Supprimer la Cour de justice de la République, une institution désespérément complaisante quand elle juge les ministres ; créer une « Banque de la démocratie » pour permettre aux partis politiques de se financer sans être sous la coupe d’établissements financiers privés ; obliger les parlementaires à rédiger des notes de frais pour se faire rembourser les dépenses liées à leur fonction… Ô que voilà de bonnes idées pour moraliser la vie publique ! Et qui les a présentées, la semaine dernière, à la surprise de tous ? François Bayrou, en dévoilant à la presse sa réforme pour « redonner confiance dans la vie démocratique », le nouveau nom de la loi sur la moralisation.
Encore que, à la surprise de tous est peut-être un peu fort. Parmi la centaine de journalistes venus assister à cette présentation, beaucoup se fichaient pas mal du contenu de la loi et attendaient juste une réaction du garde des Sceaux aux affaires Ferrand et Sarnez. Ils sont repartis frustrés : François Bayrou a lu l’article 30 du code de procédure pénale (qui indique que le ministre de la Justice ne « peut adresser aucune instruction dans les affaires individuelles ») et déclaré qu’il ne pouvait donc faire « quelque commentaire que ce soit ». Mais les spécialistes de la question, eux, ont été bien étonnés. Ils ont découvert lors de la conférence de presse que Bayrou s’était largement affranchi des promesses d’Emmanuel Macron. Prenez la plaquette d’En marche, où le programme est détaillé : la « grande loi de moralisation de la vie publique » promise par le candidat devait comprendre six mesures. Bayrou n’en a gardé telles quelles que deux. Il a modifié ou laisser tomber le reste et a rajouté seize autres points, totalement nouveaux.
Une telle prise de liberté par rapport au programme est a priori étonnante. Surtout qu’elle est assumée collectivement. Personne à l’Élysée ou à Matignon n’a depuis « recadré » le ministre, comme il est d’usage quand on s’éloigne trop de la ligne fixée par le Président. Tout laisse à penser que le nouveau chef de l’État se fiche pas mal du contenu de la loi sur la moralisation. Voire qu’il n’aurait pas vraiment de conviction sur ce qui est moral et ce qui ne l’est pas en politique. Mais, si on revient en arrière et qu’on regarde ce qui s’est passé lors de l’élaboration du programme d’En marche, cette absence de réaction est en fait assez prévisible.
Dans un premier temps, Emmanuel Macron n’avait pas du tout l’intention de proposer des mesures pour moraliser la vie politique. Il voulait seulement la rénover. Comme nous l’avons déjà raconté (lire l’épisode 1, « On vous remonte la morale »), le candidat d’En marche est allé chercher des propositions dans ce domaine chez un groupe de jeunes « progressistes » passés par les cabinets ministériels et le monde de l’entreprise, la plupart étant membres du think tank Bouger les lignes (B2L). Le résultat ? Une ébauche de programme, achevée en décembre 2016, qui promouvait des parcours mélangeant public et privé, mais sans aucune réflexion sur les conflits d’intérêts.
Puis est arrivée l’affaire Fillon. Et il a fallu s’adapter. Le 25 janvier 2017, rappelez-vous, Le Canard enchaîné révèle que le candidat Les Républicains a employé sa femme comme collaboratrice parlementaire depuis des années sans que personne ne sache ce qu’elle faisait. Le scandale enfle et les scoops se suivent sur les pratiques très peu éthiques de François Fillon. Mais, pendant plusieurs semaines, Emmanuel Macron reste très flou sur le sujet. Le 2 février, en meeting à Lyon, il se permet quelques allusions. Il évoque « un moment grave (…) où les scandales, chaque jour, dévoilent les pratiques d’un autre âge » et où s’installe « une lèpre démocratique ». Mais il se garde bien de proposer quoi que ce soit, se contentant d’expliquer qu’il faut « lutter contre » cette lèpre et « restaurer la dignité de la vie publique », en ayant « une exigence de transparence ».
En réaction notamment à l’affaire Fillon, des propositions précises vous sont faites pour renforcer encore la transparence de la vie politique.
C’est que, au même moment, comme le montrent les échanges internes à En marche révélés par les « Macron Leaks » (cette fuite informatique ayant rendu publique une partie des mails échangés par les équipes de Macron), le candidat n’a pas la moindre petite proposition en stock. Il faut attendre le 7 février pour qu’un de ses conseillers, Clément Beaune, fasse remonter une note « post-Penelopegate », et que le sujet soit enfin à l’ordre du jour. La note passe par Didier Casas, l’un des responsables des groupes de réflexion d’En marche, qui la transmet ensuite à Fabrice Aubert, chargé spécifiquement, lui, du dossier « Institutions ». « Ces propositions rejoignent en partie celles que j’envisageais de vous faire au titre des mesures de transparence/moralisation à appliquer aux parlementaires », réagit Fabrice Aubert. Et, à la demande de Casas, il rédige une note de synthèse intitulée « Institutions et vie politique » à l’adresse du candidat.
« Pour mémoire, vous avez déjà arbitré plusieurs points relatifs à un renouvellement de la vie publique et politiques des institutions, écrit Fabrice Aubert à Emmanuel Macron. Le sujet de la transparence et de la moralisation de la vie politique a fait l’objet d’échanges spécifiques. En réaction notamment à l’affaire Fillon, des propositions précises vous sont faites pour renforcer encore la transparence de la vie politique. » Suivent trois idées. La première, « l’obligation de casier judiciaire B2 vierge pour être candidat à une élection », se retrouvera telle quelle dans le programme présenté par Macron au début du mois de mars. La deuxième concerne l’indemnité représentative de frais de mandat (IRFM). La note propose que cette somme (de 5 770 euros brut par mois pour chaque député), actuellement utilisée presque comme bon leur semble par les parlementaires, fasse l’objet d’une certification par un commissaire aux comptes et par le déontologue de l’Assemblée nationale et du Sénat. Le programme final reprendra cette mesure et lui ajoutera l’idée de la « fiscaliser », c’est-à-dire de considérer l’IRFM comme un revenu, au même titre que le salaire.
