De Grenoble
Comme le jingle d’une émission fétiche ou celui des annonces en gare de la SNCF, c’est un son que l’on a archivé dans les replis de notre mémoire auditive. Ça fait tout drôle de l’entendre à nouveau, ce mercredi 2 septembre : la sonnerie du lycée Emmanuel-Mounier, à Grenoble. C’est dans cet établissement, situé entre le centre-ville et les quartiers sud de la capitale des Alpes, que Les Jours se sont installés à la rentrée dernière pour suivre, durant deux ans, les premiers lauréats du nouveau bac Blanquer (la saison 1 est à lire ici). La réforme voulue par le ministre de l’Éducation nationale a enterré le trinôme des séries générales (littéraire, scientifique, économique et social) en vigueur depuis 1995. Désormais, les lycéens doivent choisir dès la classe de première trois spécialités, et n’en garder que deux en terminale, qui compteront pour un tiers de leur note finale au bac.
La dernière fois qu’on a entendu ce carillon devenu familier, c’était en février, depuis la salle des profs, qu’on avait squattée pour s’enquérir du moral
Ce jour-là, on avait croisé Simon, Ludivine, Lucas B. et Léna. On ne verra plus cette dernière : la jeune femme blonde, qui danse comme elle respire, a été admise au conservatoire de Lyon. Bon vent à la ballerine. Lucas B., lui, a laissé pousser ses cheveux, a pris quelques centimètres et on doit avouer qu’on a eu du mal à le reconnaître derrière son masque. Ça l’a fait rigoler. L’été a été bon. Il a finalement travaillé tout le mois de juillet comme serveur dans le restaurant de son oncle et de sa tante, à Vinay, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Grenoble. Puis il a fait un tour à Lyon et à Paris, avant de revenir chez lui.
L’épidémie ne lui a « pas atteint le moral » : « Je suis beaucoup moins inquiet qu’au début, on en fait un peu trop aujourd’hui », juge-t-il. Sans être « ultramilitant », le jeune homme, qui aimerait intégrer plus tard Sciences-Po ou une école de journalisme, se sent proche du mouvement Black Lives Matter. Lucas B. fait partie de la dizaine d’élèves de 1ère G4 que l’on va retrouver cette année en terminale G4. Les autres sont dispatchés dans les quatre terminales restantes de Mounier. L’éclatement des filières n’autorise plus les élèves à se suivre d’une année à l’autre. La réforme a rendu le « groupe classe » aléatoire, pour ne pas dire nébuleux. Pendant le confinement, il a pu survivre grâce à l’ingéniosité déployée par les enseignants pour maintenir un semblant d’émulation collective. Tous ont longuement attendu des nouvelles du bac de français, dont les épreuves écrites et orales, prévues en fin de première, n’ont finalement pas eu lieu et ont été remplacées par une note de contrôle continu.
En mars, on avait parcouru les couloirs figés du lycée
Dans le hall d’entrée de Mounier, hormis les distributeurs de gel hydroalcoolique, l’équipe de la vie scolaire a placé sur une table des piles de modèles chirurgicaux, fournis par la région. La collectivité devrait bientôt envoyer par la Poste à chaque lycéen deux protections en tissu lavables, et assure que cette distribution sera renouvelée après chaque période de vacances scolaires. En plein trail médiatique pour vendre sa rentrée « la plus normale possible », Jean-Michel Blanquer a estimé que le masque fait désormais partie des « fournitures de rentrée » et ne sera donc pas offert par l’État aux familles
Mademoiselle, le masque, sur le nez aussi, je vais vous embêter.
Au lycée Mounier, on est bien loin de ces considérations politico-textiles. Qu’importe d’où vient le pare-postillons, il s’agit d’abord de le placer correctement, de 8 heures à 18 heures. Salle 314, deux profs principales font face à la terminale G4. Il y a Pascale Jouvet, qui enseigne les sciences économiques et sociales, et Solène Milaret, la philosophie. « Mademoiselle, le masque, sur le nez aussi, je vais vous embêter », lance cette dernière, avant de s’autoriser un écart : « Voilà, exceptionnellement, je vous montre mon visage quand-même », dit-elle dans un geste rapide. Enseignants comme élèves vont devoir apprendre à se connaître
Les profs distribuent les emplois du temps nominatifs. Les élèves de terminale G4 ne passeront qu’une douzaine d’heures par semaine en classe entière. Le reste de leur planning est à la carte, en fonction des spécialités et des éventuelles options choisies (lire l’épisode 7 de la saison 1). Pascale Jouvet passe dans les rangs pour donner la fiche de renseignements à remplir. Une élève lui lance : « Vous m’avez manqué, Madame. Ça faisait longtemps, grave. » « Grave », répond l’enseignante, yeux plissés. Le proviseur vient faire une intervention éclair, en bras de chemise et veston.
