravo dans la BD Un plan sur la comète (Dargaud, 2011). Dans la sixième de ses « épatantes aventures », l’ado Jules et sa copine Janet sont embarqués dans une mission qui les mène de la Terre à la Lune, et vice-versa.
Leurs amis extraterrestres Tim et Salsifi leur ont confié un secret : une comète va bientôt anéantir l’espèce humaine. Seule solution pour la sauver : qu’ils arrivent à convaincre l’affreux industriel Pipard de renoncer à puiser le pétrole du pôle Sud. Alors seulement Tim, Salsifi et toute la communauté intergalactique extraterrestre daigneront détruire la comète meurtrière. Le scénario est délirant, mais carré côté science, et même histoire – spéciale dédicace à l’évocation du Traité sur l’Antarctique de 1959. Les vannes pas gnangnans pour un euro s’enchaînent. Les clins d’œil à On a marché sur la Lune et à Coke en stock aussi. Bref, on a affaire au meilleur de la bande dessinée d’aventures pour enfants de 7 à 77 ans, avec du changement climatique en sus… et de l’extinction de masse des espèces. C’est une romance d’aujourd’hui, une époque où les jeunes sont contraints de faire la grève climatique !
Extraits :
À lundi (si on tient jusque-là).