Enfin, la troisième proposition, la plus spectaculaire, est « l’interdiction pure et simple des emplois “familiaux” dans l’entourage des élus ». « Je pense qu’il faut le faire », écrit Fabrice Aubert, sans fournir d’argumentation, comme si, du fait de l’affaire Fillon, cela devenait évident. Mais cela ne l’empêche pas de proposer d’élargir la réflexion au « statut des collaborateurs parlementaires » et d’imaginer « à terme (…) qu’ils soient directement employés par l’AN/Sénat ». Le programme final n’ira pas jusque là et se contentera d’interdire « toute embauche d’un membre de sa famille » par un élu, ainsi que par un ministre.
Mais là encore, le thème de la moralisation semble peu intéresser le camp Macron. Si on poursuit la lecture de cette note, on n’y trouve aucune réflexion sur les conflits d’intérêts, rien sur les problèmes posés par le clientélisme ou les questions de financement de la vie politique. Une large place est surtout accordée à « plusieurs grandes questions » qui « demeurent ouvertes » sur la rénovation des institutions. Pas question cependant de parler d’une VIe République car il ne serait alors pas possible « d’être “différenciant” sur ce sujet » face aux propositions de Benoît Hamon. Mais Fabrice Aubert propose à Macron de se « forger une conviction » en lui donnant le choix entre : faire une réforme constitutionnelle d’envergure afin de modifier le Sénat (par exemple, en se calquant sur le Bundesrat allemand) ; soit modifier « la pratique présidentielle » en mettant en place, comme c’est la pratique aux États-Unis, « un discours annuel sur l’état de la Nation devant le Congrès ». L’idée de transformer le Sénat ne sera pas retenue, mais celle d’un bilan une fois par an par le chef de l’État se retrouvera ensuite dans le programme d’En marche.
Cependant, un événement va remettre la morale au premier plan : l’offre d’alliance de François Bayrou. Le 22 février, le président du Modem renonce à se présenter et propose publiquement à Macron de s’associer, à la condition que son programme « comporte en priorité une loi de moralisation de la vie publique, en particulier de lutte contre les conflits d’intérêts ». C’est un vieux souhait de Bayrou. En 2012, en pleine campagne présidentielle, il avait présenté un projet de loi-cadre sur ce thème pour, entre autres, prévenir les conflits d’intérêts. Rebelote un an plus tard. À la suite de l’affaire Cahuzac, il avait lancé une pétition pour demander – en vain – au gouvernement de lancer un référendum sur la moralisation de la vie publique.
Trop content de l’apport de voix que peut lui apporter le leader du Modem (alors crédité de 5 % à 6 % d’intentions de vote dans les sondages), Macron accepte toutes ces conditions. Et ordonne à ses équipes de trouver très rapidement des mesures qui pourraient rentrer dans un projet de loi appelé « moralisation ». L’expertise de Bayrou n’est pas sollicitée. Le leader du Modem étant convaincu qu’il faut « laisser les mains libres » à Macron, comme l’explique alors un de ses proches à L’Opinion. Le résultat de cette précipitation, c’est que le 2 mars, quand le candidat présente à la presse son programme, le volet « moralisation » ressemble à un assemblage peu cohérent de mesures, dont certaines sont loin d’être abouties. Exemple : il a été rajouté au dernier moment l’idée de supprimer le régime spécial de retraite des parlementaires, et de le rattacher au régime général. Pourquoi pas ? Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec leur probité. Cela s’inscrit dans une promesse plus générale : celle d’éliminer tous les régimes spéciaux de retraite. Et d’ailleurs, c’est une mesure qui a été ôtée du projet de loi de Bayrou.
Erreur plus gênante, le programme prévoit « l’interdiction pour les parlementaires d’exercer des activités de conseil (…) pour mettre fin aux conflits d’intérêts ». Très bonne idée, direz-vous, qui vient répondre aux multiples révélations sur les clients de 2F Conseil, la société créée en 2012 par Fillon, une semaine avant qu’il ne devienne député. Oui, mais il y a un hic : la mesure, déjà proposée en 2013 par le précédent gouvernement lors de loi sur la transparence, a alors été censurée par le Conseil constitutionnel. Ce dernier estimait qu’une telle interdiction excédait « manifestement ce qui est nécessaire pour protéger la liberté de choix de l’électeur, l’indépendance de l’élu ou prévenir les risques de confusion ou de conflits d’intérêts ». Sauf à imaginer que le Conseil change totalement d’avis, il est donc suicidaire de promettre la même chose. Et c’est fort justement le raisonnement fait depuis par Bayrou. Dans le texte présenté la semaine dernière, il a préféré encadrer les activités de conseil, plutôt que les interdire totalement.
Cette évolution entre promesses de campagne et projet actuel a de quoi déstabiliser au sein même d’En marche. Et elle peut générer des quiproquos très amusants. Exemple : Bayrou propose la suppression de la réserve parlementaire, ces sommes mises à disposition des députés pour financer des associations ou des collectivités locales de leur choix. Et qui permettent le développement d’une forme de clientélisme. Pour éviter une telle accusation, Benjamin Griveaux, porte-parole d’En marche et candidat aux législatives à Paris, s’est engagé à associer les habitants de sa circonscription au choix des bénéficiaires de la réserve parlementaire. Promettre de distribuer de l’argent qui ne sera bientôt plus disponible, voilà un argument de campagne convaincant !