La réforme n’a pas allégé les programmes, au contraire. On ne va pas pouvoir reprendre les chapitres du confinement. Quand ce sera indispensable, on le fera, mais assez rapidement.
Deux nouveautés cette année, au-delà d’un énième rappel des gestes barrières : l’interdiction des écouteurs dans l’enceinte de l’établissement, pour se prémunir contre les coups de fil clandestins (déjà proscrits dans la cour) ou la tentation de garder un fond sonore quand le prof parle au tableau. « Je suis très vieux, mais je sais ce que c’est, des AirPods. Maintenant, c’est fini, vous me rangez tout ça avant d’entrer », tance Joseph Sergi, 52 ans. L’autre contrainte, c’est la fin de la trimestrialisation et le passage aux semestres : « Ça veut dire que ça ne laisse pas beaucoup de temps pour Parcoursup. Le bac, c’est dès demain matin, 8 heures, qu’on continue à le préparer. Attention, ne perdez pas de temps. Peu de concentration et peu de motivation, ça veut dire pas de bac à la fin. » Plus enjoué : « On ne s’est pas vus depuis mars, mais ça va bien se passer. Je vous souhaite une belle année, une belle réussite. »
Pascale Jouvet tient à rassurer les élèves : « Les lycées ne refermeront pas en cas de nouvelle crise, espère-t-elle. Si jamais il y a un cas positif parmi vous, la classe sera mise en quarantaine, profs compris, et on continuera la classe à la maison. » Naïma, que l’on a suivie en 1ère G4, lève la main : « Est-ce qu’on va retravailler les cours qu’on a vus pendant le confinement ? Parce que ce n’était pas pareil… » Pascale Jouvet : « En toute honnêteté, ça aurait été bien mais nous n’aurons pas le temps. La réforme n’a pas allégé les programmes, au contraire. On ne va pas pouvoir reprendre les chapitres du confinement. Quand ce sera indispensable, on le fera, mais assez rapidement. Et j’ai peur que ce soit vrai pour toutes les autres matières. » La réponse, franche, ne réconforte pas Naïma. Solène Milaret insiste : « Il va falloir s’y mettre très vite, vous organiser. Ne vous isolez pas dans vos difficultés, soyez solidaires, travaillez efficacement et ça va être une bonne année. »
Après ce brief collectif, chaque élève de terminale va être reçu seul durant dix minutes par un binôme enseignant/agent de vie scolaire pour faire un point sur ses projets d’orientation. Nicole, ex-1ère G4 devenue TG4, est comme d’habitude un peu stressée : « Ça fait six mois qu’on n’était pas entrés dans une salle de classe et là, ils nous parlent direct du bac. Je savais qu’ils allaient commencer à l’évoquer, mais pas le jour de la rentrée. Ils auraient pu attendre la semaine prochaine », souffle-t-elle, avant de rejoindre pour son entretien individuel Cécile Favre, qui enseigne le français et la spécialité humanités, littérature et philosophie, et Olivia Ferrero, assistante d’éducation.
Nicole se présente, dit son angoisse. Cécile Favre relativise, bienveillante : « Il y a beaucoup de contrôle continu, qui était bon pour vous l’année dernière. Vous aurez le temps de vous préparer. Les élèves qui travaillent bien toute l’année et qui échouent au bac, ça n’existe pas. » Pendant le confinement, Nicole s’est découvert deux passions : le dessin, qu’elle pratique désormais assidûment, et la psychologie, dont elle voudrait faire son métier. Il y a quelques mois, elle se voyait sage-femme. Ce sera psy : « Ma mère a repris ses études pour être éducatrice spécialisée, je l’ai aidée à réviser et j’ai beaucoup aimé ses cours de psycho, plus qu’elle, même ! » Quand ses interlocutrices lui demandent quels sont ses atouts pour cette année, Nicole n’hésite pas : être encore avec sa meilleure amie, Ludivine, toujours là pour l’épauler.
Aussi en terminale G4, Ludivine sait parfaitement ce qu’elle fera plus tard : fac de biologie, licence, master, sans doute un doctorat, pour intégrer un labo de recherche. Pourtant pas du genre à se laisser abattre, Ludivine grimace devant le « pire emploi du temps de [s]a vie ». Elle a même cours le mercredi après-midi : deux heures, de 14 heures à 16 heures, option maths renforcées. Gloups. La fabrication des plannings, avec le foisonnement des « spés » et des options, est plus que jamais un casse-tête (lire l’épisode 3 de la saison 1) pour Philippe Raspail, le proviseur adjoint du lycée. Ce qui inquiète Ludivine, c’est le peu d’heures qu’il va lui rester pour continuer le trampoline, sport qu’elle pratique en compétition et auquel elle entraîne de plus jeunes. On vous épargne une chute facile à base de rebond, gageons sobrement que la brillante élève saura jongler.